A l'automne dernier, accompagnant Charles Michel en visite officielle en Chine, Luc Bertrand signait avec le patron de COSCO un accord associant DEME au géant chinois dans un projet d'éolien en mer. © Didier Lebrun/PHOTO NEWS

Didier Reynders, l’Arabie saoudite et le dragueur un peu lourd

Mélanie Geelkens
Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Notamment via sa filiale spécialisée dans le dragage et les infrastructures portuaires, Ackermans & van Haaren, la société de la cheffe de cabinet de Didier Reynders a des intérêts partout dans le monde. Y compris au Moyen-Orient et en Arabie saoudite, avec lequel la diplomatie belge a tant de mal ces derniers temps…

Ce n’est pas d’aujourd’hui que Didier Reynders a la famille Bertrand à la bonne. Le papa, Luc, Didier Reynders l’a connu dans les années quatre-vingt, déjà. L’un était tout jeune président du CA de la SNCB, envoyé là à 28 ans à peine, et siégeait notamment au conseil d’administration des Ferry-Boats.  » La société, dans laquelle les chemins de fer britanniques sont présents, lui permet par exemple de rencontrer des chefs d’entreprise belges tels Marc Dubois, à l’époque patron des Ferry-Boats, mais aussi Gustave Portier, du groupe du même nom, ainsi que les patrons de sociétés de dragage situées le long du canal Albert ou de l’Escaut, comme Dredging ou De Nul, parmi les plus grandes du monde « , écrivait le journaliste André Gilain dans Didier Reynders, la face cachée de l’iceberg, paru en 2007 aux éditions Luc Pire. L’autre dirigeait déjà Ackermans & van Haaren, gigantesque holding actif dans des dizaines de pays du monde entier et dans de nombreux secteurs (la banque, l’ingénierie maritime, l’énergie, le transport, l’immobilier, etc.), qui affiche en 2016 cinq milliards d’euros de chiffre d’affaires, et propriétaire de Dredging, désormais Deme.

Aujourd’hui, Luc Bertrand est toujours président du conseil d’administration d’Ackermans & van Haaren (il en présidait le comité exécutif jusqu’à mai 2016), président du conseil d’administration de Deme et président du conseil d’administration de Dredging International. Il est aussi baron, membre de la commission d’avis sur les concessions de faveurs nobiliaires et les distinctions honorifiques de grade élevé, et sort d’une charge de commissaire général d’Europalia Turquie. C’est Didier Reynders, ancien ministre des Finances, vice-Premier ministre depuis treize ans, ministre des Affaires étrangères depuis 2011, qui a désigné Luc Bertrand aux deux dernières fonctions. Et Ackermans & van Haaren a conquis d’importants marchés en Turquie : Manuchar, spécialisée dans les produits chimiques et leur logistique, y a  » continué à évoluer positivement « , Extensa, filiale de promotion immobilière, y a continué à développer ses projets malgré le risque de change pesant sur la livre turque, et Deme y a  » terminé l’élargissement et l’approfondissement du chenal, du bassin de virement, du bassin et du canal d’accès dans le port de Mersin « , peut-on lire dans le rapport annuel 2016 de la multinationale.

Ce compagnonnage au long cours ne se limite pas au cabotage des missions royales et économiques – tiens, il y en aura une bientôt en Chine, tandis que Deme et le géant asiatique Cosco ont lancé des projets d’éolien offshore parrainés, début novembre 2016, par les Premiers ministres Charles Michel et Li Keqiang lors d’une visite officielle, et que la première négocie des travaux de dragage pour le compte de la seconde. Il a aussi mis une brillantissime avocate dans le sillage de Didier Reynders. Alexia Bertrand. Diplômée de Saint-Louis, de l’UCL et de Harvard, cette spécialiste du droit des négociations est en effet entrée comme conseillère justice, asile et migrations et affaires économiques au cabinet du vice-Premier ministre réformateur en février 2012, juste après avoir quitté la grande firme Linklaters. Conseillère communale à Woluwe-Saint-Pierre et candidate aux élections fédérales de 2014, elle n’est pas passée loin d’un siège de députée qui l’aurait rendue ministrable. Elle est devenue, à l’automne 2015, cheffe de cabinet du ministre des Affaires étrangères, en charge des affaires générales. C’est donc principalement elle qui représente Didier Reynders lors des discussions en intercabinets.

Alexia Bertrand siège au conseil d'administration d'Ackermans et van Haaren depuis 2013. Ici au premier rang, à gauche, en 2016.
Alexia Bertrand siège au conseil d’administration d’Ackermans et van Haaren depuis 2013. Ici au premier rang, à gauche, en 2016.© DR

2 500 euros la réunion

Or, Alexia Bertrand ne bat pas seulement pavillon libéral, et son seul employeur n’est pas Didier Reynders. Car si elle a quitté Linklaters au moment d’entrer au cabinet Reynders, elle a en revanche conservé un mandat qui lui est cher. Alexia Bertrand siège depuis mai 2013 au conseil d’administration d’Ackermans & van Haaren – pour laquelle, détaille son impressionnant CV, elle a presté une mission de quelques mois en 2011. Ce poste dans l’organe que préside son père et qui ne compte que dix membres, est rémunéré : elle y a perçu en 2016 un total de 80 000 euros (30 000 de rémunération fixe, 30 000 de tantième et 20 000 en jetons de présence à 2 500 euros la séance). Elle est également rémunérée comme administratrice de deux sociétés de droit néerlandais contrôlées par Ackermans & van Haaren, Apodia Holding International, et Het Torentje. Dans son édition du 5 mai dernier, Le Vif/L’Express s’interrogeait sur son rôle dans deux importants dossiers énergétiques sur la table du gouvernement fédéral. D’abord le MOG (Modular Offshore Grid), un système de raccordement de l’éolien offshore au large de Zeebruges, porté par Elia et promu par Deme, validé fin mars par le conseil des ministres, en deuxième lecture. C’est le cabinet du vice-Premier ministre qui l’avait mis sur la table en première lecture. Et ensuite le soutien aux futurs parcs éoliens offshore, auquel Deme participe, et dont le secrétaire d’Etat à la mer du Nord, Philippe De Backer (Open VLD), voudrait annuler les coûteuses concessions. Alexia Bertrand nous disait  » se limiter à relayer la position de la ministre de tutelle « , Marie-Christine Marghem (MR), dans ces intenses discussions, tout en ayant systématiquement signalé le conflit d’intérêts à ses homologues des autres cabinets.

En mars dernier, les patrons de DEME élevaient l’Arabie saoudite au rang de priorité stratégique

Mais Ackermans & van Haaren ne fait pas que des affaires au large de la Vlaamse Kust.  » Comme vous le savez certainement, Deme est actif dans (presque) toutes les régions du monde et donc dans un nombre très important de pays « , explique Alexia Bertrand au Vif/L’Express. Comme administratrice rémunérée, la cheffe de cabinet est donc intéressée à faire prospérer une société belge, la sienne, qui fait des affaires à l’étranger, tandis que comme cheffe de cabinet des Affaires étrangères belges, l’administratrice rémunérée est intéressée à faire prospérer un Etat, le sien.

Parfois, ces ambitions peuvent paraître contradictoires. Prenons ainsi l’exemple du Tchad : la Belgique et sa diplomatie veillent à la stabilité de ce grand pays du Sahel, carrefour des trafics et du terrorisme, et participe au financement de sa reconstruction. Mais CFE, autre filiale d’Ackermans & van Haaren active dans le dragage, insiste, elle, depuis plusieurs années, pour récupérer une créance de 60 millions d’euros due par les autorités désargentées de N’Djamena.

 » De grands travaux en Arabie saoudite  »

Ce n’est pas le Tchad, aujourd’hui, qui alimente chez nous les conversations où s’entremêlent politique diplomatique, diplomatie économique, investissements belges à l’étranger et investissements étrangers en Belgique. Ce n’est pas le Tchad, non plus, qui a récemment mis en grande difficulté le ministre belge des Affaires étrangères. C’est l’Arabie saoudite.

Car c’est bien pour l’entrée du royaume des Saoud au comité  » droit des femmes  » que la Belgique a voté, aux Nations unies. Et c’est bien avec cette théocratie sunnite que la Belgique pourrait suspendre toute relation commerciale… à l’initiative de son ministre des Affaires étrangères lui-même.  » A titre personnel, je suis d’avis que le gouvernement fédéral ne doit plus participer à des missions économiques en Arabie saoudite sans une vraie évaluation des droits humains. Aux Régions de décider si elles veulent ou non en mener de leur côté. […] Je sais que certains sujets économiques sont plus sensibles. Je suis personnellement favorable à un embargo sur la vente d’armes à l’Arabie saoudite. Les Régions sont-elles prêtes à agir pour donner l’exemple ? « , expliquait d’ailleurs Didier Reynders, en commission, le mardi 2 mai. Fort content d’un peu réorienter le débat vers les Régions, wallonne en particulier. Mardi 9 mai, la même commission des Relations extérieures examinait une proposition écologiste visant à  » suspendre toute relation commerciale avec le royaume d’Arabie saoudite et tout investissement dans ce pays en attendant une analyse approfondie des flux financiers en provenance ou à destination de celui-ci « , ressortie des limbes parlementaires pour l’occasion, et que la majorité fédérale pourrait, moyennant amendements, finalement adopter. Tant mieux, peut-être, pour la Belgique. Mais tant pis, incontestablement, pour Ackermans & van Haaren. Car, comme le disaient récemment Luc Bertrand et Alain Bernard, président du comité exécutif de Deme, à nos confrères de L’Echo,  » partout dans le monde on a besoin de ports ! Cela veut dire du travail pour nous, si nous voulons être compétitifs « . Et dans  » partout dans le monde « , il y a le Moyen-Orient, dont Deme lorgne goulûment les marchés en développement. Et en particulier le saoudien, lancé dans une vaste opération de modernisation de ses infrastructures portuaires. Le royaume, tout en y investissant huit milliards de dollars, cherche des partenaires privés.  » Nous voyons beaucoup d’endroits dans le monde où il y a de grands travaux à faire : l’Arabie saoudite, Doha, le Qatar, l’Inde, qui va sans doute devenir la Chine de demain « , expliquait encore Alain Bernard à L’Echo, le 1er mars, plaçant les côtes saoudiennes en tête de ses priorités littorales.

Selon le rapport annuel de la multinationale, la cheffe de cabinet de Didier Reynders a perçu 80 000 euros d'Ackermans et van Haaren en 2016.
Selon le rapport annuel de la multinationale, la cheffe de cabinet de Didier Reynders a perçu 80 000 euros d’Ackermans et van Haaren en 2016. © LUC CLAESSEN/belgaimage

La multinationale du dragage a déjà pu tisser des liens avec la péninsule lors de sa participation aux travaux d’élargissement du canal de Suez. Et elle a installé une filiale de Dredging International à Al-Khobar, grand port saoudien sur le golfe Persique, tandis que Manuchar y a constitué une joint-venture. La franche initiative de l’employeur de la cheffe de cabinet viendrait méchamment contrecarrer les ambitions de l’employeur de l’administratrice rémunérée.  » Je n’exerce aucune fonction exécutive chez AvH (j’y suis administrateur non exécutif) et encore moins chez Deme ou chez Manuchar (où je ne siège pas) et je ne suis donc pas habilitée à m’exprimer au nom de ces sociétés « , nous répond Alexia Bertrand sur le volet privé de l’affaire qui l’occupe ainsi. Elle élude tout autant sur un volet public qui l’intéresse tout autant.  » Je m’occupe de la politique générale tandis qu’un diplomate assure la direction du cabinet des affaires étrangères. Je ne traite pas les dossiers qui ont trait aux affaires étrangères. Je n’étais pas au courant ni de la candidature de l’Arabie saoudite dans la commission des droits des femmes de l’ONU ni de la mise au vote de cette candidature. J’ai découvert cela dans la presse. Je n’étais copiée sur aucun des mails en rapport avec ce sujet, ce qui est normal et habituel puisque cela relève de la compétence des affaires étrangères et donc de la diplomatie « , nous dit-elle, insistant sur la transparence dont son double mandat fait l’objet.

Malgré nos nombreuses sollicitations, ni Deme ni Ackermans & van Haaren n’ont apporté de précisions quant à leurs ambitions en Arabie saoudite. Seule la cheffe de cabinet de Didier Reynders aura donc bien voulu nous répondre. Fût-ce pour dire qu’elle ne pouvait rien dire.

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