© India Museum, Kolkata @ Bandeep Singh

Europalia Inde, c’est parti !

Le Vif

Comment révéler l’âme d’un continent aussi multiculturel ? Au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le défi passe par Corps de l’Inde : une exposition conçue comme la porte d’entrée à europalia.india.

L’Inde se résume-t-elle à l’image sculptée d’une danseuse nue, tout en rondeurs et hanchements ? Dans la très attendue exposition du palais des Beaux-Arts de Bruxelles, ces corps exaltant l’érotisme et les plaisirs n’occupent que le dernier des huit chapitres du parcours proposé dans le cadre d’europalia.india. Les 250 pièces choisies avec soin (un nombre impressionnant relève de la catégorie du chef-d’oeuvre) développent un propos différent et bien plus profond. Prenant appui sur les pratiques sociales des différentes traditions toujours vivantes de l’hindouisme (80 % de la population), de l’islam (12 %), du bouddhisme, du jaïnisme, du soufisme et même du christianisme, les commissaires visent à révéler comment, en Inde, dans les villes et les campagnes (jusqu’au Nagaland tribal) on répond aux grandes questions de l’existence. Pour ce faire, ils ont puisé dans les plus grands musées et dans d’autres, presque oubliés. Ils ont aussi déniché dans des réserves des pièces encore non référencées dont ce sera la première sortie.

Il ne s’agit donc ni d’une démarche chronologique, ni d’une présentation monographique de la production d’une époque ou d’une région. Mais bien du sacre d’une Inde plurielle brassant cinq millénaires d’art. Le parcours relève ainsi de la double approche anthropologique et philosophique en rejoignant les interrogations universelles : d’où venons-nous, qui sommes-nous et où allons-nous ? Et en Inde, comme dans toutes les civilisations, la représentation du corps est le moyen le plus efficace pour « imager » les réponses données à ces trois questions par les récits, les légendes et les textes religieux.

Le cycle des réincarnations Avant même de pénétrer dans la première salle, deux grandes statues bigarrées réalisées en terre crue préviennent le visiteur. En Inde, ces représentations très sacrées seront offertes au fleuve où elles se désintégreront. Le sens de ce rituel est clair et désigne le côté éphémère de la vie. Le corps est donc considéré comme une enveloppe empruntée par l’âme qui aussitôt la mort venue s’échappe mais… revient dans un autre corps. C’est la croyance en la réincarnation. Très logiquement alors, c’est un Shiva (à la fois dieu créateur et destructeur du monde) de trois mètres de haut qui domine la première section consacrée à la question de la mort. Autour, des manuscrits moghols (l’Inde devient musulmane au XVIe siècle) évoquent les pratiques funéraires alors qu’un stupa bouddhiste miniature voisine une descente de croix très chrétienne et une stèle en provenance d’une tribu Naga. Les différentes pièces évoquent les cérémonies (la crémation), le voyage après la mort ou encore le cycle des réincarnations. D’autres explicitent la façon dont on se prépare à la mort.

Si la dévotion et son cortège de pratiques occupent une place de choix, il en est de même de la prière (islam) et de la méditation (hindouisme, bouddhisme). Or, dans ces deux cas, la représentation du « corps » n’a pas lieu d’être. Au contraire, c’est le vide qui importe et avec lui l’aniconisme. L’islam l’exprime à travers les livres sacrés, l’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme par l’usage de symboles abstraits. Ainsi le « lingam » dressé (Shiva comme force masculine est alors une pierre ovoïde parfaitement lisse). D’autres oeuvres convoquent la présence « invisible » de la divinité via l’empreinte de ses pieds ou encore par la figuration des feuilles d’un arbre sacré (le Bouddha). Du coup, on fait appel aux forces premières. Et donc, aux origines du monde. Nous entrons déjà dans la troisième section.

D’où venons-nous ? Parmi tous les mythes d’origine réunis dans cette salle, on retiendra sans doute la miniature hindoue où a été dessinée la première division « cellulaire » de l’oeuf cosmique d’où sortira le monde « créé ». De là à rejoindre les représentations des déesses de la fertilité, et donc de la mère universelle, il n’y avait qu’un pas aussitôt franchi. Indra (avatar féminin de Brahma, le dieu créateur suprême) possède d’énormes pouvoirs. Son iconographie peut la révéler terrifiante (une miniature la montre buveuse de sang), protectrice ou encore, apaisée. En Inde, les récits fondateurs, comme en Grèce avec la théogonie d’Hésiode, mettent en scène une série de dieux qui sont autant de modèles inatteignables. De nombreuses et exceptionnelles miniatures évoquent ainsi l’histoire de Krishna (incarnation de Vishnou et divinité la plus vénérée), la famille de Shiva mais aussi un épisode chrétien (la naissance de Marie). Ce faisant, ces sagas relient aussi l’humanité au cosmos.

Qui sommes-nous ?

Si l’on convient que chaque homme est unique, en Inde, cette particularité s’explique par la configuration du ciel au moment de la naissance, entendez à un instant précis et en un lieu particulier. L’astrologie occupe dès lors une place très importante dans la vie des Indiens comme en témoigne un Livre des sorts de l’époque moghole. Si le ciel nocturne est interrogé pour des raisons pratiques et très terre à terre, sa figuration peut aussi faire l’objet, comme dans un diagramme jaïn, d’une composition géométrique. Dans le premier cas, on se rend chez l’astrologue ou on suit les indications du jour. Ainsi s’explique le port de certaines pierres précieuses dont la couleur protège celui qui les arbore. Dans le second cas, il s’agit davantage d’intégrer physiquement (dans un temple) ou mentalement (devant un mandala) une harmonie hors du temps. Une harmonie qui peut aussi être exprimée par le corps idéal (sa plastique, ses attributs, ses gestes, son expression) des sculptures de dieux hindous dont les exemples sont réunis dans la cinquième section de l’exposition. Comment, par exemple, figure-t-on la sagesse du Bouddha par des proportions, un traitement des volumes et des surfaces tout en respectant les conventions iconographiques arrêtées ? Comment donner l’image juste d’autres puissances par le recours à l’hybride (le célèbre Ganesh, mi-homme, mi-éléphant) ou par les déformations (le ventre sphérique de Kubera, dieu du bien-être et des richesses souterraines) ?

Si les divinités sont hors d’atteinte, les héros sont des exemples à suivre. Leurs faits, transmis de génération en génération (on songe au Ramayana, au Mahâbhârata ou au Bhâgavata Purâna), ont trouvé chez les miniaturistes des ambassadeurs de choix qui ont l’art de magnifier les costumes, les armes et le caractère propre de chacun des personnages. La femme y occupe à la fois une place centrale (elle est souvent l’élément déclencheur de l’épopée) et secondaire puisqu’elle dépend toujours du courage guerrier et sanguinaire de l’homme qu’il soit Hindou, Sikh ou Naga.

L’Inde offre aussi une place de choix au modèle de l’ascète. Que ce soit dans le jaïnisme, le soufisme, le bouddhisme, chez les Sikhs ou les yogi, il désigne la volonté de transcender les limites du corps. Immobilité, sagesse. Mais le corps peut aussi et enfin danser pour le seul plaisir d’échapper au quotidien.

Où allons-nous ?

Voici alors les corps rêvés de l’Inde et avec eux, cette fabuleuse manière de ravissement de tous les sens qu’exalte à grands coups d’images kitschissimes le cinéma de Bollywood. C’est le huitième temps de cette fabuleuse exposition. Les poses sont suggestives, on y parle d’histoires d’amour et de passion tout en écoutant quelques compositions musicales de circonstances (des ragas). Mais il ne faudrait pas oublier la leçon initiale, l’aspect éphémère de la vie et la conception cyclique des réincarnations. Aussi, pour rejoindre la sortie, le visiteur empruntera-t-il un ultime couloir (noir comme l’espace de la première salle) qu’il traversera entouré par des images…de l’enfer. Nous voilà avertis : où allons-nous ?

Au Palais des Beaux-Arts, 23, rue Ravenstein, à 1000 Bruxelles. Du 5 octobre au 5 janvier prochain. Le billet inclut un audio-guide très utile.

Guy Gilsoul

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