© Gaëtan Nerincx/Huma

Gabriel Ringlet : « La vie de prêtre est une vie blessée, au sens noble du terme »

Il écrit, elle chante. Ensemble, ils parlent des femmes. De ce dialogue transparent entre l’auteur et interprète française Mannick et le prêtre, journaliste, écrivain, théologien et vice-recteur émérite de l’UCL Gabriel Ringlet est né le livre Entre toutes les femmes (Desclée de Brouwer). A travers le portrait de certaines d’entre elles, les deux interlocuteurs évoquent sans détour l’église, ses prêtres et ses crises. L’amour. Et la mort. Gabriel Ringlet s’y raconte aussi de façon très personnelle en semant entre les lignes quelques indignations, l’un ou l’autre regret, et des poussières de doutes. « Sans le doute, il n’y a pas de foi possible », dit-il.

Le Vif/L’Express : « J’aimerais une Eglise qui soit un peu plus folle et un peu plus ivre de temps en temps, plus sereine et moins préoccupée de sa propre organisation », écrivez-vous. Un autre danger qui la guette semble être le cléricalisme, que vous dénoncez.

Gabriel Ringlet : Ce cléricalisme est un véritable cancer qui menace tous ceux qui, professionnellement, s’engagent au profit de l’autre, et les prêtres en particulier. Ceux-ci sont confrontés à la terrible tentation d’exercer un pouvoir qui prétend ne pas en être un. J’ai beaucoup plus de respect pour le pouvoir économique ou politique qui s’assume que pour ceux qui tiennent des discours d’humilité mais n’en pensent pas moins. J’ai toujours connu ça, à tous les niveaux de pouvoir, jusqu’au tout petit vicaire qui a une sensation de puissance quand il a face à lui une âme qui dépend de lui. Or les prêtres reçoivent beaucoup de confidences. Dans cet exercice, il faut, sans cesse, renvoyer l’autre à sa liberté spirituelle et intérieure. C’est ça, l’anticléricalisme : que l’autre qui nous parle ne soit plus sous notre coupe. Le prêtre est chargé de libérer les gens, de les remettre debout. Sinon, il n’a rien à faire là-dedans. Cette possible prise de pouvoir sur l’autre est d’ailleurs une des clés de la pédophilie.

Avez-vous le sentiment que ce cléricalisme que vous dénoncez augmente ?

Sans aucun doute. On assiste à un retour à des identités fortes, crispées, qui se traduisent par des signes d’enfermement. Ce phénomène n’est pas propre à l’Eglise catholique, on l’observe aussi chez les laïques ou dans les milieux philosophiques. Quand j’étais au séminaire, nous jouissions tous d’une très grande autonomie de pensée. On pouvait se poser là les questions existentielles les plus radicales, et même remettre en cause l’existence de Dieu. Quelle colonne vertébrale on a, quand on se lance, ensuite, dans la vie, après une formation pareille ! Aujourd’hui, il y a un manque d’assise morale et intellectuelle, et pas seulement spirituelle, dans la formation proposée aux jeunes prêtres.

Comment expliquez-vous ce repli identitaire, y compris dans l’Eglise catholique ?

Je ne sais pas d’où vient cet enfermement. Ma génération et la suivante sont très à l’aise dans une société pluraliste et multiculturelle. Mais plus on s’est rapproché des années 1990, plus on a vu les identités se crisper. Que signifie cette peur, ce repli, cette Eglise qui pense qu’on a trop laissé aller les choses ? Je pense, moi, que si une telle débandade se produit aujourd’hui, c’est parce qu’on n’a pas assez appliqué les décisions du concile Vatican II, et non pas qu’on les a trop scrupuleusement suivies.

Le cléricalisme est l’une des clés de la pédophilie dans l’Eglise, disiez-vous. Après les affaires qui ont ébranlé l’Eglise en Belgique l’an dernier, que suggérez-vous comme piste pour affronter cette question si difficile ?

Les 37 victimes avec lesquelles j’ai été en contact tiennent toutes ce discours : « Nous avons une blessure spirituelle que nous devons dire à quelqu’un de l’Eglise, même si nous ne sommes pas croyants. » On en revient au problème du faux sacré. Comme dans l’histoire de Laura, abusée de 12 à 24 ans par le curé de son village. Elle s’en est confiée à 7 adultes. Aucun ne lui a porté secours. « C’est beau, ce que nous allons faire, lui disait ce curé. Dieu nous regarde. » Le sommet de la perversité est atteint, quand l’auteur des faits se met à inscrire cette déviance dans une démarche spirituelle ! C’est dire s’il faut travailler en profondeur cette question de la sexualité chez les prêtres, pour qu’ils la vivent sereinement. On est fragilisé si l’on a en soi des questions aussi fondamentales qui n’ont pas été travaillées et qui, parfois, sont ensuite reportées sur de petites victimes.

A vous lire, être prêtre aujourd’hui ne semble pas chose facile. « Pas plus qu’être femme », souligne Mannick…

Je ne supporte pas les discours lénifiants sur la prêtrise. C’est un combat d’être prêtre. Il est beau, mais c’est un combat. Conquérir sa féminité n’est jamais acquis, conquérir sa prêtrise non plus. La vie de prêtre est une vie blessée, au sens noble du terme. Il faut vivre avec cette blessure ouverte et ne pas essayer de colmater cette brèche : on est blessé mais vivant. Chaque prêtre se bat avec son dieu et doit se dire que son combat est légitime. Et cette blessure est beaucoup plus large que la seule question du célibat ! Que le célibat soit une souffrance, bien sûr, mais ce n’est pas propre au prêtre et ce n’est pas la plus fondamentale. La blessure, c’est d’être touché au plus profond et jusque dans sa chair par cette parole à mettre au jour. Comment être prêtre ? L’un des lieux où je me sens le plus prêtre, moi, c’est dans l’accompagnement vers la mort : on aide quelqu’un, dans ce moment si particulier, à accoucher de ce qu’il a de meilleur en lui. Au fond, un prêtre, c’est un accoucheur. Voyez le travail remarquable qu’effectuent les aumôniers de prisons. Ça n’existe pas, dans l’Evangile, qu’on ne puisse pas offrir un avenir à quelqu’un. Mais la société n’est pas toujours prête à entendre un tel message…

L’Eglise rejette encore et toujours les divorcés qui se remarient. Quelle réaction cette attitude suscite-t-elle chez vous ?

Une très grande incompréhension. Mais ça va craquer, cette histoire : l’Eglise ne va pas tenir. Si elle veut que tous, y compris des gens remarquables, lui tournent le dos, qu’elle continue ! Il ne s’agit pas d’être laxiste. Mais on a tous des fractures en nous. L’Evangile dit justement que c’est vis-à-vis des plus fragiles que la parole est prioritaire. Or on la leur refuse. C’est comme décider que l’Evangile ne s’applique pas dans certaines situations ! Un changement s’impose et j’observe qu’il y a de plus en plus de convergences de vues sur cette question. L’Eglise n’a pas le monopole de l’amour. D’accord qu’elle indique les voies qu’elle privilégie si elle accepte qu’il existe d’autres chemins et d’autres balises, et tant mieux si on peut collaborer ensemble pour améliorer l’humanité. Une Eglise comme ça, oui, ça changerait tout. La crise actuelle de l’Eglise est une crise de positionnement : son discours peut être étendu mais c’est sa prétention à l’amener dans l’espace public qui pose problème.

Le refus obstiné de l’Eglise d’ordonner les femmes vous laisse tout aussi songeur…

Il y a plus d’arguments qui plaident en faveur de cette ordination que contre. Je suis tout prêt à entendre des arguments pertinents de la part de l’Eglise, qui affirme que c’est théologiquement impossible, mais je ne vois rien venir. C’est une question d’orgueil sacerdotal : l’Eglise continue de croire qu’il y a une supériorité masculine. Tout le système est d’ailleurs masculin. On en est encore, comme il y a des siècles, à craindre qu’une femme impure s’approche de l’autel ! Or on voit bien dans l’Evangile que Jésus fiche ce système en l’air et rencontre des femmes dans des circonstances audacieuses. Et moi, je suis un disciple de Jésus…

Ainsi que sur l’ordination des hommes mariés…

La position de l’Eglise ne sera pas non plus tenable à terme. Je la sens d’ailleurs plus prête à accepter d’ordonner des hommes mariés que des femmes ! Cette question progresse, mais en sous-main. Jusqu’au XVIe siècle, il y a eu des prêtres mariés. L’Eglise catholique romaine est la seule à s’opposer au mariage des prêtres. Si l’on veut une réunification des chrétiens, il faut repenser la structure de l’Eglise et généraliser l’ordination des hommes mariés. Beaucoup d’évêques le disent en privé. C’est dommage qu’ils ne rendent pas ce débat public.

Vos questions à l’égard de l’institution de l’Eglise sont nombreuses et, même posées délicatement, frontales. Vous y sentez-vous toujours bien ?

Je m’y sens à l’aise et au coeur de ma foi chrétienne. Je ne peux pas imaginer que les relations dans l’Eglise soient autoritaristes. C’est insupportable pour moi. Il faut qu’on puisse ne pas être d’accord. Il y a beaucoup de manières de faire l’Eglise. Pour le monde à l’extérieur, l’Eglise, c’est d’abord la hiérarchie. Mais l’Eglise réelle est celle du terrain, beaucoup plus complexe que les déclarations du pape. Il se pourrait certes que mon franc-parler en bloque certains dans l’Eglise, mais il n’y a pas de provocation de ma part.

Si l’Eglise du haut n’est pas au mieux de sa forme, l’Eglise de terrain ne va pas bien non plus, selon vous.

Je constate beaucoup de découragement parmi les chrétiens du bas. J’aimerais qu’ils soient plus libérés. Ils sont encore très dépendants de leur autorité. En France, 700 000 catholiques pratiquants ont quitté l’Eglise et ont opté pour le bouddhisme, afin d’échapper à une structure qui ne leur convenait plus. C’est éloquent.

D’où pourrait venir l’ouverture dont vous rêvez pour l’Eglise ?

Elle pourrait venir du monde contemplatif, plus engagé qu’il n’y paraît dans l’actualité du monde, et bien plus libre intérieurement. Des choses très vivantes se passent dans les abbayes. Les moines sont d’une grande liberté intérieure parce que c’est ça ou leur vie est un enfer. On rencontre du coup dans ces lieux une grande fraternité, du respect, beaucoup d’humour et une réelle autonomie structurelle. La structure de l’Eglise est décidément trop lourde et pas assez décentralisée. Il faudrait un pouvoir très souple, d’ailleurs prôné par le concile Vatican II, avec une fédération de petites entités décentralisées.

« Dans la vie, écrivez-vous, je n’ai jamais rien fait de grand que sous le regard d’une femme. A condition de donner au mot regard toute sa force salvatrice. » Vous allez encore vous faire des amis…

Je suis un prêtre qui a toujours fait place à la femme et s’est toujours senti bien en sa compagnie. Je dois énormément à ma mère, féminine et féministe d’avant les années 1950, dotée d’une ouverture d’esprit peu commune. Je n’en reviens toujours pas, aujourd’hui, qu’elle ait, en tant que professeure de mathématiques, transmis les mots doux que je destinais à certaines de ses élèves. Ensuite, je suis entré au séminaire avec enthousiasme et souffrance, parce que je ne comprenais pas pourquoi je devais faire l’impasse sur une vie de couple. Vivre et réussir de grandes amitiés féminines, ce qui est risqué et représente en tous temps un exercice de corde raide, est très stimulant pour ma vie, y compris sacerdotale. Bien sûr, on n’est pas à l’abri de tomber amoureux. Ce risque m’habite. Ce sera toujours un chemin difficile mais stimulant, qui peut apporter parfois de la paix, quelque chose de plus fort que les difficultés rencontrées. J’ai beaucoup de tendresse pour les gens qui sont confrontés à des situations affectives impossibles. Il est arrivé à certains de tomber amoureux de moi. Je ne fuis pas, dans ces cas-là. Quand ce genre de chose survient, il me semble qu’il faut d’abord se dire : « Quelle chance ! Que c’est beau ! » Et puis avancer sur son chemin.

Pourtant, en publiant Ceci est ton corps [NDLR : ouvrage paru en 2008 dans lequel Gabriel Ringlet évoque les huit mois durant lesquels il a accompagné vers la mort une femme dont il était proche], je tremblais. Mais les réactions positives que j’ai reçues ensuite m’ont stimulé : quelle chance exceptionnelle d’avoir pu, dans ma vie, rencontrer quelques femmes. Etre accompagné par une parole féminine qui compte est très créateur.

Avez-vous trouvé dans votre vie d’autres moyens d’être « père », vous pour qui la paternité compte tant ?

J’aurais vraiment voulu être père au sens strict du terme. J’ai dû vivre avec ce manque. Mais il y a d’autres manières de mettre au monde – et qui ne sont pas des compensations à ce manque : l’enseignement et l’accompagnement de la mort, par exemple.

Le mot « doute » ne figure pas dans votre livre. Il affleure pourtant de toutes parts…

Le doute est structurel. Il n’y a pas de foi possible sans lui. On marche avec ses doutes et ses interrogations ; ils ne doivent pas nous empêcher d’avancer mais peuvent nous aider à orienter nos choix. Le chemin de foi est de montagne, il n’a rien à voir avec l’autoroute. Peut-on même être pape et douter ? Je réponds oui, sans hésitation. Il y a une frontière aujourd’hui entre les gens de certitudes, de tous les milieux, dogmatiques, et les gens qui sont toujours en interrogation. Nous ne progressons que par le doute.

PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE VAN RUYMBEKE

Gabriel Ringlet EN 5 DATES

16 avril 1944 Naissance à Pair-Clavier. Juin 1970 Ordination comme prêtre. 1988 Vice-recteur aux affaires étudiantes de l’UCL, puis prorecteur jusqu’en 2008. 2008 Entrée à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. 2011 Parution de Entre toutes les femmes.

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