© Filip Van Roe

Gand, cette rebelle qui montre la voie

L’ancienne cité drapière aurait pu s’assoupir sur son riche passé. Au contraire, elle multiplie les initiatives qui font d’elle un laboratoire pour la gestion urbaine, en relation étroite avec les habitants.

Le secret le mieux gardé de Flandre s’appellerait-il Gand, cette ville où l’on ne s’arrête guère lorsqu’on file vers la mer ? A tort ! Le guide Lonely Planet la classe parmi les dix plus belles cités au monde. Il a visiblement été séduit par l’équilibre magique entre sa riche histoire qui se reflète dans ses cours d’eau et son dynamisme actuel qui l’éloigne du syndrome de la ville-musée. Les milliers d’étudiants à vélo qui la sillonnent dans tous les sens l’empêchent d’ailleurs de s’assoupir. Mais sans des impulsions politiques et citoyennes bien réelles, cette cité dirigée par un bourgmestre socialiste depuis 1989 (coalition SP-A-Groen-Open VLD depuis 2012) ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui : ouverte, tolérante, innovatrice.

Innovatrice, elle l’est sûrement en termes de mobilité. En 1997, elle lançait un plan révolutionnaire interdisant le transit des autos par le centre-ville. Tonnerre de protestations ! Seize ans après, il est toujours en place, et il a fait des émules partout en Europe. Les autos doivent aujourd’hui emprunter la « parkeerroute » qui ceinture le centre historique et qui mène à des parkings de délestage. Dans le centre, c’est dé-sormais le ballet des trams qui glissent doucement sur leurs rails, au milieu des piétons et des cyclistes. Initiative socialiste ? Erreur : c’est l’échevin libéral Sas van Rouveroij qui avait lancé le projet, avec un entêtement tout gantois.

« C’est dans nos gènes » « Notre vocation de précurseur dans la gestion urbaine est dans nos gènes, et cela dépasse les questions de partis, s’enthousiasme le charismatique bourgmestre Daniël Termont (SP-A) au Vif L’Express. Les Gantois sont des gens têtus, rebelles, qui se sont toujours élevés contre les pouvoirs absolus. D’où notre farouche volonté d’indépendance, afin de trouver nos propres solutions. Ce que nous faisons nous-mêmes, nous le faisons mieux ! » Difficile à mater, ces Gantois. Charles-Quint lui-même a eu maille à partir avec les notables qui s’opposaient à sa politique. D’où leur surnom de « stroppendragers », porteurs de corde, car le grand Charles les a un jour obligés à défiler dans la rue avec une corde au cou ! Certains habitants la portent encore lors des Gentse Feesten, le plus grand événement festif et culturel de Flandre.

Toujours en avance sur son temps, la ville vient de lancer « AppsforGhent », une initiative qui vise à mettre à la disposition de tous l' »open data », ou l’information publique librement réutilisable. Trois ateliers ont déjà eu lieu. « Cela peut paraître incroyable, rapporte le journaliste Mehmet Koksal sur son blog : les organisateurs ont réussi à rassembler 60 participants, étudiants et professionnels, passionnés par les langages informatiques, à venir travailler bénévolement pendant six heures un samedi glacial dans les locaux de la ville en réfléchissant ensemble sur les applications qu’ils peuvent rapidement créer à partir des données statistiques ou de géolocalisation de la ville de Gand. » Par exemple : où trouver des toilettes publiques ? Une pharmacie de garde ? Quels sont les jours pour les sacs poubelles ? etc. Avec toujours un but unique : faciliter la vie des habitants.

« Une longueur d’avance » pourrait bien être la devise de cette ville en perpétuel bouillonnement d’idées. Et qui collectionne les premières places. Agoria, la fédération de l’industrie technologique, la met en tête des « smart cities » (villes « intelligentes », dans le sens : bien connectées avec leurs citoyens). Gand est la ville la plus « solaire » de Flandre, si l’on compte le nombre de certificats verts. Dans un tout autre registre, elle se profile comme la plus végétarienne d’Europe. Sous l’impulsion des étudiants, le jeudi a même été décrété « Veggie dag » : steak et saucisse disparaissent des menus dans les cantines. Si la ville est en pointe sur tant de plans, elle le doit en effet à son université, la plus importante du pays avec 38 000 étudiants. « La plupart d’entre eux vivent à Gand même, et la rendent vivante de jour comme de nuit », se réjouit Termont. La ville, qui compte 600 groupes de pop et de rock, s’est vu décerner le titre envié de « Cité créative de la musique » décerné par l’Unesco.

Une décision « historique » Sur le plan scolaire, Gand a également innové. Contre l’apartheid qui minait le système, avec écoles-ghettos d’un côté et « witte scholen » (« écoles blanches ») de l’autre, une nouvelle procédure donne désormais des chances égales à tous. Les dernières places sont décernées par ordinateur, et l’on ne voit plus de files ou de campements devant les écoles. Résultats : plus de trois quarts des premiers choix sont exaucés et le système a un effet préventif sur la discrimination. L’expérience reste toutefois limitée aux primaires, puisqu’en secondaire c’est la règle du premier arrivé, premier servi qui prévaut encore.

« Notre mentalité, c’est tout est possible dans cette ville, à condition d’y mettre une forte dose de tolérance », poursuit le bourgmestre. Aux antipodes d’Anvers accusée de discriminer ses citoyens, Gand mise résolument sur le vivre ensemble. « Gand a toujours été aux avant-postes pour toutes les questions d’intégration au sens large », déclare Resul Tapmaz, échevin SP-A pour le Bien-être et l’Egalité des chances. Le port du voile ? Le personnel communal est à nouveau autorisé à le porter. Il a fallu un débat de plus de quatre heures au conseil communal, le 27 mai dernier, pour abroger un texte voté en 2007 par une majorité VLD-CD&V-Vlaams Belang. Une décision « historique », saluée par le Forum des minorités de Gand, et qui vaut pour tout signe confessionnel ou idéologique. « Vous ne pouvez pas maintenir un vivre ensemble en interdisant aux gens de mettre en évidence ce qui les anime », lançait Daniël Termont juste avant le vote. Oui, mais n’avait-il pas plaidé jadis pour la suppression des crucifix dans les lieux publics ? « La différence, c’est que les pierres ne pensent pas ! » avait-il réagi.

Deux mois auparavant, lors de la journée internationale contre le racisme, c’est le mot « allochtone » qui passait à la trappe. En Flandre, il désigne certaines personnes d’origine étrangère (maghrébine ou turque, surtout), qu’elles soient Belges ou non. « La proposition est venue du monde associatif, qui estimait ce mot stigmatisant. C’est pourquoi nous l’avons supprimé de notre jargon communal, explique Resul Tapmaz. On parle désormais de minorités culturelles, de Gantois turcs ou de Turcs gantois, etc. ». Une procession suivie par des centaines de personnes était partie de la bien nommée salle de la Pacification, dans l’hôtel de ville, jusqu’au parc Baudelo, afin d’enterrer symboliquement le mot banni.

« Gand n’a pas oublié sa vocation de ville d’immigration au confluent (Ganda, en celtique) de l’Escaut et de la Lys, où des travailleurs de l’Europe entière venaient gagner leur pain dans les usines textiles », raconte le guide Marc Suy, de l’ASBL Gandante, à l’occasion d’un tour sur le thème « Gand, berceau du socialisme ». Cette surprenante balade mène de l’éclectique bâtiment « Ons Huys » de la première mutualité flamande à la mythique salle des fêtes Vooruit, qui fête son centenaire. Et c’est un Gantois, Pierre Degeyter, qui mettra en musique L’Internationale. Cet esprit d’égalité se poursuit. « Nous sommes la première ville à avoir mis en place, en 2007, un « meldpunt » (point de contact) pour contrer les discriminations, complète l’échevin. Et le suivi est très strict. On peut aussi signaler des cas par sms. »

Récemment, ce sont les prostituées qui ont été dans la ligne de mire du bourgmestre. Le maïeur leur a demandé ni plus ni moins d’aller se rhabiller ! Fini les poses lascives en déshabillé. Il ne veut plus qu’elles dansent ou miment des rapports sexuels, ni qu’elles toquent à la vitre pour aguicher le passant. « Je ne suis pas puritain, se défend Termont, mais cette obscénité ne peut qu’amener des nuisances. » Quant aux amendes pour incivilités, il juge que c’est un mal nécessaire, mais seulement à l’égard des adultes. « Pour les jeunes, nous préférons une sanction alternative. Une punition doit avoir une plus-value pédagogique », assène-t-il. En attendant, Gand reste une ville sûre : deux habitants sur trois déclarent se sentir rarement ou jamais en insécurité.

Les habitants sont toujours consultés Comment expliquer tant d’audace politique, qui ailleurs pourrait conduire à une bérézina électorale ? « Tout ce qu’on entreprend, on le fait toujours en concertation avec les habitants, insiste Daniël Termont. Cela prend beaucoup de temps et d’énergie. C’est pour cela que nous avons un tel levier sur la politique urbaine. » Comme ses prédécesseurs, il sillonne la ville dans tous les sens et tente de répondre lui-même aux innombrables e-mails. « Celui qui est écouté se sentira impliqué », confirme le précédent maïeur Frank Beke, qui s’est retiré pour raisons de santé et vit désormais à l’ombre du beffroi. « Moi-même je me déplaçais à vélo. Au moins les gens me voyaient, même s’ils n’avaient pas l’occasion de me parler. »

Pour éviter que les inévitables râleurs fassent tache sur ce vivre ensemble, la ville consacre chaque année 360 000 euros pour les citoyens qui organisent une fête de rue, un drink de Nouvel An ou lancent un site Web pour le quartier. « C’est ainsi qu’on peut aller à l’écoute d’habitants qui, sinon, ne sortiraient jamais », assure Termont. Et ainsi diminuer l’emprise des partis qui capitalisent sur le mécontentement pour semer la zizanie. Gand est devenue la première ville où le Vlaams Blok a reculé. Et la NV-A, cette championne de Flandre ? A Gand, elle se fait toute petite, Daniël Termont l’ayant emporté haut la main sur Siegfried Bracke. « Pourtant, constate Resul Tapmaz, c’est plus difficile de faire cohabiter les gens en bonne entente que de les monter les uns contre les autres. »

Et cela vaut pour les francophones aussi. On en compterait 10 000 à Gand, un chiffre toutefois en constante diminution. Ici, pas de « meldpunt » pour dénoncer un commerçant qui aurait eu le malheur de mettre du français sur sa devanture. Du coup, on ne se gêne pas : bar du Port, café Clochard de Luxe, restaurant Coeur d’Artichaut, sans compter les titres de nombreux spectacles présentés lors des Gentse Feesten. On est ici à mille lieues de la mesquinerie rencontrée dans d’autres communes flamandes. « Stigmatiser les gens parce qu’ils parlent français, nous sommes radicalement contre, exprime Resul Tapmaz. Nous préférons la démarche positive : chaque année on décerne un prix à un commerce ou une association qui trouve un beau nom flamand ! »

« C’est une ville où il fait bon vivre pour les francophones, confirme Constantin Le Fevere, un juriste d’entreprise né à Gand. Cercles culturels et théâtres francophones, clubs comme La Table ronde organisent leurs rencontres sans jamais se faire ennuyer. » Les activités de ces associations sont ouvertes à tous, mais la langue pratiquée est le français. « Ces francophones sont des Gantois. S’ils veulent faire du théâtre, ils peuvent demander des subsides, aucun problème, sourit Resul Tapmaz. Même le président du SP-A de Gand vient d’une famille francophone… »

« Nos histoires enchevêtrées » Fière et rebelle, Gand ne manque pas de grands projets. Certains sont devenus réalité : musée d’art contemporain S.M.A.K., musée du Design, tout nouveau stade de foot pour les « Buffalos » locaux, le musée de la ville (STAM) installé sur le site de l’abbaye de la Bijloke… A présent, tous les regards sont rivés sur la future gare de Gand Saint-Pierre (et son rangement pour 10 000 vélos !) et sur le « Waalse Krook », du nom du site, en plein centre ville, où sera construite prochainement une « bibliothèque du futur », accompagnée d’un centre pour les nouveaux médias. « Waalse Krook » ? Le nom fait référence à ce coude de l’Escaut par où parvenait le charbon wallon. Il est aussi la preuve, nous dira un passant rencontré par hasard, « que nos histoires belges sont bien enchevêtrées, et tant pis pour les flamingants ».

Avec ce bémol : sur la monarchie, le Gantois n’est pas très pratiquant. Ils n’étaient que quelques centaines à dire adieu au roi Albert II, le 17 juillet dernier. Mais ils écrasaient de leur nombre la poignée de nationalistes éructant leur haine de la Belgique. Daniël Termont s’est empressé d’écrire dans le livre d’or, « au nom de tous les Gantois », que le roi serait toujours le bienvenu. Frank Beke, lui aussi, rejette tout nationalisme et se déclare « un peu de tout » : Gantois, Flamand, Belge, Européen… « et même citoyen du monde », ajoute-t-il. Tout le contraire d’une ville étriquée, Gand n’a que faire des conflits communautaires. Comme si elle se sentait au-dessus de tout cela. Sur le fronton du S.M.A.K., une oeuvre de Jan Fabre est dressée vers le ciel. Son titre : « L’Homme qui mesure les nuages ». La ville natale de Charles-Quint, qui fut jadis une des plus grandes cités d’Europe, voit bien au-delà du cadre flamand. Sans jamais oublier ses racines ouvrières.

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