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Et si la technologie mobile avait pris le contrôle de notre vie, même intime

Petit à petit, la technologie mobile s’est insinuée dans nos vies, allant parfois jusqu’à régir, si l’on n’y prend pas garde, nos moments les plus intimes. De la science-fiction ? Pas vraiment…

Adrien avait passé une sale journée au bureau. Sa boîte mail professionnelle avait refusé obstinément de se synchroniser avec son iPhone, de sorte qu’il n’avait pas vu que la réunion avait été avancée, et arriver mal préparé, en retard, à une réunion aussi cruciale que celle-là n’était décidément pas la façon dont il voulait finir la semaine. Pour couronner le tout, il avait perdu une bonne dizaine de followers en retweetant maladroitement une photo de Bart De Wever s’engouffrant dans une voiture de sport allemande qui, apparemment, n’était pas la sienne. Peut-être un lift Uber de Charles Michel ? Toujours est-il qu’en ce vendredi soir, il avait définitivement besoin de se changer les idées, d’oublier les aléas d’une vie de bureau plombée par une technologie défaillante, de noyer tout cela dans un verre de raide, en compagnie d’une douce.

Le premier volet du problème n’avait pas été trop difficile à résoudre. Et en s’attablant dans un bar branchouille d’Ixelles aux serveuses raisonnablement tatouées, il s’acharnait maintenant à résoudre le second en s’enfilant des mojitos bio équitables. Claquant méchamment sur le comptoir ce smartphone qui lui avait donné tant de fil à retordre, il se demanda l’espace d’un instant si « Biojito » était une bonne idée de marque à déposer pour un futur site Internet. Portable en main, il fit défiler machinalement sur l’application Tinder les photos des nanas qui cherchaient « un plan » – ou l’amour, mais les photos parfois suggestives le faisaient pencher plus sûrement pour la première option – recalant d’un simple geste du pouce celles qu’il estimait trop moches pour son standing ou trop belles pour être réelles.

Code Angela245

Il jeta son dévolu sur une brunette dont le selfie blafard pris dans le miroir de la salle de bains ne laissait aucun doute sur son évidente passion pour le rouge à lèvres écarlate, la salle de gym et la boutique Victoria’s Secret de l’aéroport de Zaventem. Une rapide recherche inversée sur Google lui permit de retrouver son Tumblr personnel et les photos de sa page ne faisaient que confirmer ses penchants pressentis, doublés d’un goût certain pour les produits d’épilation pour zones sensibles. « It’s a match ! » Il fut tiré de sa contemplation coupable par les gazouillis de l’application Tinder. L’écran de son smartphone était formel : la jolie brunette sportive aux sous-vêtements de luxe, nom de code Angela245, avait aussi « liké » son profil. Et après une courte séance de chat d’une platitude sans nom, il se trouva qu’elle habitait aussi dans le quartier, qu’elle avait aussi eu une dure journée et ne demandait qu’à passer un peu de temps « avec un mec mignon, lol, bisous-bisous, coeur avec les mains ».

Dès qu’elle entra dans le bar, il se sentit mal. Elle n’avait pas menti. Lui par contre n’arborait plus la barbe bien fournie très tendance qu’il portait à l’époque où il avait créé son profil Tinder. Il avait été obligé de la raser car ça le grattait terriblement. Et c’était une galère en entretien. Mais elle ne sembla pas s’en formaliser outre mesure. Elle s’assit en face de lui et commanda elle aussi un mojito. Sur Tinder, la règle voulait qu’on ne couche pas le premier soir. Mais ils avaient appris à se connaître, à s’apprivoiser, à force de dialogue, deux longues heures durant. De temps à autre, l’un des smartphones interrompait la conversation en vibrant sur le zinc, les notifiant qu’une personne virtuelle voulait les informer d’une chose qui ne pouvait absolument pas attendre, comme une photo de chaton ou le dernier rebondissement de matelas des coucheries du président français. Il était développeur Web, elle était expert-comptable dans un cabinet de réviseurs d’entreprise.

Les sujets de conversation tournant court, elle prit les devants, rappelant qu’elle habitait à deux pas, et que peut-être, il avait envie de prendre un café – elle avait une machine à expresso hollywoodienne à capsule bariolée qui faisait, paraît-il, un excellent café – une occasion qu’il ne pouvait décemment pas refuser.

Etrangement, il ne fut pas vraiment question de café en entrant dans son appartement finement décoré. Il faut dire qu’il n’avait pas attendu la fermeture des portes de l’ascenseur pour l’embrasser, et elle n’avait pas dit non. Son rouge à lèvres l’obsédait. Et alors qu’ils réalisaient quelques prudes et prudentes cascades sur le canapé Ikea en velours vert qui trônait devant l’écran plat au milieu du salon, dans ce typique appartement bruxellois en enfilade, il se demanda si, comme dans Tex Avery, il avait du rouge à lèvres un peu partout sur la tête. Quelques verres plus tard, elle se leva et l’attira par la manche vers la chambre à coucher. Adrien extirpa tant bien que mal son smartphone trop grand de sa poche trop petite, lança « Good2go » et lui tendit timidement la petite dalle de verre et d’acier. Elle ne parut pas s’en offusquer et renseigna les champs nécessaires. Dans la pénombre, l’éclairage cru de l’écran se reflétait dans le verre de ses Ray-Ban. Il trouvait ça froid mais étrangement sexy. Elle était un peu pompette aux mojitos, aussi se déclara-t-elle  » intoxicated, but Good2go », renseigna les champs nécessaires et lui rendit l’objet. Il ne lui en fallait pas plus.

« Tu me DM sur Twitter et on se voit sur Facebook ? »

Le dénuement de la chambre à coucher d’Angela contrastait terriblement avec l’ambiance chaude du reste de l’appartement. Un matelas à même le parquet, quelques livres posés en tas, une lampe de chevet, une commode, d’origine suédoise elle aussi, sans doute. Ils firent l’amour sur un son vaguement électro diffusé via le smartphone d’Angela en Bluetooth via la docking station, posée sur un tabouret dans un coin de la pièce. Ce ne fut pas à la hauteur des espérances d’Adrien. Avant le début des hostilités, Angela avait lancé l’application SexTrack et dissimulé maladroitement son smartphone sous l’unique oreiller, de sorte que ça lui avait mis la pression pour être à la hauteur, mais avec les mojitos ingurgités… Et puis surtout, faire l’amour dans un lit n’allait pas arranger ses statistiques sur le réseau social IJML, d’autant que les positions n’avaient pas été d’une grande originalité. Tout cela l’avait contrarié. Mais il se sentait pourtant bien mieux qu’il y a quelques heures encore. Et c’était bien le but de l’opération, après tout…

Le jour venait de se lever et filtrait dans l’appartement par les stores entrouverts du bow-window. Il la regardait dormir depuis un quart d’heure et c’était seulement maintenant, une fois dissipées les vapeurs de mojito, qu’Adrien se rendait compte à quel point elle était jolie. Il aurait dû partir dans la nuit, il le savait, c’était ce que l’on attendait de lui, à en croire la télévision et Internet. Mais il n’avait pas pu. Quelque part, au fond de lui, il se rendait compte, de plus en plus souvent, hélas, qu’il n’était pas fait pour le détachement sentimental de rigueur tant vanté dans les séries américaines à la mode, en cet an de grâce 2014. Il n’y arrivait pas. Adrien n’y arrivait plus. Il aurait aimé tomber amoureux d’elle. Il aurait aimé pouvoir envoyer valser tout cela, toutes ces applications et réseaux sociaux, ou à défaut, a minima, il aurait aimé pouvoir, une fois au moins, changer son statut Facebook pour indiquer « En couple ».

Oui, c’était sans doute ce qu’auraient fait Tristan et Iseult à l’heure d’Internet, juste avant de poser pour un selfie sur fond de terre celtique décharnée battue par la pluie. Du moins, c’est comme cela qu’Adrien envisageait la chose. Mais était-ce seulement censé ? Adrien ne se voyait pas expliquer à ses petits-enfants dans cinquante ans : « J’ai rencontré Mamie grâce à une app de supermarché du plan cul et son penchant pour l’épilation intégrale m’a tout de suite fait penser que c’était l’âme soeur. » Elle allait se réveiller d’une minute à l’autre, et il allait falloir faire face maintenant à l’épilogue inconfortable d’une relation sans lendemain car foutue d’avance, une baise biaisée dès le premier contact virtuel, et terminer l’échange sur un mensonge du genre « tu me DM sur Twitter et on va boire un verre à l’occasion ? ».

– Tu es encore là ?

Angela s’était réveillée en sursaut, visiblement surprise de la persistance de cet amant somme toute moyen, à en croire les données collectées par son smartphone.

– Oui, je… j’avais trop bu, et j’étais fatigué. Mais je m’en vais, là, j’ai des trucs à faire… on se voit sur Facebook ?

Il fit mine de se lever pour commencer à regrouper ses vêtements éparpillés un peu partout sur le parquet. D’un geste rapide et précis, elle lui attrapa le bras et le regarda droit dans les yeux :

– Non, reste… J’ai une machine à expresso…

Il ne sut pas quoi répondre et resta assis au bord du matelas un moment qui lui parut une éternité. Quelque part, sous un tas de vêtement, un smartphone vibra pour indiquer son imminente agonie. Mais Adrien n’était plus certain d’avoir envie de le recharger.

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