© Patrick Gherdoussi

Frédéric Flamand : « La schizophrénie entre francophones et Flamands est un gâchis »

Le Vif

Il a quitté les brumes du Nord il y a huit ans pour prendre la tête du Ballet national de Marseille (BNM). Alors, forcément, à l’heure où cette ville rebelle s’installe dans son fauteuil de Capitale européenne de la culture, Frédéric Flamand, 67 ans, a des choses à dire. Le chorégraphe belge, visionnaire dans l’univers de la danse contemporaine, lui qui n’a de cesse d’interroger le corps dans son rapport à la vie urbaine et ses grandes transformations, en est convaincu : après 2013, la cité phocéenne ne sera plus la même. Il regarde aussi dans le rétroviseur, dressant des ponts entre le Nord et le Sud, entre Bruxelles, Charleroi et Marseille, villes de cette Europe à laquelle il se sent si intimement appartenir.

Le Vif/L’Express : Marseille-Provence 2013 est lancé. Vous êtes satisfait ?

Frédéric Flamand : 400 000 personnes dans les rues, ça ne s’était pas vu depuis longtemps ! Mais c’est la ville qui est l’événement, ce public de plusieurs générations, ce métissage marseillais extraordinaire qui s’est rencontré sur toutes les places et sans violence. C’est une autre ville qui est en train de naître, et qui fait penser à de grandes transformations qui se sont imposées ailleurs, comme le Harbour à Toronto. Aujourd’hui, la tour CMA-CGM, dans le quartier Euroméditerranée, de l’architecte irako-britannique Zaha Hadid, qui a d’ailleurs été la scénographe du spectacle Metapolis II que j’ai monté avec Charleroi-Danses, est la plus haute de la ville. Cette modernité absolue de l’architecture contemporaine, et Dieu sait si je l’aime, puisque je ne cesse de l’interroger dans mon travail, je me demande comment elle va vivre, parce qu’elle peut avoir un côté glacial. C’est un grand point d’interrogation sur ces nouvelles villes qui se bâtissent en dehors des centres. Marseille-Provence 2013 ouvre tout ce nouveau parcours. C’est une invitation fantastique au changement. En espérant qu’elle garde malgré tout cette vie de villages qui la caractérise. Parce que pour moi, c’est le plus beau Marseille.

Une belle occasion pour Marseille, en somme, d’aller à la rencontre de la culture populaire, vous qui dénoncez souvent une culture de plus en plus élitiste…

Même si l’on peut être tenté de le dire aussi du ballet. La première chose que j’ai faite ici, c’est justement de le descendre de son piédestal. En ouvrant une salle au public, lui qui n’y était jamais venu, en y montrant la danse de façon tout à fait différente lors des soirées : les gens prennent un pot avec les danseurs dans le hall que l’on a transformé en cafeteria… Je crois que Marseille est très métissée, perméable aussi. On parle beaucoup de violence, des règlements de comptes qui sont principalement liés à la drogue, mais elle n’est pas aussi violente que certains médias le disent. Nous, par exemple, on travaille avec des petits Comoriens de la cité Bellevue, dans les quartiers nord. Des gens très pauvres. Il y a là un travail en profondeur d’un ballet qui se pose la question de savoir ce qu’il doit être au XXIe siècle.

En tant qu’acteur culturel de la ville, vous vous sentez particulièrement investi dans ce Marseille 2013 ?

Je prépare un spectacle très important qui sera présenté, en mai et gratuitement, devant la nouvelle esplanade de la gare Saint-Charles où l’on attend 3 000 personnes. J’ai choisi une thématique un peu provocante, mais qui convient merveilleusement bien à Marseille, c’est le rapport entre la danse et le sport : « Sport Fiction ». Mons, qui sera Capitale européenne de la culture en 2015, et qui invite le spectacle en juillet au Festival au Carré, le coproduit d’ailleurs. J’ai mis en rapport l’Ecole d’architecture de Mons et l’Ecole de design de Luminy, ici à Marseille. A la fin de l’année, il y aura l’opéra, Orfèvre-Udisse, avec 45 musiciens, 23 choristes…

Cela fait huit ans que vous avez posé vos valises ici. Vous vous y sentez bien…

Oui, je m’y plais bien. D’abord parce que l’on est au bord de la Méditerranée. Je n’oublierai jamais le jour où je suis arrivé : le bus 83, sur cette Corniche, que vous attendez pour aller travailler. Vous êtes là, regardant la mer… C’est très différent des conditions que j’ai connues en Belgique ! (Rires). Mais tout en disant que j’ai quand même parfois la nostalgie des brumes du Nord. Il y a une tout autre convivialité là-bas. Je pense parfois à des cafés comme La Mort Subite, où l’on se retrouve tard pour boire une Gueuze… Vous êtes dans un tableau de Breughel ! Quelle chaleur incroyable ! D’ailleurs j’y ai gardé nombre d’amis. Et un appartement, galerie de la Reine à Bruxelles. Ici, c’est autre chose : on est en terrasse avec des lunettes de soleil, un peu en représentation…

Charleroi-Marseille : chacune affiche un taux de chômage des plus importants, souffre d’une mauvaise réputation…

Charleroi, c’est une ville dont on ne peut pas dire qu’elle soit belle comme Marseille. Mais il y a là-bas une solidarité où l’on se tient et où l’on recrée un monde dans un monde difficile, ce qui est une chose très belle. J’y suis resté treize ans. C’est vrai que sur les points que vous citez, les deux villes peuvent se ressembler. Mais nous sommes dans un monde difficile, les grandes utopies sont loin. C’est justement pour cela qu’il faut relancer l’utopie. La création artistique est sans doute l’un des moyens, aussi modeste soit-il, de le faire. Pour au moins continuer à ouvrir les mentalités et montrer que les choses sont possibles.

Qu’est-ce que vous pensez de l’élection de Paul Magnette comme bourgmestre ?

J’avoue que je ne le connais pas bien, vu que j’ai quitté Charleroi il y a huit ans. Mais je crois que c’est quelqu’un qui veut changer sa ville et qui a la volonté de la jeunesse. Des régions comme Charleroi ont besoin de gens comme ça.

Et des « affaires » qui collent encore aux basques de la ville ?

Je peux difficilement parler de ça, parce que j’ai un tel boulot ici que je n’ai pas trop suivi. C’est comme ce qui se passe au plan national, cette schizophrénie entre francophones et Flamands, c’est un gâchis sans nom. Moi, je salue le fait que Elio Di Rupo soit Premier ministre, cela faisait longtemps que l’on n’avait plus eu un francophone à ce niveau-là. Mais je n’ose même pas imaginer les bâtons dans les roues qu’on doit lui mettre. Ce que je trouve ignoble, c’est le sentiment anti-wallon qui s’est imposé. Même si l’on a déjà vu ça en d’autres périodes, dans d’autres pays. C’est la catastrophe de cette espèce de méfiance calculée. La Wallonie est en train de rebondir. Il faut arrêter d’en dresser un tableau noir, elle a une réelle force vive. A force de rester sur des clichés, on ne voit pas que les choses évoluent. Le monde a changé. Il est pluriculturel. Les gens qui n’acceptent pas ça sont en dehors du coup.

L’avenir de la Belgique, vous le voyez comment de là où vous êtes ?

Je ne vois de l’avenir que dans l’acceptation de l’autre. Ce qui n’est pas ça, ne me semble être ni un avenir prospère, ni intéressant. C’est un trompe-l’oeil qui ne peut mener qu’à la petitesse.

Aujourd’hui, vous vous sentez appartenir plutôt à la patrie de Brel ou de Pagnol ?

C’est trop limitatif, en tant qu’artiste, qui a une carrière derrière lui, qui voyage dans le monde entier, de dire je suis ça, ou je suis ça. Je crois très fort en l’Europe. Je me sens très européen et depuis très longtemps. C’est aux Etats-Unis que je me suis mis à comprendre l’Europe. Lorsque j’y étais, j’avais une sorte de nostalgie terrible face à la puissance de l’Amérique.

Qu’est-ce qui a été difficile en prenant la tête du Ballet de Marseille ?

Exactement la même chose qu’à Charleroi : ce choc de la rencontre entre un univers très néo-classique et un visionnaire qui respecte la technique, mais qui axe la danse sur les problématiques contemporaines, tout en instaurant le dialogue avec d’autres disciplines. Il y en a qui n’ont pas suivi. C’est un beau projet, Marseille, mais difficile, parce qu’il y a toujours cette espèce de peur du contemporain. Et je comprends cette réserve, cette volonté de ne pas dilapider la mémoire. D’ailleurs, le concept que j’ai proposé ici en arrivant, c’est « mémoire et innovation ». Et plus on avance, et plus j’y crois. On est dans un monde qui pense de plus en plus que le changement, les grandes innovations, sont la réponse à tout.

L’après-Marseille, vous y pensez ?

J’y pense sérieusement, ma mission ici devant se terminer dans un ou deux ans. Je crois que je reviendrai à des choses plus fondamentales, comme lorsque je donnais des cours d’architecture à l’université de Venise. Ensuite, Mons 2015 m’a demandé d’être artiste associé et je commence à réfléchir à ça. La ville de Milan m’a invité cette année en tant qu’artiste central pour son festival « Milanoltre », et j’aimerais bien faire quelque chose à Mons avec Milan, qui accueillera l’Exposition universelle cette même année.

Et un retour en Belgique ?

Oui, mais pas de façon définitive. Plus comme une base, un lieu où je peux retrouver mes racines. J’y garde mon appartement, ça veut tout dire. Mais moi, c’est l’Europe !

PROPOS RECUEILLIS À MARSEILLE PAR FRÉDÉRIQUE JACQUEMIN

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