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Diables rouges : leurs boîtes aux lettres au Luxembourg

Le Vif

Le Football Leaks révèle les montages financiers minutieusement organisés, depuis des années, pour une pléiade de joueurs et entraîneurs illustres. Et les footballeurs de l’équipe nationale belge ? Nous en avons identifié sept liés à des sociétés boîtes aux lettres au Grand-Duché.

Deux d’entre eux ont pris les commandes d’une société boite aux lettres quelques jours seulement avant un transfert. La société d’Eden Hazard et celle de Divock Origi ont été « dénoncées » par les comptables qui les hébergeaient. Cinq de ces Diables sont liés à un agent très actif au Luxembourg. Enquête.

Certains ont des cabanes au Canada. D’autres des boîtes aux lettres auLuxembourg. En plein scandale Football Leaks, et alors que le procès LuxLeaks des lanceurs d’alerte Antoine Deltour et Raphaël Halet reprendra, en appel, ce lundi 12 décembre, nous nous sommes rendus sur les traces de sept Diables rouges au Grand-duché. L’étoile montante du foot belge Yannick Carrasco, qui scintille à l’Atletico Madrid, y a créé une coquille vide il y a quelques mois. Il n’a fait qu’emboiter le pas (dans l’ordre) de Romelu et Jordan Lukaku, Thibaut Courtois, Eden Hazard, Kevin Mirallas et Divock Origi, tous déjà « présents » dans le paradis fiscal depuis quelques années.

Via leurs boîtes aux lettres, nos Diables collectent discrètement des revenus liés à l’exploitation commerciale de leur image (publicité, merchandising…), font fructifier un portefeuille de titres, détiennent des biens immobiliers ou ont fait immatriculer de grosses cylindrées… De la simple optimisation ? Peut-être. Ou pas : depuis que l’Inspection spéciale des impôts (ISI) a ouvert, début 2015, une enquête sur ces montages fiscaux, deux Diables au moins (Origi et Courtois) ont déserté leurs « nids » luxembourgeois. Coïncidence ? Par ailleurs, au Grand-duché, les sociétés d’Eden Hazard et d’Origi ont fait l’objet de « dénonciations de siège » par leur domiciliataire suite à des soupçons d’irrégularités…

Reste que ces constructions fiscales « peuvent seulement être examinées par l’ISI lorsque les joueurs sont des résidents belges », nous précise le SPF Finances. Autrement dit, seul Jordan Lukaku, qui a évolué ces dernières années en Belgique (Ostende, Anderlecht), pourrait éventuellement être inquiété. Les Diables qui jouent dans des clubs étrangers n’auraient eux rien à craindre du fisc belge. Si entourloupe il y a, ce sont des administrations fiscales étrangères qui auraient été lésées : Espagne (Carrasco, Courtois), France (Origi), Italie (Jordan Lukaku) ou Angleterre (Hazard, Mirallas, Origi, Courtois, Romelu Lukaku).

Pour tenter d’y voir plus clair, nous sommes allés visiter ces boîtes aux lettres au Grand-duché…

Yannick Carrasco

18 rue Robert Stümper

Au coeur de la zone d’activité de la Cloche d’Or, quartier de bureaux en périphérie sud de Luxembourg-ville, on entend presque les mouches voler en ce milieu d’après-midi. Devant l’immeuble de Corfi, « société fiduciaire d’expertise comptable », un quadra costume-cravate-crâne-rasé, fait les cent pas en évoquant des articles de loi au téléphone. Dans quelques minutes, il a rendez-vous avec « Philippe », le patron de Corfi. À 200 mètres, derrière le parking de l’autre côté de la rue, on aperçoit les bureaux de verre clinquants de PriceWaterhouseCoopers, géant de l’audit au coeur du scandale LuxLeaks. Nous pénétrons dans l’immeuble de Corfi. Au 2e étage, une porte en verre dépoli. Sans rendez-vous, nous parvenons à rentrer. Une secrétaire nous fait patienter sur un sofa dans le couloir. En face, une salle de réunion vide où trône, dans un coin, le buste en bronze d’un Arlequin masqué. Tout un symbole : des masques, c’est justement ce que vend Corfi, un des nombreux acteurs de la grande Commedia dell’arte grand-ducale.

Un petit brun bedonnant aux yeux sombres raccompagne à la porte le businessman au crâne rasé. C’est Philippe Chantereau, le boss. Un expert-comptable français de 54 ans. Nous lui demandons si c’est bien le Diable rouge Yannick Carrasco, 23 ans, qui se cache derrière les titres au porteur anonymes de la société Excellence Properties SA, domiciliée chez lui. « Je ne connais pas M. Carrasco », répond-il. Le 5 janvier 2016, le comptable a pourtant signé, pour le joueur, les statuts d’Excellence Vehicles SC, une société soeur ayant notamment pour objet « la détention, la mise à disposition, la prise en location, (…) de tous véhicules automoteurs ou automobiles ». Le nom de Yannick Carrasco apparaît noir sur blanc dans les statuts. Il ne détient qu’une seule part de cette nouvelle société et Excellence Properties les 499 autres. Excellence Vehicles n’est-elle qu’une simple coquille destinée à immatriculer des voitures au Luxembourg où la fiscalité est beaucoup plus douce ? « Je ne peux rien vous dire, je suis tenu par le secret professionnel, vous comprenez ? », répond Chantereau.

Yannick Carrasco n’a sans doute jamais franchi la porte de l’immeuble où nous sommes, jamais rencontré l’homme qui signe à sa place. Tout a dû se régler par avocats interposés. Corfi n’est qu’un maillon de l’industrie luxembourgeoise de l’évasion fiscale, fondée sur le secret (bancaire, des affaires, professionnel des avocats et des experts-comptables) et la survivance des titres au porteur, bannis presque partout ailleurs.

Le 10 juillet 2015, Carrasco est transféré de Monaco à l’Atletico Madrid pour 17 millions d’euros. Deux faits interpellent. Huit jours avant ce transfert, la société Dowell SA change de nom et devient Excellence Properties. Ensuite, Excellence Properties est renseignée comme société étrangère active en Belgique par le SPF Économie. A-t-elle joué un rôle lors du transfert de Carrasco ? Créée en août 2013, Dowell semble par ailleurs avoir servi de véhicule pour transférer un peu moins d’un million d’euros en 2014, selon ses comptes annuels.

Divock Origi

412F route d’Esch

La zone de la Cloche d’Or est traversée du nord au sud par la route d’Esch. De l’autre côté de cette route, à l’extrémité sud-ouest du zoning, une tour cylindrique de neuf étages de verre sombre et de béton jouxte de vastes immeubles de bureau dont la banque ING. Une des entrées de la tour est celle de SGG (Services généraux de gestion), filiale de la banque privée allemande Sal. Oppenheim spécialisée dans l’ingénierie financière et patrimoniale. « Bonjour, je suis journaliste et je voudrais parler au représentant de la société OD Inc. » Derrière le comptoir, une dame blonde nous sourit et consulte ses fichiers. « C’est Monsieur Jean-Robert Bartolini qui est chargé de clientèle de la société OD Inc SA », répond-elle. « Vous voulez lui parler ? » On acquiesce. S’ensuit une brève conversation téléphonique en luxembourgeois. « Non, il n’est pas disponible, je suis vraiment désolée. » On demande alors son adresse email pour lui adresser nos questions. « J’ose pas trop, car la façon dont il m’a dit les choses… » Soudain, surgit un employé de la société de sécurité Group4 : « C’est quoi ? », lance-t-il dans son impeccable uniforme. La réceptionniste : « Monsieur Bartolini m’a dit que Monsieur ne peut pas être reçu pour avoir des renseignements. » Le garde : « Alors si Monsieur Bartolini refuse, il faut partir. On n’a pas d’autre solution ». On redemande l’adresse email. « Ah mais ça c’est confidentiel, on peut pas la donner », assène le garde en nous montrant la sortie. Sur le parking, notre smartphone interroge Google : l’adresse email surgit dans les premiers résultats. Depuis le scandale LuxLeaks fin 2014, tout semble être devenu confidentiel au Luxembourg. Même ce qui ne l’est pas…

Vice-président de SGG, Bartolini était déjà prête-nom au Panama en 1986. C’est lui qui créée la future société d’Origi en avril 2013 et la domicilie chez SGG. Son nom était alors Alpinia. C’est ce qu’on appelle une « société sur l’étagère » : déjà constituée et inscrite au Registre des sociétés, elle est utilisable immédiatement par un client pressé. Le 24 juillet 2014, Divock Origi devient l’unique actionnaire d’Alpinia qui se mue en OD Inc. Son principal objet social est « l’enregistrement, l’utilisation, l’achat, l’acquisition ou le transfert de tous types de droits de propriété intellectuelle ». Divock et son père Michaël sont nommés administrateurs gérants. Le 29 juillet, soit cinq jours plus tard, Origi est transféré pour 10 millions d’euros de Lille à Liverpool, où il signe un contrat à 62.411 euros par semaine et reçoit une prime à la signature de 1,8 million d’euros.

La boite aux lettres luxembourgeoise serait-elle intervenue dans ce transfert ? Les comptes 2014 n’ont jamais été déposés. En mai 2015, SGG effectue une « dénonciation de siège », c’est-à-dire qu’elle rompt unilatéralement son contrat avec Origi parce qu’elle a détecté une anomalie. Une dénonciation de siège s’accompagne, dans la plupart des cas, d’une déclaration de soupçons de blanchiment d’argent auprès de la Cellule de renseignement financier. Serait-ce la raison de cette éviction ? Un an et demi plus tard, OD Inc. est toujours active mais « SDF », sans siège social officiel… Bizarrement, les Origi père et fils ont aussi créé une OD Inc Limited au Royaume-Uni… la veille du jour où Divock Origi est devenu actionnaire de la luxembourgeoise. D’après ses bilans, cette jumelle britannique est inactive.

Eden Hazard

8 rue de Beggen

Nous descendons la côte d’Eich, grand-route à trois bandes qui plonge vers le nord de Luxembourg-ville. Sur la droite, on croise le pont Grande-Duchesse Charlotte, aux allures de félin d’acier enjambant la rivière Alzette qui coule en bas de la vallée. Deux kilomètres plus loin, la rougeoyante Villa Graziosa, rue de Beggen, abrite plusieurs « domiciliataires », des bureaux d’experts-comptables qui vendent et hébergent des sociétés boites aux lettres pour leurs clients. C’est là qu’a élu domicile EHGroup, la société créée en septembre 2012 par le capitaine des Diables, Eden Hazard, trois mois après son transfert de Lille vers Chelsea. Devant l’entrée, deux jeunes Luxembourgeois tirent sur une clope. Ils n’ont jamais entendu parler du capitaine des Diables : « Ah bon, il gagne 270.000 euros par semaine ? Et il n’a que 25 ans ? »

On sonne. Une mère de famille, la quarantaine opulente, nous ouvre : « Il n’y a personne d’EHGroup ici aujourd’hui et je ne vous dirai rien. » On insiste. « Je suis Belge, supportrice des Diables, et je vous assure que tout ce qu’Eden fait ici est par-fai-te-ment-lé-gal, scande-t-elle. Il est résident fiscal au Royaume-Uni, vu qu’il y habite. Le fisc belge n’a rien à voir là-dedans. Il n’est pas lésé. Bon, je vous laisse, j’ai du travail. »

En seulement quatre ans d’existence, EHGroup a déjà connu quatre adresses différentes. Mais surtout – et c’est plutôt inquiétant -, deux dénonciations de siège : en juin 2013 et avril 2014. La première est l’oeuvre d’un petit bureau d’experts-comptables. La seconde, de la Société Générale Bank & Trust, « star » des Panama Papers pour avoir créé plus de 600 sociétés offshores pour ses clients auprès du cabinet panaméen Mossack Fonseca. Mais quelles anomalies ont donc été détectées par ces deux domiciliataires au point qu’ils aient remballé un client aussi « bankable » qu’Eden Hazard ?

En 2014, EHGroup a acquis des « licences de marques » pour 311.000 euros, qu’il fait fructifier. La marque « Eden Hazard » et d’autres liées, vraisemblablement. La boîte aux lettres du joueur a ainsi généré 2,3 millions d’euros de bénéfices en 2014 (taxés à 5,5%), et plus de 2 millions en 2015 (taxés à 18,9%). Ces montants engloberaient aussi les revenus liés à l’exploitation de son image par ses sponsors (Nike, Nivea et Lotus Bakeries). En janvier 2015, le montage fiscal s’est complexifié : une succursale d’EHGroup a été créée en Irlande…

Thibault Courtois et les Lukaku

30 Grand-Rue

Retour au centre-ville. La Grand-Rue est une des artères commerçantes où les loyers sont parmi les plus élevés d’Europe. C’est là, au numéro 30, dans une petite galerie commerciale qui abrite les bureaux de professions libérales aux étages, qu’a été domiciliée la première boite aux lettres de Thibaut Courtois. Thicolux SA, c’est son nom, a été fondée le 27 août 2012 devant notaire par le gardien des Diables et ses parents. La famille Courtois n’a même pas pris la peine de se déplacer au Grand-duché : la société est née via trois procurations sous seing privé transmises au notaire. Facile. Elle vivotera deux ans sans gagner d’argent puis sera liquidée fin 2015.

C’est à cette même adresse et chez le même notaire qu’en août 2010, également via une procuration, le papa de Romelu et Jordan Lukaku a créé RoJoLuk SA pour ses deux fils. La société possède des véhicules acquis en 2011 pour un montant de 65.000 euros. Il ne s’agit donc pas de la Bentley Continental GT blanche, immatriculée RL 2014 au Luxembourg, que Romelu s’est offerte en juin 2014 : elle coûte quelque 170.000 euros. En 2015, la société a réalisé un bénéfice de 468.000 euros, contre 219.000 en 2014. Elle est la seule de toutes les sociétés des Diables identifiées à payer des salaires pour 65.000 euros par an.

Aucune sonnette pour nous renseigner : Thicolux et Rojoluk ont déménagé au printemps 2014. La première à Windhof, à 15 km à l’ouest de la ville. La seconde à 500 mètres, de l’autre côté du Boulevard Royal. Nous nous y rendons…

Kevin Mirallas, les Lukaku et Courtois

35 avenue Monterey

On pourrait rebaptiser le cabinet d’avocats Vandenbulke « Au rendez-vous des Diables ». Pas moins de quatre d’entre eux ont leur société domiciliée dans cet immeuble de cinq étages anthracite et bois, coincé entre un hôtel et un agent immobilier avenue Monterey : les frères Lukaku (Rojoluk SA), Kevin Mirallas (KMirallas 20 SA) et… Thibaut Courtois via une seconde boite aux lettres (Thibauting SA). Créée en juin 2013, cette dernière a été dissoute deux ans et demi plus tard malgré de modestes bénéfices de l’ordre de 30.000 euros en 2013 et 2014. Quant à la coquille vide de Kevin Mirallas, fondée en novembre 2012 moins de trois mois après son transfert à Everton, elle tourne : 369.000 euros de profit en 2013 et 303.000 en 2014. On attend la publication des comptes 2015.

Le point commun de ces quatre Diables rouges ? Ils avaient tous à l’époque le même agent : Christophe Henrotay. Un homme que l’on retrouve dans pas moins de neuf sociétés luxembourgeoises, dont Rojoluk, où il a été administrateur durant quelques mois en 2014. Henrotay est également l’agent de Yannick Carrasco. Bref, cinq des sept Diables rouges identifiés au Luxembourg faisaient partie de l’écurie de l’agent lors de la création de leur boîte aux lettres.

On pousse la porte du cabinet. Une hôtesse brune nous remballe poliment. On insiste. Elle nous donne le nom de l’avocat qui gère les sociétés de Mirallas et consorts. On lui écrira. Il ne nous répondra jamais. Sa cabane au Canada n’avait sans doute pas de boîte aux lettres…

David Leloup

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