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Exempté des contrôles de sécurité: le charme discret du jet privé

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Selon une nouvelle directive européenne, les compagnies aériennes doivent désormais transmettre les données des passagers aux services de sécurité. La directive PNR (Passenger Name Record) est conçue comme une arme dans la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, mais elle contient une faille. Une faille qui ne doit rien au hasard: pour les passagers des avions privés, les règles sont plus souples.

Décembre 2011. En République dominicaine, des enquêteurs mettent la main sur plus d’une tonne de cocaïne. Une belle prise estimée à 50 millions d’euros. La drogue a été trouvée dans un jet privé qui, selon le patron de la brigade des stups locaux, était prêt à partir pour l’aéroport de Deurne ou celui d’Anvers.Très vite, on soupçonne le trafiquant d’armes et de drogue libanais Ali Koleilat Dalbi. Il sera arrêté à l’aéroport de Zaventem début 2014 et livré aux États-Unis la même année.

Des avions privés affrétés pour le crime organisé dans de petits aéroports régionaux sont un phénomène qui gagne clairement en ampleur. Dès 2011, Europol, l’agence européenne de police criminelle, tire la sonnette d’alarme. Dans un communiqué, Europol indique « une augmentation de la quantité de marchandises illégales transportées dans de petits avions « . Plus précisément, il s’agirait de contrebande de drogues, de personnes, de diamants et d’argent noir. Pour Europol, cette expansion est surtout due à un « manque de monitoring ».

Porte arrière

Mais ce cri d’alarme a-t-il été pris au sérieux par les dirigeants européens? Une enquête détaillée réalisée par le consortium Investigate Europe, à laquelle le magazine Knack a coopéré, suggère plutôt le contraire. L’étude se concentre principalement sur la directive PNR, une nouvelle directive européenne qui stipule que « les compagnies aériennes doivent divulguer les données de leurs passagers aux services de sécurité. ». Grâce à cette mesure les services de sécurité des différents pays espèrent obtenir des informations, notamment leur adresse, numéro de carte de crédit et itinéraires, qui leur permettront de mieux cerner la criminalité organisée et le terrorisme.

Cette directive a été adoptée en 2016 et est entrée en vigueur dans presque tous les États membres européens depuis le mois de mai de cette année. Elle s’applique à toutes les compagnies aériennes. À l’exception notable des petits acteurs du secteur proposant principalement des vols privés ou professionnels. Pour ceux-là, les États membres peuvent décider s’il applique ou non la directive. Pourquoi une telle fleur faite pour ce secteur? Une partie de la réponse peut être trouvée dans le processus législatif. Un processus qui n’a vraiment commencé qu’en 2015, soit peu après l’attaque de la Charlie Hebdo à Paris. Quelques mois plus tard, la Commission européenne a fait une première proposition de texte qui, de façon consciente ou non, a laissé une échappatoire pour ce qui concerne les vols privés et les charters. Cette « erreur » va cependant être presque immédiatement pointée par un certain nombre d’eurodéputés spécialisés dans ce domaine. La Portugaise Ana Gomes députée européenne du groupe socialiste S & D, en faisait partie. Gomes a écrit un certain nombre d’amendements qui stipulaient explicitement que les vols affrétés et les avions privés seraient également couverts par la directive. Ses amendements ont été inclus dans le texte présenté aux membres du Conseil européen et de la Commission européenne en septembre 2015.

« Difficultés techniques »

Il se passe alors quelque chose de vraiment étrange. À l’automne, le texte va être discuté à cinq reprises au cours d’un soi-disant « trilogue », des réunions informelles entre des membres de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil européen. Comme il n’existe aucun rapport de ces réunions, il est impossible de prouver noir sur blanc qui a dit exactement quoi. Par contre, on constate que dans le texte sur lequel on s’accorde début décembre 2015 toutes les modifications relatives aux vols charters privés avaient disparu. Tout ce qu’il reste c’est une disposition qui indique que les États membres « peuvent, mais ne doivent pas », inclure ces acteurs dans leur propre législation.

La question est alors de savoir ce qui s’est exactement passé lors de ces réunions dites en trilogue. Un membre du Parlement européen, qui a assisté aux réunions, mais qui souhaite rester anonyme, dit que des membres de la Commission et du Conseil se sont opposés aux amendements. Un représentant du Conseil aurait fait valoir que de tels jets privés ne constituaient pas un danger réel. Un document officiel du Conseil montre par ailleurs que la majorité des États membres ont mis en exergue des « difficultés techniques » et soulignent l’absence d’étude d’impact.

Coïncidence ou non: les arguments du Conseil sont globalement le même que ceux de l’EBAA (European Business Aviation Association), le lobby des compagnies aériennes qui proposent des vols d’affaires. En réponse, EBAA informe Investigate Europe que la directive PNR causerait à la majorité de ses membres de sérieuses difficultés. « Beaucoup de nos membres sont des petites entreprises. Elles ne disposent pas d’un système de réservation électronique suffisamment performant pour facilement collecter ou partager des données de la manière exigée par la directive. » L’EBBA ne s’en cache pas: elle a explicitement demandé aux décideurs politiques européens de faire une exception pour les entreprises proposant des vols avec moins de 19 passagers. Le fait que cette demande ait été au moins partiellement honorée a fait sourciller un certain nombre de députés. Selon la parlementaire portugaise Ana Gomes, cela montre qu’un certain nombre de chefs de gouvernement prennent leur aise avec la vérité lorsqu’ils avancent que la directive PNR est une arme nécessaire dans la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. « La directive laisse une porte ouverte pour les riches », dit Gomes, « ceux qui peuvent voyager avec des avions privés ».

L’exception belge

Comme mentionné précédemment: selon la directive PNR, les États membres peuvent toujours décider de supprimer eux-mêmes la faille. Les recherches montrent que des États membres tels que l’Allemagne, la Suède et le Portugal ont déjà choisi de ne pas inclure les fournisseurs de vols privés dans la nouvelle législation. La seule exception, pour l’instant, est la Belgique. L’arrêté royal est paru au moniteur belge il y a exactement un an. Dans celui-ci sont énumérées les obligations imposées aux compagnies aériennes. Le texte stipule que les plus petits acteurs, telles « les compagnies aériennes qui exploitent des vols sans horaire public spécifique » et qui « ne disposent pas de l’infrastructure technique nécessaire » sont exemptées de « l’obligation d’utiliser ces formats et protocoles ». Cela ne signifie pas pour autant que ces entreprises ne doivent pas transmettre les données sur les passagers. Selon la loi, ils doivent fournir ces données « par des moyens électroniques à négocier bilatéralement, qui offrent des garanties suffisantes en ce qui concerne les mesures de sécurité techniques ».

Concrètement, qu’est-ce que cela signifie? « L’objectif est que toutes les compagnies aériennes partagent leurs données sur les passagers d’ici la fin de 2019 », a déclaré Olivier Van Raemdonck, porte-parole du ministre Jan Jambon (N-VA), compétent en la matière . « Brussels Airlines le fait déjà, et les autres suivront un par un. Les petits aussi. Il est vrai qu’ils ne partageront pas les données de la même manière, mais c’est un problème purement technique. Cela ne fera aucune différence pour la sécurité. À la fin de l’année 2019, toutes les entreprises présentes devront fournir pour tous leurs passagers les mêmes informations, qu’il s’agisse d’un vol régulier ou d’un jet privé.

Les destinations populaires : 5692 vols en France, 3115 vols au Royaume-Unis , 1364 vols en Belgique

Chiffre d’affaires total : 1.85 milliards d’euros

Tim De Meijer, PDG de NextGen Aviation, une compagnie qui offre de tels vols depuis les aéroports d’Ostende et d’Anvers, n’est pas favorable à la décision de soumettre également les fournisseurs de vols privés à cette nouvelle loi. « Malheureusement, nous devons également nous conformer à cette directive », déclare De Meijer. « Cela rendra la situation encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà. La Belgique est un pays problématique dans le domaine de l’aviation. Tout le monde qui se rend en avion en Belgique sait que la façon dont les passagers sont contrôlés est tout sauf conviviale. À mes yeux, cela effraie plus les gens que l’idée qu’un incident pourrait se produire en vol. »

‘Talon d’Achille’

La question est de savoir si la très stricte législation belge a un sens si les autres États membres ne font rien. Et il y a peu de doute que de nombreux états laisseront cette option ouverte. Outre Europol, d’autres autorités signalent également que le crime organisé sert de plus en plus des vols privés et/ou des plus modestes aéroports régionaux. David Weinberger, chercheur à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice à Paris, a publié en 2012 une étude sur le sujet et affirme qu’il s’agit même du « talon d’Achille » des systèmes de sécurité. Selon M. Weinberger, l’un des principaux problèmes est le grand nombre de petits aéroports. « Il est difficile d’effectuer des contrôles dans tous ces aéroports. Rien qu’en France, il y en a 1800. ‘

L’Allemagne est confrontée au même problème: le contrôle des innombrables petits aéroports a souvent été sous-traité à des services de sécurité privés, qui n’ont pas accès aux bases de données de la police. « Un risque majeur pour la sécurité », déclare Arnd Krummen, syndicaliste à la police et expert des contrôles aux frontières. Il fait valoir que « les vols internationaux ne devraient être autorisés que par les aéroports où la police fédérale est présente et où il est possible d’effectuer des contrôles professionnels ».

Passer les contrôles est perçu comme quelque chose de normal pour les passagers lambda. Mais il n’en va pas de même dans le monde des vols privés ou d’affaires. Au point que certaines des compagnies aériennes qui offrent de tels vols n’hésitent pas à dépeindre l’absence de contrôle comme un atout majeur.

Jet Aviation, l’un des leaders du marché, en est un exemple frappant. La compagnie aérienne, qui offre des vols dans le monde entier, attire ses clients avec la promesse qu’ils peuvent sauter des « procédures de sécurité liées aux vols commerciaux » et même « embarquer sur le tarmac ». Des promesses similaires peuvent également être trouvées avec certains acteurs belges. Par exemple, il y a NextGen Aviation. Celui-ci mentionne sur son site Web que les passagers n’ont pas à s’inquiéter des différents contrôles de sécurité. Ils peuvent rejoindre les airs à peine dix minutes après leur arrivée à l’aéroport. Est-ce que des contrôles décents sont possibles en si peu de temps? Son Ceo, Tim de Meijer, admet, à son grand mécontentement, qu’il arrive qu’on dépasse ces dix minutes. « Bien sûr, nos clients sont également contrôlés, avec tout le désagrément qui en découle », explique-t-il. « Nos passagers ne bénéficient pas d’un traitement préférentiel, alors qu’ils paient beaucoup plus. Parfois, si nos clients doivent passer les contrôles à un moment où les passagers d’un vol régulier doivent aussi passer par les contrôles, ça se complique et il est dès lors difficile d’offrir à ces clients le service rapide auquel nous aspirons.

Le fait que les passagers des vols privés ou d’affaires soient soumis aux mêmes contrôles n’est pas tout à fait vrai cependant. Une enquête auprès de la police fédérale démontre qu’à l’aéroport d’Anvers les passagers ne sont contrôlés que s’ils partent pour un pays en dehors de la zone Schengen. Une information confirmée par le porte-parole Jonathan Pfund : « Il est vrai que pour les vols au sein de l’espace Schengen, les passagers des vols privés ne doivent pas subir de contrôles de sécurité ni de contrôles aux frontières ». Selon lui, tout cela va cependant changer une fois que le nouveau terminal d’affaires spécialement conçu pour ce genre de passager sera mis en service.

Il est difficile de dire avec précisions dans quelle mesure le crime organisé utilise ce flou législatif. Les chiffres de la police fédérale montrent que quatre cas de trafic de drogue ont été enregistrés à l’aéroport d’Anvers au cours des quatre dernières années. Ce chiffre est nettement inférieur à celui des aéroports de Zaventem (383 cas) et de Liège (pas moins de 529 cas). Mais cette différence peut tout aussi bien s’expliquer par une différence dans l’intensité des contrôles. Pour reprendre les propos de Buckenhofer de la police frontalière allemande: « S’il n’y a pas de contrôle, il n’y a pas non plus de violation ».

Investigate Europe est un projet pilote paneuropéen qui réunit une équipe de neuf journalistes de huit pays européens. L’équipe mène des recherches sur des sujets européens et collabore avec divers médias européens. Le projet est soutenu par la Fondation allemande Hans Böckler, la Fondation Hübner & Kennedy, la Fondation GLS Treuhand et Rudolf-Augstein, la Fondation norvégienne Fritt Ord et l’Initiative pour une société ouverte en Europe. L’équipe coopère avec les ONG Journalismfund et N-Ost.

AIR COCAINE

Les jets privés ont été utilisés ces dernières années pour toutes les formes de criminalité. Une petite sélection

– En juin 2016, le journal local Nice Matin annonce qu’un certain nombre de Saoudiens ont été exemptés de contrôles à l’aéroport de Nice en 2015, peu après les premiers attentats à Paris. De cet aéroport, ils ont été autorisés à partir pour Londres avec un jet privé. Pour des raisons non précisées, les autorités françaises ont autorisé cela. Plus tard, il apparaîtra que deux passagers saoudiens étaient connus de la police comme « une menace pour la sécurité nationale ».

– Le 20 mars 2013, quatre Français sont arrêtés à l’aéroport de Punta Cana, en République dominicaine. Les quatre hommes étaient sur le point de se rendre à Saint-Tropez avec un avion privé lorsqu’ils ont été arrêtés par les autorités locales. 700 kilogrammes de cocaïne ont été trouvés dans l’avion, répartis sur 26 valises. En 2015, les quatre hommes ont été condamnés à 20 ans de prison. L’affaire est baptisée par la presse française « Air Cocaine ».

– Les passeurs et les réfugiés semblent également de plus en plus utiliser des avions privés. En 2015, un petit jet privé est parti de l’aéroport de Thessalonique pour Malmö, en Suède. L’avion a dû faire deux escales pour faire le plein. Le premier atterrissage a eu lieu en Macédoine, le deuxième en Pologne. La police polonaise note que l’appareil a atterri dans un pays situé en dehors de la zone Schengen – la Macédoine -, et oblige les passagers à effectuer un contrôle des passeports. Quatre sans-papiers seront ainsi capturés.

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