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Fraude fiscale : quelle volonté politique ?

Elio Di Rupo doit trouver 22 milliards ! Une lutte efficace contre la grande fraude fiscale contribuerait à remplir les caisses vides de l’Etat. Qu’en est-il des 108 recommandations parlementaires à ce sujet, deux ans après leur adoption ?

Rude tâche pour Elio Di Rupo. Le formateur cherche le moyen de réaliser 22 milliards d’économie pour assainir les finances d’ici à 2015. Qui va payer ? Voilà un casse-tête qui empêche de dormir tous les gouvernants européens chargés de trouver des solutions à la dette publique. Pour atténuer les insomnies du président du PS, le secrétaire d’Etat à la Lutte contre la fraude Carl Devlies (CD&V) a suggéré quelques pistes susceptibles de rapporter un milliard d’euros.

Parmi celles-ci : déduire directement des remboursements d’impôts les amendes pénales, dont deux tiers ne sont en général pas payées. Une telle mesure permettra à la justice de dégager du temps pour d’autres affaires, affirme Carl Devlies. D’autres affaires de fraude fiscale ? Et même de grande fraude fiscale ?

Pour cela, il faudrait donner aux enquêteurs judiciaires et fiscaux les moyens des ambitions qu’on leur prête. Or, il y a tout juste deux ans, le parlement approuvait à l’unanimité des partis démocratiques les 108 recommandations de la commission d’enquête parlementaire sur la grande fraude fiscale. Cette commission avait passé au crible les ratés dans les enquêtes du passé concernant des affaires comme la KB-Lux, la QFIE, les sociétés de liquidité… Ses 108 recommandations étaient destinées à améliorer la machine judiciaire et fiscale, avec pour objectif de coincer plus sûrement les gros fraudeurs. Au final, l’Etat y perdrait moins d’euros. Et récupérerait sans doute davantage qu’un milliard…

Qu’en est-il de ces recommandations ? Ont-elles été suivies d’effet ? Il se fait qu’au début du mois de mai, la Cour des Comptes a publié à l’intention du parlement un rapport sur le sujet, après avoir interrogé les ministres et secrétaires d’Etat concernés : Stefaan De Clerck (CD&V) pour la Justice, Didier Reynders (MR) pour les Finances, son adjoint Bernard Clerfayt (MR) et Carl Devlies (CD&V) pour la lutte contre la fraude. Il ressort de leurs réponses que 23 des 108 recommandations ont été réalisées, le reste étant, pour moitié, en cours d’exécution et, pour l’autre moitié, pas encore suivi d’effet.

S’il a le mérite d’exister, ce premier rapport de la Cour des Comptes n’évalue pas les réponses des ministres. Il se contente de les compiler, sans avis critique. Mais quelle lecture en font les parlementaires de la commission des Finances de la Chambre ? Premier constat : tous n’ont pas lu le rapport, un mois après sa publication et alors que le suivi des 108 recommandations est à l’ordre du jour de la commission toutes les deux semaines. C’est le cas de Josy Arens (CDH) qui plaide la complexité du dossier et le fait qu’il ne siégeait pas dans la commission d’enquête ni dans le groupe de travail de suivi. Au PS, Guy Coëme renvoie à Alain Mathot. Au MR, Philippe Goffin demande un délai de 24 heures pour pouvoir se prononcer…

Affaires courantes, un immobilisme bien pratique

Chez Ecolo, Georges Gilkinet offre un commentaire directement. « Il y a eu de grandes avancées, comme la levée du secret bancaire, mais cela c’est le fait du parlement, observe-t-il. Du côté de l’exécutif, le bilan reste maigre. Bien sûr, le gouvernement actuel n’est pas de plein exercice. Mais l’immobilisme des affaires courantes est une excuse bien pratique pour expliquer qu’on n’avance pas. Le groupe de travail Una Via (NDLR : la réforme permettant qu’un même dossier soit instruit par la voie soit judiciaire soit administrative pour éviter les engorgements) pourrait avancer plus vite. Il ne s’en dégage pas une volonté d’aboutir rapidement. »

Même son de cloche du côté socialiste. « Sur les 23 recommandations dites réalisées, nous n’en voyons que 17 réellement accomplies, avance Alain Mathot. Pour le reste, on a l’impression que les partis de droite, la N-VA en tête, veut faire traîner les choses en réétudiant l’ensemble des recommandations, en réécoutant des experts, dont ceux du Voka. Alors que tout ce travail de défrichage a déjà été réalisé par le parlement, même si, à l’époque, le groupe N-VA n’y était pas aussi important. » Et le député PS de pointer des résistances flagrantes : « Concernant l’octroi de pouvoirs d’officier de police judiciaire à certains fonctionnaires fiscaux, il n’y a aucune proposition de la part des ministres concernés. On nous ressort régulièrement l’argument de la vie privée. Les mêmes défenseurs de la vie privée ont-ils brandi cet argument lorsque l’ONEM a décidé de contrôler si les chômeurs isolés avaient deux brosses à dents dans leur salle de bain ? »

Le ton est plus nuancé au MR. « Les affaires courantes nous mettent tous dans une situation inconfortable, reconnaît Philippe Goffin. Il s’en est cependant dégagé une certaine liberté pour les parlementaires qui ont fait aboutir des dossiers importants, comme la levée du secret bancaire et la transaction judiciaire qui accélérera la récupération de sommes en faveur de l’Etat. Il reste des réformes importantes à faire mais qui ne peuvent pas se régler aussi vite que voulu. On ne peut pas avancer à n’importe quel prix. L’extension des pouvoirs judiciaires à des enquêteurs fiscaux, par exemple, a des conséquences qui, selon le gouvernement, n’ont pas fait l’objet de débats encore très poussés au sein de la commission Finances de la Chambre. »

Reynders veut conserver son droit de grâce ?

Au sein de l’administration des Finances, les avis critiques sont plus pointus. On s’étonne, par exemple, que le ministre Reynders ne veuille pas mettre en oeuvre la recommandation qui octroie aux fonctionnaires fiscaux un accès systématique aux dossiers pénaux faisant apparaître des indices de fraude. Cet accès existe déjà, en réalité, mais sur 2 200 dossiers pénaux, moins d’un quart seulement sont transmis au fisc. Le ministre se justifie en renvoyant à l’Una Via. Mais le principe de la voie unique, affirment des fiscards, ne concernent que les devoirs d’instruction, pas la communication d’informations.

Autre étonnement : via le droit de grâce, le ministre peut intervenir dans certains dossiers fiscaux. Une recommandation parlementaire vise à restreindre ce pouvoir et à le rendre plus transparent. A une demande de la Cour des Comptes de dresser un bilan de la situation, Didier Reynders a répondu, en janvier dernier, qu’avant de le faire, il souhaitait d’abord « évaluer soigneusement l’ensemble des aspects »… Une manière polie de refuser. Pourtant, une plus grande transparence permettrait d’éviter des rumeurs, comme celle qui, en 2005, avait fait croire que le ministre des Finances était intervenu dans le dossier des impôts non-payés de feu Daniel Ducarme.

Sur le renforcement de l’Inspection spéciale des impôts (recommandation 54), considéré comme le fer de lance de la lutte contre la fraude fiscale, le Comité de direction de l’administration a décidé d’y affecter 16 agents supplémentaires, soit moins de 2 % des 900 engagements prévus en 2011. Or le plan Coperfin de modernisation des Finances prévoit que d’ici à 2012, l’ISI doit passer de 450 à 620 agents. On est encore très loin du compte.

Côté Justice, on remarquera, entre autres exemples, qu’en ce qui concerne la recommandation sur les priorités de la politique criminelle des parquets, le Plan national de sécurité 2008-2011 arrive bientôt à échéance. Si, dans le plan suivant, on n’inclut pas comme priorité la lutte contre les grands mécanismes de fraude fiscale recourant aux paradis fiscaux et places offshore, cela induira forcément des restrictions au niveau des moyens d’enquêtes… Le manque à gagner pour l’Etat sera énorme. Encore une fois. Mais où va-t-on alors aller chercher les 22 milliards ?

Thierry Denoël

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