Avec ses 1 200 mégawatts, la centrale hydroélectrique de Coo peut produire autant d'électricité qu'un réacteur nucléaire pendant quelques heures. Mais le pompage-turbinage de moyenne puissance pourrait révolutionner le stockage des énergies renouvelables. © FRÉDÉRIC SIERAKOWSKI/ISOPIX

Electricité: le stockage qui va révolutionner notre autonomie énergétique

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Le règne annoncé des batteries l’avait presque rendu désuet. Pourtant, le stockage de l’électricité par pompage-turbinage pourrait révolutionner notre autonomie énergétique à une échelle bien plus large. D’ici peu, si les pouvoirs publics décidaient d’investir dans un ambitieux projet à la Tesla.

Il est 7 heures, le vent souffle peu, le ciel est sombre. Les centrales de Doel et Tihange fonctionnent dans les limites de leur capacité. Comme souvent, la Belgique doit importer de grandes quantités d’électricité, à un prix élevé, pour faire face au pic de consommation. En 2016, meilleur cru depuis 2011 grâce au regain du nucléaire, le pays a tout de même importé près de 14 térawattheures (TWh), soit l’équivalent de 16 % de sa consommation annuelle d’électricité. En 2015, cette proportion avait atteint le niveau record de 30 %, attisant les craintes d’un black-out momentané.

Nous sommes en 2027. Il est 7 heures, le vent souffle peu, le ciel est sombre. Les unités nucléaires encore en activité fonctionnent à plein régime. Comme souvent, la Belgique doit faire face à un nouveau pic de consommation. Aux quatre coins du territoire, une dizaine de centrales de pompage-turbinage, dotées de grands bassins artificiels, restituent l’électricité stockée depuis la veille au départ du vaste réseau éolien et photovoltaïque, auquel elles sont directement connectées. Quelques heures plus tard, elles stockeront à nouveau de l’électricité, aux moments les plus opportuns. Quand le vent soufflera plus fort, quand le soleil brillera plus ardemment. Et quand le pays produira plus d’électricité qu’il n’en consomme.

« Il y a un manque de volonté d’avancer dans cette voie-là. Sans doute parce que nous n’avons pas encore connu un long épisode de black-out », souligne Patrick Hendrick (ULB).© SDP

Pure fiction ? Peut-être plus pour longtemps. A l’heure actuelle, le stockage de l’électricité joue un rôle infime dans l’équilibre entre l’offre et la demande d’électricité. Ce maillon de la chaîne énergétique sera pourtant indispensable pour exploiter et accroître la production éolienne et photovoltaïque. Leur caractère intermittent engendre déjà de nombreuses et coûteuses contraintes, payées in fine par le consommateur : importations depuis l’étranger, ventes au plus bas prix du marché, modernisation d’un réseau de distribution inadapté, relances temporaires de centrales turbine-gaz-vapeur (TGV) mises sous cocon, baisse de la consommation de grandes entreprises, qui font chèrement payer ce service rendu à l’Etat fédéral, dans un accord tenu confidentiel…

Le règne attendu des batteries domestiques, combiné au photovoltaïque et à l’émergence des véhicules électriques et autonomes, laisse entrevoir une révolution dans l’intégration des énergies vertes. La planète a notamment les yeux rivés sur les ambitions du géant californien Tesla, piloté par le visionnaire milliardaire Elon Musk. Mais la faible rentabilité et l’absence d’infrastructures requises constituent, à ce stade, autant d’obstacles à la généralisation de ce cercle vertueux. Qui ne permettra pas, pour autant, d’assurer l’approvisionnement des gros consommateurs. En 2015, selon les données d’Eurostat, le logement ne représentait que 19 % de la consommation finale d’électricité en Belgique, derrière le secteur tertiaire (22 %) et l’industrie (38 %). Un ordre constant depuis des années. Pour pérenniser le développement du renouvelable et reprendre le contrôle du coût de l’énergie, la Belgique devra donc être en mesure de stocker massivement et rapidement de l’électricité.

En 2017, le pompage-turbinage reste la technique la plus mature et la plus efficace pour emmagasiner ou restituer de grandes quantités de mégawattheures avec un rendement élevé. Ce type d’installation permet de stocker de l’énergie potentielle en pompant de l’eau vers un bassin supérieur, quand la production dépasse la consommation d’électricité. Les prix du marché sont alors très bas. Lorsque l’offre vient à manquer pour diverses raisons (pic de consommation, faible production d’énergie verte, fermeture d’un réacteur), cette centrale peut produire de l’électricité pendant plusieurs heures, en renvoyant l’eau par turbinage vers le bassin inférieur.

Pour être rentable, le site doit répondre à des critères de débit d’eau et de dénivelé entre les deux bassins. Vu ces contraintes économiques et géographiques, il n’existe que deux sites d’envergure en Belgique : Coo et le barrage de la Plate Taille. Le premier, exploité par Engie Electrabel, est de loin le plus puissant avec ses 1 200 mégawatts (MW), soit l’équivalent d’un réacteur nucléaire. Le fournisseur travaille sur un projet d’extension de 600 MW. L’investissement se chiffre à 600 millions d’euros. Le deuxième site, géré par Lampiris près des lacs de l’Eau d’Heure, dispose d’une capacité totale de 140 MW.

En 2012, l'ingénieur Pierre Fabeck a étudié l'aménagement d'une centrale au niveau de l'ascenseur à bateaux funiculaire de Strépy-Thieu, sur le canal du Centre.
En 2012, l’ingénieur Pierre Fabeck a étudié l’aménagement d’une centrale au niveau de l’ascenseur à bateaux funiculaire de Strépy-Thieu, sur le canal du Centre.© DIRK WIERSMA/isopix

Un potentiel inexploité

D’après Patrick Hendrick, professeur et chercheur au service aéro-thermo- mécanique (ATM) de l’ULB, il reste un vaste potentiel inexploité au sud du pays : le pompage-turbinage de petite et de moyenne puissance.  » On constate un réel manque de volonté, y compris politique, d’avancer dans cette voie-là, regrette-t-il. Sans doute parce que nous n’avons pas encore connu un long épisode de black-out. Or, il est indispensable d’anticiper nos futurs besoins de stockage, qui seront de plus en plus importants.  » En Wallonie, les recherches en la matière connaissent un nouvel élan depuis le lancement, en 2014, du projet Smartwater. Porté par l’Institut scientifique de service public (Issep), en collaboration avec le monde académique et industriel, il explore le potentiel du pompage-turbinage dans quelque 1 800 anciennes mines et carrières recensées au sud du pays.  » Grâce à Smartwater, les opérateurs et les pouvoirs publics disposent désormais de tous les outils nécessaires pour faire des analyses « , poursuit Patrick Hendrick.

 Avec 500 millions d'euros, je peux régler les problèmes de l'éolien et du photovoltaïque présent et à venir
Avec 500 millions d’euros, je peux régler les problèmes de l’éolien et du photovoltaïque présent et à venir », annonce Georges Grosjean, un ingénieur en électromécanique.© SDP

Au niveau fédéral, le stockage de l’électricité est l’un des quatre piliers retenus par la ministre de l’Energie, Marie- Christine Marghem (MR), pour apporter plus de flexibilité au réseau. Le 6 juillet dernier, la Chambre a adopté un projet de loi modifiant, entre autres, le cadre légal au bénéfice des unités de stockage. Outre une exemption de la cotisation fédérale, ce texte prévoit la possibilité de leur réserver un  » régime tarifaire distinct « . Ces centrales doivent en effet payer deux fois : lors du prélèvement puis lors de l’injection d’électricité sur le réseau. A Coo, cette charge s’élèverait à neuf millions d’euros par an, selon Le Soir. A ce stade, la Commission de régulation de l’électricité et du gaz (Creg) compare les tarifs appliqués en Belgique pour le stockage avec ceux de pays étrangers. Sa décision sur une éventuelle modification de la méthodologie tarifaire est attendue d’ici à la fin de l’année, indique le cabinet Marghem.

Dans les faits, les signaux favorables ne suffiront pas à enclencher une révolution. D’abord parce que le réseau belge est pris en étau par des acteurs aux intérêts souvent divergents. Entre les fournisseurs, les gestionnaires de réseau de distribution (GRD) et le gestionnaire du réseau de transport (GRT), Elia, tous n’envisagent pas le stockage de l’électricité avec le même enthousiasme. Ensuite parce que les hautes exigences du secteur privé en matière de rentabilité condamnent d’emblée les projets novateurs de plus faible puissance. Alors que la durée de vie d’une centrale de pompage-turbinage peut s’étendre sur une soixantaine d’années, les opérateurs privés exigent un retour sur investissement en maximum quinze ans. En 2012, l’ingénieur civil électromécanicien Pierre Fabeck s’était heurté à cette contrainte en étudiant l’aménagement d’une centrale de 11,5 MW au niveau de l’ascenseur à bateaux funiculaire de Strépy-Thieu, sur le canal du Centre, pour un coût estimé à 15 millions d’euros.

Electricité: le stockage qui va révolutionner notre autonomie énergétique
© SOURCE : FRANÇOIS AVELLAN, FACULTÉ DES SCIENCES ET TECHNIQUES DE L’INGÉNIEUR, INSTITUT DE GÉNIE MÉCANIQUE, ÉCOLE POLYTECHNIQUE F

« Gramme » : le Tesla wallon ?

Pour éviter que le stockage ne soit utilisé à des fins spéculatives sur le marché de l’énergie, un ingénieur en électromécanique, Georges Grosjean, défend avec passion l’idée d’un investissement public.  » Avec 500 millions d’euros, je peux régler les problèmes de l’éolien et du photovoltaïque présent et à venir en Wallonie, sans augmentation du coût de l’électricité « , annonce cet ancien expert de la Sonaca. L’un des pans de son projet, baptisé  » Gramme « , consiste à construire une dizaine de centrales de pompage-turbinage sur des sites à réaménager. Celles-ci seraient directement connectées aux parcs éoliens et photovoltaïques, afin de calibrer constamment leur production aux besoins réels en électricité. Ce  » circuit court énergétique  » constituerait l’inévitable porte d’entrée de toute énergie produite puis consommée à partir de sources intermittentes. Un tel systématisme, s’il voyait le jour, révolutionnerait la transition énergétique de la Wallonie ou de la Belgique. En suivant l’exemple de la Californie, où les trois grands distributeurs d’électricité seront contraints, d’ici à 2020, de stocker 5 % de leur production.

Une transition à deux conditions. La première suppose d’en faire une priorité politique, pour déterminer la hauteur du financement de départ et le niveau acceptable du retour sur investissement. L’appel de Georges Grosjean, adressé au monde politique et notamment à Paul Magnette (PS) lorsqu’il était ministre-président wallon, n’a jamais abouti en ce sens. La seconde implique  » de rappeler aux GRD la manière dont ils sont censés être dirigés et à qui ils sont censés répondre « , comme le souligne l’ingénieur. L’opacité persistante de ces intercommunales, tout comme les critiques sur la privatisation de leurs intérêts, les rendent peu compatibles avec une véritable mission de service public et collectif.

Malgré les perspectives qu’offre le stockage, la Belgique devra maintenir une capacité électrique de base, affirme Georges Grosjean. Il restera alors cet inévitable dilemme, particulièrement sensible : maintenir le nucléaire ou compenser sa perte totale par un renforcement structurel des importations. Avec toutes les incertitudes que cette deuxième hypothèse soulèverait en matière de coût, de sécurité d’approvisionnement et de progrès environnemental.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire