Eric Domb © Belga

Eric Domb, portrait d’un homme pressé de vivre ses rêves

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

A 54 ans, le patron de Pairi Daiza garde un rêve d’avance. Les pandas géants, obtenus de haute lutte, ne diront pas le contraire. Impatient, Eric Domb a hâte de terminer son jardin extraordinaire. Un projet fou et risqué. Mais l’homme carbure à l’impossible. D’ailleurs, il compte bien sortir son parc de la bourse afin conserver l’âme de son fantasme.

C’est un homme qui court. De peur que le temps le rattrape, lui qui suspend pourtant le temps pour le bon million de visiteurs qui, chaque année, visitent son parc, l’oeuvre de sa vie : Pairi Daiza. « Mon parc n’est pas terminé, explique Eric Domb, son patron et principal actionnaire. Or, si je meurs demain, Pairi Daiza sera revendu à un opérateur dont le dernier souci sera de réaliser les projets que j’avais encore. Alors, je fonce. Je reconnais que c’est frénétique… », nous confiait-il l’année dernière.

Sous sa tignasse grise, caché tout au fond de son impeccable costume ligné, on a du mal à deviner l’enfant qu’a été ce patron désormais présenté comme exemplaire : timide et solitaire, détestant l’école, heureux en la seule compagnie des livres. Les albums de Babar, d’abord, que lui lit son père. Puis les contes et légendes venus d’ailleurs, les oeuvres de Jules Verne et Jack London. Comme un voyageur immobile.

Coincé dans la posture délicate de celui qui est né entre deux frères, il grandit à l’ombre d’un père chirurgien et d’une mère historienne d’art et égyptologue, tous deux passionnés de jardins. Ses grands-parents paternels sont Polonais, tandis que la branche maternelle est lituanienne. « Des trois fils Domb, Eric était considéré comme le plus fragile, le plus féminin et le plus sensible », glisse Thierry Charlier, un de ses amis d’enfance. A l’époque, Eric joue du piano, pratique l’escrime, l’équitation, le ski. Il vit à l’ombre de l’église Saint-Antoine, à Etterbeek, avant de migrer vers le Brabant wallon, à Bousval. On dit de lui qu’il n’a pas un caractère facile…

A l’heure de choisir des études supérieures, il opte pour le droit « parce qu’il fallait bien faire quelque chose », confie-t-il. Son frère aîné, qu’il juge brillant, sera médecin comme son père. « J’aurais adoré étudier la médecine, reconnaît Eric Domb, et il m’est arrivé de regretter de ne pas l’avoir fait. Plus aujourd’hui. » Il sera donc avocat. « Je n’étais pas doué pour le métier », déclare-t-il. Il quitte la toge au profit de la consultance en finance.

Des sureaux et des ronces

Puis vient ce dossier, tombé sur son bureau comme un signe du ciel. Un parc de 55 hectares, entièrement à l’abandon, est à vendre à Cambron-Casteau, dans le Hainaut. On y trouve une ancienne abbaye cistercienne, des platanes à l’ombre desquels, il y a 400 ans, se sont abrités des moines. Et des ronces, mêlées aux sureaux. Eric Domb en tombe amoureux. « Ce parc m’a sauvé », résume-t-il.

« Il m’a demandé mon avis, se souvient Yvan Moreau, aujourd’hui administrateur délégué de Pairi Daiza. Lui était convaincu qu’il était possible d’en faire le plus beau jardin de Belgique. Je n’ai rien dit. J’ai juste pensé qu’il exagérait ». En 1993, Eric Domb acquiert les lieux, avec l’aide de sa famille et d’autres proches. Autour de lui, la majorité crie au fou. « Je n’y ai pas cru du tout, se rappelle Etienne Van de Kerckhove, son ami, patron du groupe Iris. C’était infaisable et je pense que, rationnellement, j’avais raison. Eric a pris tous les risques. N’importe qui à sa place se serait planté. »

Eric Domb n’est pas homme à dévier sa course d’un iota : le parc est toute sa vie. Il rêve d’y montrer la beauté du monde. En miniature, avec les villages, temples, animaux, plantes et roches qui caractérisent ses continents. Des 47 pays qu’il a déjà visités, il ramène par conteneurs entiers des pierres, des arbres, des abris à riz et autres barques, qui, mis en scène ici par des artisans de là-bas, raconteront l’Asie ou l’Afrique. « Il a toujours un rêve d’avance, constate son ami Thierry Dilleman. S’il voit une montagne quelque part, il la veut dans son parc. » Ce ne sont pas les pandas géants, ni les éléphants, ravis que leur belge propriétaire ait suivi une formation de cornac pendant des semaines en Thaïlande, qui le démentiront.

Une autre machine à calculer

Les débuts sont pourtant difficiles. Parmi toutes les banques, seuls le CPH et son patron, Alain Declercq, ont soutenu le projet. Durant ses cinq premières années, le parc dégage des pertes. L’homme-bulldozer plie mais ne rompt pas. Fin 1998, une entrée en Bourse est envisagée pour augmenter le capital. « Eric n’était pas convaincu, raconte Pierre Rion, administrateur de Pairi Daiza. Mais quand on lui a précisé qu’il n’aurait que trois mois pour le faire, il a dit oui. C’est ce défi qui l’a fait réagir. »

Eric Domb carbure à l’impossible. Motard dans l’âme, il est pressé. « Le parc est comme un tableau sur lequel il resterait quelques centimètres carrés non peints, ce qui gâche toute la toile », détaille-t-il. Sa hantise : qu’on l’empêche de réaliser son jardin. Ce qui le poussera à enfreindre les règles en matière urbanistique, estimant qu’il ne peut pas attendre.

C’est peu dire que l’homme est impatient. Et supporte mal qu’on lui fasse obstacle. « Il a eu parfois de vraies confrontations avec les administrateurs parce qu’il voulait imposer une ligne éditoriale authentique au parc, contre le conseil. C’est pourtant le rôle de cette instance de remettre la balle au centre », souligne un administrateur. En face, Eric Domb trépigne. Que son conseil d’administration le tempère dans ses envies d’investissements ou d’authenticité et il s’emporte. Aujourd’hui, ce conseil ne l’embête plus. « Eric a un sens du risque calculé. Mais il n’a pas la même machine à calculer que les autres », embraie Olivier Vanderijst, le patron de la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW), longtemps actionnaire du parc.

Pour assurer la gestion quotidienne de Pairi Daiza, Eric Domb s’appuie sur une équipe solide de fidèles, très différents de lui, prêts à suivre ce rêveur-charmeur et à répondre à ses exigences. « L’entreprise n’est pas une démocratie, martèle-t-il. Je crois savoir ce que doit devenir ce lieu et je n’ai pas envie de laisser cela à d’autres. » A chacun, donc, d’apporter sa pierre à l’édifice. Intuitif, prompt à détourner les yeux des obstacles en laissant aux autres le soin de les pulvériser, il bouscule « parce qu’il faut avancer ». Quitte à pousser quelques coups de gueule. On dit de lui que c’est un despote éclairé, davantage éclairant, sans doute, que despotique.

Au-delà des poncifs patronaux

En 2006, Eric Domb se voit proposer la présidence de l’Union wallonne des entreprises (UWE). Une fonction qui dope sa carrière et l’épaisseur de son carnet d’adresses. Même s’il y lance plusieurs fois des propos qualifiés par les uns de rafraîchissants, par les autres d’incendiaires, entre autres sur la Wallonie et le poids des syndicats. Malgré cela, il s’y révèle comme un homme curieux de l’humain, doté d’une vision nettement plus large que celle de l’entreprenariat conservateur, et attentif à toutes les composantes de la société « Cette présidence lui a donné confiance, analyse Yvan Moreau. Il a coutume de dire qu’aux débuts du parc, il a assisté à beaucoup de dîners de cons et que le con, c’était lui. C’est du moins ce qu’il ressentait. Après l’UWE, le regard sur lui a beaucoup changé. »

Eric Domb y laisse pourtant quelques solides illusions, lui qui souhaitait mettre sur le métier d’ambitieux projets, notamment en matière de réforme de l’enseignement. « Il m’aurait fallu l’appui des présidents des 4 partis francophones, enchaîne-t-il. L’un d’eux a refusé et je ne vous dirai pas qui. » Nombreux sont ceux qui estiment qu’il y a fait de l’excellent travail. « Avec lui, les assemblées générales de l’UWE élargissaient le débat bien au-delà des poncifs patronaux, se souvient l’écologiste Jean-Michel Javaux. Il a vraiment modernisé la réflexion. »

De cette aventure, le manager de l’année 2007 a gardé de nombreux contacts avec des responsables politiques, de tous bords. Charismatique, courtois, bon orateur et subtilement capable de faire croire à ses interlocuteurs qu’ils sont les plus intelligents, ce trilingue passe bien dans le milieu politique. Ils sont quelques-uns à avoir eu le privilège de suivre le guide Domb dans les allées du jardin, un dimanche, et d’y faire un brin de causette. « Il a un besoin viscéral de dialogue », ajoute le ministre-président wallon Rudy Demotte.

On le dit social-démocrate, quelque part entre le centre gauche et le centre droit. Le CDH et le PS lui auraient proposé de rejoindre leurs rangs, voire même de devenir ministre. « C’est possible », répond-il, évasif. Mais il décline l’offre. Il tient trop à sa liberté. Doute d’un système politique qui, du fait de l’obligatoire compromis, ne défend pas toujours l’intérêt collectif. Et s’estime « insuffisamment courageux » pour les rejoindre.

Il sert donc autrement l’intérêt collectif, par exemple en siégeant au conseil de la Fondation Roi Baudouin ou invitant, trois jours (payés) par an, son personnel à se consacrer à l’un ou l’autre projet social.

« Un homme pour tomber amoureux »

La gloire n’intéresse pas Eric Domb. Sauf si elle sert son projet. Pareil avec l’argent, ou les mondanités. Quand aucune réception ne le coince à Bruxelles, il dort dans une cabane en bois, accrochée à deux arbres géants, au coeur du parc. Il y lit – toujours – des dizaines de livres sur les roses, l’enseignement, le taoïsme, ou le management. La philosophie, asiatique surtout, le fascine. « Dans toute croyance, il y a un principe d’exclusion. Je refuse de me placer sur l’axe qui va de l’hédonisme au plus total détachement. J’y voyage sans cesse, en gardant pour principe non négociable le refus de toute violence. Le but ultime du parc, c’est de juxtaposer les réponses partielles qu’offrent les différentes cultures et croyances à la question du bonheur. »

Son bonheur à lui se love sans conteste dans l’amitié, à laquelle il voue un véritable culte. Ses amis le lui rendent bien. En revanche, ceux qui le déçoivent le perdent pour toujours. De la même manière qu’il ne se pardonne rien, il ne pardonne guère aux autres. Il peut être aussi dur que charmant quand quelque chose n’est pas juste à ses yeux. « C’est rare, les gens qui ne sont pas faux. Lui, il est vrai. Ce n’est pas mon genre, mais Eric, c’est un homme pour tomber amoureux… », sourit l’essayiste libéral flamand Rudy Aernoudt.

Avec ses proches, qu’il voit en tête à tête mais jamais ensemble, Eric Domb rit volontiers. Même de lui. Gourmand et incapable de résister à la faim, il partage avec eux une tasse de ce thé chinois qu’il adore ou un repas sans viande. L’homme est devenu végétarien après avoir goûté un ultime plat de viande de baleine, dans un de ces pays où il fait si froid.

Même avec ses amis, il reste réservé. « Il faut le pousser dans ses retranchements pour qu’il parle de lui, témoigne Thierry Dilleman. Sa pudeur est son plus grand défaut. » Avec ceux qui comptent, il évoque ses préoccupations professionnelles, mais il ne montre pas ses faiblesses. Même quand il a mal, au propre et au figuré.

Chaque jour, où qu’il soit dans le monde, Eric Domb veut recevoir les chiffres de fréquentation de son parc. S’il ne les a pas à l’heure prévue, il s’inquiète et appelle. Certes, il est plus rassuré qu’autrefois sur le plan financier mais il sait que le succès est fragile. « On scrute la note du parc sur TripAdvisor, précise Yvan Moreau. Si elle passe d’excellent à très bon, Eric en est malade. »

Accroc à l’iPhone, le patron hennuyer ne lâche jamais totalement prise. « Il y a chez lui une volonté de tout contrôler, observe l’un de ses amis. Il n’est pas du genre à tolérer quelque chose qui ne lui va pas. »

Certes, il faut que les visiteurs reviennent, le plus souvent possible, fouler ces pavés venus de partout. Il faut donc renouveler les lieux, sans cesse. « Eric sait que la vie est courte et il a encore beaucoup à faire », argumente Thierry Dilleman. Il ne ralentit donc pas le rythme. Il travaille sans relâche, tout en assurant que ce n’est pas du travail. Perfectionniste, il ne veut rien rater. « La sérénité n’est pas à l’agenda », admet-il. La méditation non plus : il ne parvient pas à rester tranquille.

Bien sûr, on lui a proposé plusieurs fois de racheter le parc. « Ce serait la pire des erreurs, s’exclame-t-il. Je serais malheureux et j’aurais le sentiment de trahir. » D’ailleurs, Eric Domb s’est associé à Marc Coucke afin de tenter de racheter l’ensemble des actions du parc animalier et sortir la société de la Bourse. « Cela fait des années que je souhaite faire sortir mon entreprise de la bourse. Je ressens en effet un vrai décalage entre les valeurs de Pairi Daiza et celles régissant le monde financier. Quitter la bourse serait la meilleure manière de pérenniser l’âme de Pairi Daiza et ses valeurs. » Cependant, aucun de ses trois enfants ne semble vouloir prendre le relais. Alors, ce tailleur d’ailleurs continue de courir, sûr à la fois de la puissance des arbres et de leur effroyable vulnérabilité. En polonais, Domb veut dire « chêne »…

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