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Djihadistes : la diplomatie aux abonnés absents

Symptomatique : sur l’affaire Nemmouche, on n’entend que la ministre de l’Intérieur Joëlle Milquet. Son collègue des Affaires étrangères, Didier Reynders, n’aurait-il donc rien à dire ?

Le phénomène des djihadistes étrangers en Syrie est connu depuis l’entame du conflit en 2011, mais ce n’est que le 25 mars 2013 que la Belgique a mis sur pied une « task force », avec des représentants de différents organes, pour enrayer les départs et tenter de rapatrier ceux qui sont partis. Pourquoi un tel retard ? A cause d’un aveuglement volontaire. Personne ne voulait entendre parler de ces djihadistes qui brouillaient l’image d’une « révolution » que des Européens naïfs et manichéens pensaient animée des seuls idéaux de la liberté et de la démocratie.

La piqûre de rappel n’aura pas davantage servi. En septembre 2012, le chirurgien de MSF Jacques Bérès, rentré d’Alep, évoque le cas d’islamistes étrangers venus gonfler les rangs des insurgés qui combattent le régime laïque de Bachar al-Assad (d’obédience alaouite, une branche du chiisme). Parmi eux figurent « quelques djihadistes français », explique-t-il. Leur idéal ? Non pas Martin Luther King ou Nelson Mandela… mais Mohamed Merah, qui a tué sept personnes en mars 2012 en France. « Un exemple à suivre », revendiqueront-ils au docteur Bérès. L’avertissement est tombé dans l’oreille de sourds.

Comment s’en étonner ? Adeptes du wishful thinking, les diplomaties occidentales se sont longtemps contentées de répéter comme un mantra que « Bachar doit quitter le pouvoir », tout en encourageant indistinctement les rebelles, djihadistes ou non. Entre-temps, elles ont perdu le contact avec la réalité du terrain. Le ministre des Affaires étrangères Didier Reynders s’est empressé de suivre Paris et de fermer l’ambassade belge à Damas, privant notre diplomatie non seulement d’évaluations des rapports de force sur le terrain mais aussi de contacts précieux pour suivre le cas de nos jeunes combattants.

Trois ans plus tard, le ministre en affaires courantes doit bien se résoudre au fait que Bachar est toujours là, et qu’il a même repris du poil de la bête. La Belgique se retrouve aujourd’hui coincée par une politique jusqu’auboutiste calquée sur Paris. Car la guerre n’a pas cessé (déjà plus de 160 000 morts), et avec elle l’afflux de combattants étrangers. Reynders s’est toutefois montré moins belliqueux que son collègue français Laurent Fabius, qui, un jour de l’été 2012, a décrété que « Bachar ne mérite pas d’être sur terre », presque un droit de tuer octroyé aux jeunes djihadistes. Ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, nous reviennent comme des boomerangs.

« Alliance contre-nature »

Mais ce sont également nos relations coupables avec certains pays peu recommandables en termes de démocratie qui nous éclaboussent. « On a sous-traité à l’Arabie saoudite et au Qatar le soutien aux rebelles », rapporte Frédéric Pichon, auteur de Syrie, pourquoi l’Occident s’est trompé (Ed. du Rocher). Et donc le soutien à des individus comme Mehdi Nemmouche. « Or cette alliance contre nature, court-termiste, est à l’origine d’une des plus grandes erreurs stratégiques de ces dernières années, insiste Frédéric Pichon. La Syrie va rester pour de nombreuses années un réservoir de djihadistes à quelques heures du coeur de l’Europe. »

Dictatures protégées par l’Occident, ces deux monarchies à l’islam rigoriste ne se contentent pas de faire miroiter aux Européens leurs pétrodollars. Leur puissance est également médiatique, à l’instar des chaînes satellitaires sur lesquelles sévissent des prédicateurs qui appellent au meurtre des apostats chiites, sans parler de leur fiel antisémite. Or ces chaînes sont captées partout, y compris dans nos quartiers en Belgique. N’est-ce pas à Anderlecht qu’un imam chiite a été assassiné le 13 mars 2012 ?

Les capitales occidentales se sont toujours bien gardées de froisser d’aussi bons clients. Lors de la mission commerciale menée en mars 2014 par la princesse Astrid et le ministre Reynders en Arabie saoudite, le conflit syrien n’a été évoqué qu’à demi-mot. On retiendra surtout que la délégation belge s’est pliée à l’exigence archaïque de séparation des hommes et des femmes. Quant au Qatar, les révélations tardives sur une possible corruption à l’échelle planétaire pour décrocher l’organisation de la Coupe du monde de football 2022 démontre que, là aussi, la menace du djihadisme a moins pesé dans la balance que la perspective de contrats mirobolants.

La coupable mansuétude des Européens n’a pas oublié la Turquie, un des plus farouches adversaires de Bachar al-Assad. Ankara, qui est notre allié dans l’Otan, a longtemps laissé passer les rebelles, leurs armes… et les jeunes Belges. Plutôt que de la rappeler à l’ordre sur ses frontières poreuses, l’Otan a préféré l’équiper de missiles Patriot afin de parer une improbable attaque de l’aviation syrienne. En outre, la nécessité de ménager un certain électorat en Belgique a souvent pris le dessus. Le CDH et le PS ont ainsi longtemps bloqué des textes stigmatisant la Turquie sur la question de la liberté de la presse.

La Belgique se défend en n’affirmant soutenir que les rebelles « présentables » de l’Armée syrienne libre (ASL). Mais la distinction n’est pas toujours aisée. Quand l’ASL a inauguré fin 2012 son commandement nord à Idlib, elle a invité le cheikh salafiste Adnan al-Arour, partisan de « hacher les alaouites et donner leur chair aux chiens ». « L’opposition prétendument pacifique que soutiennent nos dirigeants et leurs amis islamistes de Turquie, d’Arabie saoudite et du Qatar a longtemps réussi à faire illusion et à escamoter son écrasante responsabilité dans le bilan de la guerre en Syrie », n’hésite pas à dire Michel Raimbaud, ancien ambassadeur de France.

Vers des révisions déchirantes ?

Face à l’enlisement du conflit, et à l’incessant va-et-vient de jeunes combattants entre la Syrie et l’Europe, faudra-t-il opérer des révisions déchirantes ? « Des ambassadeurs sont retournés discrètement à Damas, croit savoir Frédéric Pichon. Des capitales négocient avec le régime. Lequel répond : on vous aidera à éradiquer le phénomène djihadiste si vous rouvrez vos ambassades et si vous cessez d’armer nos ennemis. » Les Etats-Unis opèrent également un discret virage. « La criminalisation des organisations djihadistes a constitué la condition préalable à la récente visite d’Obama à Riyad, note le journaliste René Naba, auteur de L’Arabie saoudite, un royaume des ténèbres (Ed. Golias). Ce pays pourrait ne plus bénéficier de l’indulgence des Occidentaux, qui avait permis de l’exonérer de ses responsabilités dans les attentats du 11-Septembre. » 15 pirates de l’air sur 19 étaient de nationalité saoudienne, mais c’est l’Irak qui paiera la facture américaine…

Et la Belgique ? Même si sa diplomatie s’est évaporée dans le Service européen d’action extérieure, elle ne peut, sur la question des djihadistes, la réduire à sa seule dimension de sécurité intérieure. « C’est tout de même paradoxal de voir que, sur cette question, Joëlle Milquet, ministre de l’Intérieur, est montée bien plus au front que Didier Reynders », pointe Georges Dallemagne, député CDH sortant. Mais qui s’en soucie ? Lors de la dernière campagne électorale, la politique étrangère n’a suscité aucun débat télévisé. Reynders, raillent certains, a réduit sa fonction à celle de « ministre des avis de voyage pour les Belges à l’étranger ». Justement, on est en plein dans le sujet.

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