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Do mi si la do ré

Le Vif

Attirer les regards, identifier les occupants, révéler leurs valeurs, clamer leur réussite. C’est fou, tout ce que les noms des maisons veulent dire aux passants !

De Knokke à La Panne, il faut tourner le dos à la plage, pénétrer lentement l’hinterland et marcher au hasard des rues calmes. Puis lever le nez vers ces étrangetés : en plein milieu de la façade, au-dessus de la porte ou sous le « v » du toit, les maisons de la côte portent un nom, comme une signature. Fer forgé copiant l’écriture cursive, plaque d’ardoise ou de céramique vissée, bas-relief aménagé dans la maçonnerie, pyrogravure : entre loufoquerie et simplicité, avec arrogance ou réserve, les Joli Rêve, Kindervreugde, Touky, Bouboule, Den-Hill et Val des Dunes interpellent le passant. Ces marques-là, sans conteste, mettent en scène du « privé « . Des bribes d’existences s’y devinent. Des petites infos impudiques, qui dévoilent un peu des vies passées derrière ces murs, et taisent pourtant l’essentiel, car tout n’est pas livré. Autant de secrets sur les occupants des lieux, offerts aux yeux des promeneurs, sans même que ceux-ci aient voulu savoir… Un jeu, en somme.

Qu’est-ce qui pousse les gens à nommer leurs maisons ? Pourquoi vont-ils jusqu’à étaler en toutes lettres leurs désirs, leurs illusions, leur intimité ? Captivée par ce comportement « propre aux littoraux urbanisés » (il est à l’oeuvre tant à la côte belge qu’en Bretagne ou sur l’île de Jersey), Anne Chaté, 36 ans, sociologue à l’université de Nantes, a eu l’envie de le décrypter. « Aussi parce que le phénomène est en voie de disparition, ajoute-t-elle. Rares sont en effet les noms de maisons sur les immeubles modernes. Et quand ils y apparaissent, ils n’ont plus le même pouvoir poétique : commerciaux et dépersonnalisés, ils ne suggèrent alors aucune histoire. » Traces d’une époque et d’une manière d’être révolues, voués à la disparition au fur et à mesure qu’ont lieu ravalements ou changements de propriétaires, les plus anciens de ces noms « en sursis » remontent à la fin du xixe siècle, lorsqu’on s’est mis à lotir des zones peu habitées, sans repères ni lieux-dits. « Jusqu’aux arrêtés de numérotage, explique la chercheuse, nommer sa demeure a donc permis de l’identifier. » Mais pas uniquement.

Car ces noms signifient bien plus que ce qu’on en perçoit, au premier coup d’oeil. Beaucoup se révèlent même de « faux amis » : « Le passant qui les lit croit les comprendre. Or, souvent, son interprétation est en total décalage avec la réalité. » Quand Anne Chaté recense tous les sobriquets donnés aux maisons de Saint-Brévin-les-Pins û une commune de la Loire-Atlantique, s’étirant sur 9 kilomètres de côte û, les surprises ne manquent pas : parmi 960 appellations hétéroclites répertoriées, sa liste comprend 195 noms qui gardent entier leur mystère. Faute de les replacer dans un contexte, le risque de mal les décoder est d’autant plus grand que leurs créateurs jouent sur plusieurs niveaux de langage. Qui sont ces Lions Dociles ornant la façade d’un pavillon de Brévin ? Des cousins turbulents ? Des chatons trouvés au fond du jardin ? « Tant qu’on n’a pas rencontré la personne qui détient la clé, on en est réduit à toutes sortes d’hypothèses. » Par chance, la collecte se réalise parfois sous le soleil : la présence des habitants, à l’extérieur des maisons, permet à la chercheuse d’entamer la conversation. Les Lions dociles ? Rien de plus que la contraction des prénoms des enfants du foyer : Lionel, Dominique et Sylvie…

En Belgique aussi, les prénoms avérés, supposés, dérivés et féminins constituent le gros du panier. Souvent passés de mode, les Yvonne, Monique et Jacqueline se comptent par dizaines. Autre invention récurrente : la maison, qui se confond alors avec la maisonnée, est gratifiée d’une « construction » obtenue à partir des premières syllabes de plusieurs résidents. Il est tentant d’imaginer un couple derrière Mar-Jac, Lin-Wil ou CatPat. En général, cependant, « les noms appartiennent à des frères et des s£urs. Il y a une nette volonté de lier des destinées ». Pas toujours intelligible… ni euphonique, d’ailleurs : quels garnements se cachent derrière Madoly, Minalou, Dalora, Brianpol, Gualmyclo ou le très rugueux Rempaulchrist, tous repérés à Saint-Idesbald et à Coxyde ? Méfiance, toutefois : en France, la sociologue avait noté une charmante Flabelline. Hommage à un éventuel trio Flavien, Belinda et Line ? Pas du tout. La maîtresse des lieux a levé l’énigme : « C’est le nom de l’antibiotique qui m’a sauvé la vie… »

Clamer qui l’on est, c’est aussi affirmer l’appartenance à un terroir aimé û tantôt par sa faune ( Les Moineaux, Les Mouettes…), tantôt par sa flore ( Les Trèfles, Les Cyclamens…) ou l’univers venteux de la mer ( Les Sables, Zeewinde…). Mais cette terre dont on se réclame est parfois bien lointaine : Lou Bastidou et Pescadou sentent bon la lavande, le château cathare et la bouillabaisse. Et qui supposerait que notre littoral regorge d’autant de nostalgiques de Benidorm, de Normandie, du Finistère, de Floride, du Montana et même d’un curieux ailleurs appelé Congolia ? D’autres mettent l’accent sur la réalisation d’un rêve immobilier, qui exprime souvent le bonheur, les vacances, la tranquillité, le havre de paix, la clarté et l’hospitalité ( Domicile Adoré, Plaisir d’Eté, Papa’s droom, Sweet Home, Relax, Zoete Rust, Tumplais…). S’y lit parfois l’incrédulité d’avoir réussi cette entreprise ( Qui Lu Dit, Never Thought), d’où s’échappe un cri de satisfaction ( Tant attendu, Ouf Ça Y Est !) devant l’£uvre, sinon d’une vie, du moins de nombreuses années. L’exaltation de la vie en couple ( Noudeu, Toi et Moi…) cède néanmoins la place, quelquefois, à un bizarre malaise. Beaucoup de noms commencent par un possessif singulier : c’est Mon Désir, Mon Plaisir, Ma Retraite… Alors que l’aventure de l’achat ou de la construction de la demeure « a dû, vraisemblablement, concerner un couple, souligne l’auteur de l’étude, ici, un seul locuteur s’exprime. Pourquoi l’autre conjoint se tait-il ? A-t-il été écarté ? Etait-il consentant ? »

Autre preuve de la prégnance du non-dit, la relative modestie qui s’affiche aux frontons des habitations ( Ma Cabane, Ma Coquille, Mine de rien, Sans Fla Fla et le célèbre Samesufi…) est rarement dépourvue d’ambiguïté. « Une villa qui donne directement sur la plage est-elle encore un Simple Abri ? interroge l’universitaire. Il faut peut-être y lire un déni de réalité ou l’expression d’un sentiment de culpabilité : quand la résidence est trop visiblement une ômaison de rêve », il devient indécent de la nommer Mon Rêve. » Reste la voie de l’humour, quand le nom joue avec le passant… et l’usage ( Res KP). Ou quand il permet à des maisons proches de se répondre : La Fourmi est mitoyenne avec La Cigale, Polichinelle fait la nique à Arlequin, et Lakmé chante plus haut que Rigoletto.

Gravée dans le mur ou façonnée en relief, l’identité résiste au temps. L’effacer n’est pas simple. Même quand de nouveaux occupants ont souhaité plonger le nom dans l’oubli, le promeneur attentif le déchiffre encore, parfois, sous la peinture. Est-ce commettre un crime que de gommer le passé de ceux qui ont jadis hanté ces bâtiments ? Qui voudrait, à moins de partager les mêmes valeurs, d’une demeure qui proclame ostensiblement à ses visiteurs sa foi en Dieu ( Béthanie), en l’économie ( Spaarhof), le turbin ( Pax et Labor)ou… la pop psychédélique ( Pink Floyd) ? « Une tradition ne perdure que si l’on a du plaisir et de l’intérêt à l’entretenir », avance Anne Chaté. A Coxyde, le propriétaire d’une maison jumelée s’est sans doute lassé du jeu de mots : sur sa façade, il a tenté d’estomper Rhodo. Tout à côté, sur le mur du voisin, persiste encore un bien tristounet Dendron…

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