Des agents du SPF Santé publique se glissent "undercover" dans les guindailles. © Damir Zorcic/Getty Images

En pleine mission d’infiltration, nous avons suivi les traqueurs des nuits d’ivresse

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Mais oui, mais oui, l’école est finie. Et ça s’arrose, jusqu’à la folie. Dépêchés par la Santé publique, de jeunes contrôleurs se glissent incognito dans ces soirées d’ados où l’alcool coule abusivement à flots. Le Vif/L’Express les a suivis en mission d’infiltration.

Le rendez-vous fixé le 27 juin dernier promettait de sombrer dans l’alcool. Une mégasoirée  » délibé  » programmée en boîte, non loin de la Grand-Place de Bruxelles : jusqu’au bout de la nuit, on allait picoler. Ados en virée, cuites assurées. Ce soir-là, quatre anges gardiens sont aussi de sortie. Mis au parfum de la guindaille via Facebook, ils ont décidé de s’inviter à la fête. En s’engageant, eux, à rester d’une sobriété exemplaire. Baskets, jeans, chemise ou polo : le look sera parfait pour se fondre incognito dans la masse de fêtards. Le quatuor sur pied de guerre demande à n’apparaître que sous des prénoms d’emprunt pour être suivi dans sa mission d’infiltration.

Mélanie, Christophe, Nicolas et Thierry, le chef de cellule, sont des agents un peu spéciaux de la lutte contre l’abus de tabac et d’alcool chez les jeunes. Ils font partie de l’arsenal  » Maggie  » : douze contrôleurs  » juniors « , engagés sous contrat d’un an pour une expérience que la ministre De Block (Open VLD) décidera prochainement de prolonger ou non. Tous ont été séduits par l’avis de recherche lancé, il y a un an, par le SPF Santé publique :  » Vous avez moins de 26 ans. Vous travaillez en undercover. Vous vous plongez régulièrement dans la vie nocturne afin de veiller à la sécurité des jeunes dans une ambiance festive. Comme vous êtes jeune vous-même, vous passez inaperçu. Les médias sociaux n’ont aucun secret pour vous : vous savez où trouver toutes les fêtes.  » Des bals de rhétos aux festivals de musique électro, des sorties scouts aux festivités carnavalesques.

Boulot de rabat-joie. Il faut bien que des gens se dévouent à écumer bars et soirées afin que force reste à la loi. Laquelle admet la vente de bière et de vin pour les 16-18 ans et n’autorise celle de tous les alcools qu’à partir de 18 ans. C’est beaucoup demander en fin d’année scolaire, quand la jeunesse a un urgent besoin de décompresser.

Les night shops fond l'objet d'une vigilance accrue.
Les night shops fond l’objet d’une vigilance accrue.© DR

« Dites, les parents vont être au courant ? On va passer au tribunal ? »

En piste. Et en guise de tour de chauffe, un quadrillage des abords de la discothèque. Les parages sont riches en bistrots et commerces de nuit, ces filières d’approvisionnement classiques pour jeunes assoiffés et pressés de monter dans les tours. Ce soir-là, la pluie battante raréfie la clientèle mais à partir de 22 heures, le rituel prend ses quartiers. Tournée générale des night shops et des supérettes : le ballet des packs de bière sous le bras et des sacs remplis de spiritueux à la main atteint son rythme de croisière.

Nos quatre agents undercover ne perdent rien du manège. La prise en filature de tout qui affiche un physique d’ado alterne avec de patientes planques devant les établissements où se font les provisions. Ici, deux filles salivent devant le rayon de bouteilles de vin. Là, un jeune s’empare de deux cannettes dans le frigo avant de se raviser. Mordra, mordra pas ?

Thierry, qui joue au client indécis, ne perd pas une miette de la transaction qui s’opère. Action ! Bouteille et cannette à la main, de jeunes acheteurs sont cueillis en douceur à la sortie, à l’abri du regard du commerçant. A la vue des cartes de légitimation du SPF Santé publique, les yeux s’arrondissent et les papiers d’identité sortent promptement des portefeuilles. Certaines dates de naissance résistent très mal au contrôle. Le constat d’infraction noircit le carnet du fonctionnaire constatateur. Léger vent de panique, qui aide à délier les langues :  » Dites, les parents vont être au courant ? On va devoir passer au tribunal ?  » On se calme. C’est l’homme derrière le comptoir qui risque de trinquer. L’addition sera pour le serveur ou son patron : 208 euros d’amende au minimum, jusqu’à 8 000 euros selon la responsabilité du verbalisé.

Entre contrôleurs et contrôlés, on ne se fâche pas, on reste plutôt courtois

L’infraction actée, l’équipe pénètre dans le commerce, les objets du délit atterrissent sur le comptoir et les cartes de légitimation aux couleurs nationales ressurgissent. Christophe se charge des présentations :  » Bonjour monsieur, contrôleur au SPF Santé publique, nous venons de constater la vente de ces boissons alcoolisées à de jeunes mineurs, sans qu’il y ait eu vérification de leur identité. Nous allons être obligés de dresser un PV de constat. Vos papiers et le numéro TVA de la société, s’il vous plaît.  » Un boutiquier se défend toujours comme il peut. De préférence en commençant par nier avec force et culot le flagrant délit :  » Je vous assure, j’ai demandé la carte d’identité.  » Puis, la ficelle un peu trop grosse, en passant au stade de la supplique :  » S’il vous plaît, s’il vous plaît, laissez, laissez…  » Pour finir par la résignation :  » OK, sorry, je ne savais pas. Mais ces filles étaient si grandes, je me suis basé sur leur taille. Je ne le ferai plus.  » Parole de récidiviste.

Dehors, les ados un peu penauds font le pied de grue, trop heureux de récupérer leur mise : Gabriel, 16 ans, retrouve avec soulagement les 23 euros que lui a coûté le litre de vodka remboursé par le commerçant… Sympas, les anges gardiens.

Changement de crèmerie. Cinq jeunes filles attablées en terrasse autour de cinq savoureux mojitos aiguisent le regard soupçonneux de la contrôleuse. On suppute le poids des ans. 16, 17, 18 ans ?  » Pas toujours évident de deviner « , lâche Mélanie, qui se lance non sans courage. Le coup d’oeil sur les cartes d’identité met fin au suspense. Douche froide autour de la tablée : ces breuvages ne sont pas de leur âge. Voilà que déboule le patron du café, un brin provocateur :  » Puisque vous contrôlez tout le monde, voici aussi mes papiers.  » Le contentieux se réglera au comptoir :  » Pour moi, ce ne sont pas des jeunes filles, je leur donnais 19, 20 ans. Pas vous ? « , se défend (mal) le bistrotier.

Chaque contrôle positif donne lieu à un utile rappel au respect de la loi : ces trois filles de 16 ans pincées pour achat prohibé de Bacardi Breezer et de Vodka Eristoff Red prennent un air concentré pour mémoriser le b.a.-ba de l’ado en goguette.  » Pour vous : la bière et le vin, oui. La vodka, non.  »

A 16 ans, il offre une bière à son copain de 15 ans : crac dedans !

Encore une pour la route. Au milieu d’un groupe bruyamment attablé dans un café, un jeune déjà bien chaud refile une bière spéciale à son voisin visiblement encore plus jeune. Offrir à 16 ans une chope à un copain de 15 ans : geste coupable, crac dedans ! Le verbalisé crâne un peu devant les copains goguenards :  » Eh madame, j’devrai aller au commissariat de police dimanche à 10 heures du matin ?  » Dégrisé, il fera peut-être moins le malin quand il faudra justifier le PV à papa et maman.

Entre contrôleurs et contrôlés, on ne se fâche pas, on reste plutôt courtois. Pas de méthode de cow-boys, pas de course-poursuite en rue, pas de coups qui se perdent et justifieraient le recours aux techniques de self-défense acquises en formation. Juste parfois un peu de mauvaise volonté à obtempérer à l’injonction de décliner son identité. A celles et ceux qui soutiennent ne pas avoir leurs papiers sur eux, rien de tel que demander à brûle-pourpoint la date de naissance. Mentir sur son âge du tac-au-tac est un art manifestement difficile à maîtriser…

Finalement, personne n’offre de réelle résistance. Pas même ces deux hommes qui ne parlent que néerlandais et se retrouvent contrôlés dans une encoignure de porte où ils s’abritaient de la pluie : il n’y a rien à redire sur leur âge, mais les cigarettes achetées à la pièce au night shop le plus proche sont on ne peut plus illégales à griller. Le duo de fumeurs tombe des nues, assure n’y rien comprendre, tandis que le commerçant aussitôt visité plaide non coupable :  » Moi Afghan, donner simplement deux cigarettes à deux frères afghans.  » Vilain mensonge : les pièces de monnaie qui ont atterri dans le tiroir-caisse n’ont pas échappé au regard inquisiteur de Christophe et de Nicolas.

L'addition pour un serveur ou un patron négligents : 208 euros d'amende. Minimum.
L’addition pour un serveur ou un patron négligents : 208 euros d’amende. Minimum.© JEAN MARC QUINET/Isopix

Stoïques dans la boîte de nuit, les contrôleurs alpaguent les fumeurs

L’horloge tourne. Une heure du mat’, la boîte de nuit fait salle comble alors que la queue s’éternise encore sur le trottoir. Thierry et Nicolas, sélectionnés pour entrer ni vus ni connus, patientent dans la file avec, au poignet, le bracelet acheté en prévente. Une fois dans les lieux, les contrôles visuels et les prises en flagrant délit déclenchent l’appel par sms à la seconde équipe qui se pointe, la carte de légitimation tendue sous le nez des videurs.

Bilan : deux serveuses épinglées la sèche au bec, une troisième pincée pour avoir servi de l’alcool à une mineure à 1 heure 53 minutes précises, un barman aussi pris en défaut et catastrophé en apprenant le montant de l’amende qu’il risque d’écoper. L’affaire remonte jusqu’au bureau de la direction. Où le patron, récidiviste, sans chercher à contester les infractions, se défend mollement :  » Ouais bon… C’est le rush, y a tellement de monde ce soir. Pourtant, on a amélioré la lutte contre l’usage de la cigarette à l’intérieur.  »

Le hic, c’est que l’inspection des salles est loin de confirmer cette version. Stoïques au milieu d’une mer déchaînée d’épaves ambulantes, cernés d’yeux hagards et de mines bien décomposées, les quatre agents tanguent, alpaguent à la volée plusieurs jeunes occupés à tirer avec volupté sur une clope. Vérifications d’identité et constats d’infractions, sous des flots de décibels. De vrais dialogues de sourds.  » Vous recevrez un courrier à la maison « , hurle Marie dans le creux de l’oreille d’une fille hilare, le pouce levé en apprenant la nouvelle.

Il est près de trois heures du matin, l’heure des braves. L’équipe a bien donné, elle décroche de la discothèque. Avec la désagréable impression que le téléphone arabe a donné l’alerte et leur a coupé l’herbe sous le pied. Mais avec le sentiment du devoir accompli. Dix-sept PV d’infraction dressés, dont neuf pour vente d’alcool à mineur et six pour entorse à l’interdiction de fumer dans un lieu public. Quelques gouttes d’eau dans un océan d’alcool.

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