Carte blanche

Enseignement Supérieur : de la nécessité de retoucher le Paysage

En Belgique francophone, les Hautes Écoles de l’enseignement Supérieur organisent des bacheliers dits ‘professionnalisants’. Une partie importante de ces formations est menée sur le terrain : dans des entreprises, des laboratoires, des chantiers ou encore des écoles, par exemple, pour ce qui touche à la formation initiale des enseignants.

Or, la mise en application du décret Paysage (et de son fourre-tout), réalisée dans une précipitation et une urgence aussi inutiles que brutales, est venue mettre à mal l’équilibre, le fonctionnement et la qualité des formations proposées dans les Hautes Écoles.

Tout d’abord, le passage à la quadrimestrialisation (qui relève du souhait ministériel d’aligner le calendrier des Hautes Écoles sur celui des Universités) a allongé les sessions d’examens au-delà de toute proportion raisonnable, au détriment des temps d’apprentissage à l’école et, surtout, sur le terrain, ce qui est plutôt paradoxal pour des formations professionnalisantes. À cette quadrimestrialisation est venue s’ajouter le remplacement du système traditionnel de cours par un système à deux niveaux plus complexe : les cours sont devenus des activités d’apprentissage, elles-mêmes regroupées en unités d’enseignement, valorisables en « crédits » que l’étudiant doit valider et capitaliser. Les délais extrêmement courts imposés aux enseignants pour mettre au point ces unités ont empêché tout débat de fond et toute prise de recul méthodologique par rapport à la mise en place de ce nouveau système.

Aujourd’hui, après trois rentrées scolaires vécues sous la bannière Paysage, un constat s’impose : cette réforme a généré dans les cursus une quantité d’aberrations pédagogiques, administratives et organisationnelles.

La cohérence des formations mise à mal

  • Émiettement des contenus et compétences : les formations se vident de leur substance. L’ultra-court-terme est devenu la norme.
  • Difficulté croissante d’envisager une planification cohérente, logique et progressive des apprentissages à l’échelle des trois années de formation car les étudiants ne suivent pas toujours le programme de façon linéaire.
  • Glissement de perspective pour les étudiants : les objectifs de compétences professionnelles spécifiques à chaque formation ont été remplacés par une logique unique d’acquisition de crédits. Le jargon paysager tronque et dépersonnalise les perspectives de formation.
  • Développement de la marchandisation des activités d’apprentissage ; apparition d’une mobilité clientéliste des étudiants entre écoles concurrentes.

Les étudiants, victimes dans le nouveau système

  • Alourdissement des horaires hebdomadaires, souvent intenables pour les étudiants. Ces horaires rendent le travail à domicile très compliqué.
  • Difficulté croissante (voire impossibilité) de faire figurer toutes les activités d’apprentissage dans le calendrier quadrimestrialisé et de proposer les conditions horaires permettant aux étudiants de suivre en présentiel les activités d’apprentissage de leurs programmes individuels.
  • Isolement des étudiants dans leur parcours et mise à mal de la dynamique du groupe-classe, qui peine à exister au travers des mailles des blocs 1, 2 et 3.
  • Permanence accrue des étudiants aux études (programmes fractionnés, difficultés à réussir l’une ou l’autre actitivité isolément).
  • Effilochage des relations entre les enseignants et leurs étudiants, de plus en plus difficiles à situer dans leurs parcours individuels.
  • Transformation des conseils de classe (où l’étudiant était auparavant considéré selon l’entièreté de son parcours) en séances de validation de moyennes établies par des ordinateurs.

Les enseignants, professionnels de l’éducation devenus secrétaires

  • Difficulté croissante d’organiser le temps de travail des enseignants de façon équilibrée à l’échelle de l’année.
  • Disparition de toute marge de manoeuvre pour la conduite d’activités pluri-/interdisciplinaires (hors unités d’enseignement) ou de projets alternatifs, ponctuels. Isolement des enseignants dans leurs pratiques.
  • Uniformisation des pratiques, souvent « a minima », avec l’appauvrissement qualitatif qui en découle, à une époque qui exige (et permet) pourtant des réponses créatives et différenciées.
  • Alourdissement conséquent des charges administratives assumées par les enseignants, au détriment de leurs activités d’enseignement. Des milliers d’heures doivent maintenant être consacrées à la tenue de la comptabilité des crédits des étudiants, aux trop nombreux moments d’évaluations, et aux réunions de délibérations, tous respectivement vidés de leur sens.

En trois ans, les considérations organisationnelles et administratives se sont progressivement imposées aux enjeux pédagogiques et citoyens qui devraient être au coeur de toute Réforme d’un système scolaire.

À ce jour, nous continuons de chercher la plus-value annoncée pour justifier la mise en place de cette nouvelle organisation.

Par contre, la confiance et la motivation d’un nombre considérable d’enseignants ont été largement entamées les dernières années. Un manque de respect et de considération à leur égard s’est manifesté de façon récurrente : des délais trop courts à respecter, une communication maladroite et approximative du Cabinet (souvent par presse interposée), les injonctions nombreuses et souvent contradictoires des Commissaires, l’entêtement du Cabinet du Ministre Marcourt à ignorer le malaise palpable de la communauté éducative…

On hésite à évoquer le harcèlement, l’ingérence du politique dans l’Éducation. Pourtant, on ne peut s’empêcher d’y penser. Et à plus forte raison lorsqu’on constate encore qu’au-delà du contexte du décret Paysage, des chantiers fondamentaux restent en suspens. Leur ombre plane de façon erratique au-dessus de tout l’enseignement Supérieur et questionne en profondeur la capacité de nos dirigeants à proposer une politique de l’éducation cohérente pour la Wallonie et pour Bruxelles : il semble inconcevable de ne pas avoir anticipé les revirements que l’on connait pour la formation en psychomotricité ou pour le cursus de médecine touché par le numérus clausus ; il est aberrant de ne pas avoir coordonné la Réforme Paysage avec la Réforme de la Formation Initiale des enseignants ; il est tout aussi inadmissible que cette réforme de la Formation Initiale ne soit pas envisagée de concert avec les travaux du Pacte pour un Enseignement d’Excellence pour le niveau obligatoire ; que dire, enfin, du fonctionnement gordien de l’enseignement Supérieur ? Pôles, ARES, réseaux, fusions (remises en cause mais « encouragées » malgré tout), co-diplômations complexes, commissions diverses, groupes et sous-groupes de travail… Cela fuse tous azimuts.

Au vu de ce qui vient d’être exposé, dans cette pétition, nous revendiquons

– l’abandon de la quadrimestrialisation systémique au profit d’un système plus souple qui permettrait à chaque école d’ajuster son calendrier en accord avec les contraintes spécifiques aux formations organisées ;

– une politique qui reconnaisse et encourage la diversité des projets pédagogiques des Hautes Écoles et Universités, non leur uniformisation ;

– une autonomie pédagogique et administrative suffisante qui permette à chaque établissement d’adapter le système de crédits mis en place et de contrôler ses implications concrètes au sein de chaque école (notamment en ce qui concerne le fonctionnement des CAVP) ;

– une communication claire et respectueuse de la part du Cabinet pour les questions qui touchent à l’Enseignement Supérieur.

– la coordination sensée des réformes encore à venir (pour les Catégories pédagogiques).

Il s’agit donc de permettre aux enseignants du Supérieur de reprendre la main sur leur profession et sur les formations qu’ils organisent, sous peine de devoir acter, bientôt, la démission morale de nombreux membres de la communauté éducative, en rupture face à un système auquel elle ne croit plus.

Marie-Agnès Boxus

Coordinatrice de la section pédagogique primaire de la HE Charlemagne Verviers

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