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Di Rupo – De Wever : la crise dure parce qu’elle rend parano

Frousse bleue de se faire avoir, peur panique de perdre la face, phobie de la trahison, délire du soupçon : le bras de fer entre francophones et Flamands, d’une intensité rare, exacerbe les penchants naturels à la paranoïa du monde politique. C’est grave, docteur. Et cela met du temps à se soigner.

Par PIERRE HAVAUX

Mais qu’est-ce qui les retient tellement d’aller enfin franchement de l’avant ? Bien sûr, il y a l’inconciliable à concilier entre nord et sud du pays. Mais tout de même : des semaines de négociations dans l’impasse, cette désespérante impression de surplace. C’est pas possible, ils font un blocage. Aux premières loges depuis le 13 juin, Elio Di Rupo et Bart De Wever ont fait durer le plaisir au stade des préliminaires. Pis, depuis que leurs premières approches ont tourné court, les chefs de file du PS et de la N-VA se seraient même fait la gueule. Douze jours sans se voir, peut-être même sans se parler, avant de renouer un fragile contact.

Cela frise l’enfantillage, dans un pays en panne prolongée. Seulement voilà : « Toutes les grandes décisions reposent in fine sur la confiance que s’accordent mutuellement quelques poignées d’acteurs », peut-on lire sous la plume du professeur de sociologie de l’ULB et spécialiste en management public, Alain Eraly (1). Mais cet ancien directeur de cabinet, pour avoir étudié de près les moeurs des acteurs politiques et fréquenté le biotope dans lequel ils évoluent, s’empresse de doucher les enthousiasmes. « Simplement, cette confiance n’a rien d’un saut dans le vide. » Elle ne se commande pas. Exige du temps pour se construire. Se heurte surtout à des logiques de systèmes et des ressorts psychologiques qui peuvent avoir raison des meilleures volontés. Dans la partie de poker en cours, « Bart De Wever, Elio Di Rupo et les autres ne jouent pas leurs propres cartes. On ne peut leur demander l’impossible », invoque Alain Eraly. Pitié pour eux….

Briser la glace : PS et N-VA dans l’impasse.

La confiance est une denrée rare. Elle ne s’installe durablement qu’à force d’échanges, qu’au fil d’épreuves partagées. Les décideurs en savent quelque chose. « Raison pour laquelle ils attachent autant d’importance à la connaissance intime de leurs partenaires dans les réseaux, s’intéressant à leurs familles, leurs hobbies, leur santé, leurs petits malheurs… » Sans doute Di Rupo et De Wever travaillent-ils à s’apprivoiser. Mais il y a du boulot. Le 13 juin, ils partaient d’une feuille blanche. La N-VA, parti jeune, reste plutôt étrangère aux cercles du pouvoir, économique, social, financier ou politique, qui forment la toile de l’establishment belge. La logique du réseau, vitale en politique pour tisser des liens personnels, n’est donc pas d’un grand secours : « Cette logique transperce les cloisons des partis, des instances, des niveaux de pouvoir, des idéologies pour relier entre eux les décideurs », souligne Alain Eraly. De ce que l’on sait, Di Rupo et De Wever manquent cruellement de « connecteurs », ces agents de liaison qui auraient leurs relais dans l’autre parti.

Pas de pitié pour les faibles.

Briser la glace exige de percer la carapace dont s’enveloppent ceux et celles qui comptent dans l’univers impitoyable de la politique.Pour survivre au sommet, un impératif : s’afficher sans faiblesse, se blinder pour faire toujours impression. Di Rupo et De Wever font honneur à leur réputation, au dire d’un témoin privilégié : « D’un côté, De Wever se profilant comme un roc intellectuel, jouant volontiers de la loi du plus fort, imperméable aux dramatisations. De l’autre, Di Rupo dans le théâtre permanent, patient, extrêmement poli et courtois. Mais parfaitement insaisissable. » Et dans son genre, tout aussi intraitable que son interlocuteur.

Pas de retraite honorable sous le regard des médias.

La puissance de feu médiatique rend politiquement suicidaire toute marche en arrière. L’acteur politique y abîmerait son plus précieux capital, auquel il tient plus qu’à tout : son image, fragile et éphémère. « La moindre défaite, pourvu qu’elle soit publique et médiatisée, est cause d’affaiblissement », observe Alain Eraly. En pros de la com’, Di Rupo et De Wever sont conscients de jouer gros. Sous les feux de la rampe, transformés en hérauts, l’un d’une Flandre à l’offensive et l’autre d’une Belgique en danger, ils se savent prisonniers d’une logique de duel qui fait les délices des médias. Difficile, dès lors, de céder du terrain, qu’ils le veuillent ou non. Le syndrome est bien connu de l’ex-directeur de cabinet : « J’ai connu des négociations linguistiques où les partenaires autour de la table reconnaissaient, à titre personnel, le dérisoire des enjeux, sans pour autant se résoudre à la moindre concession substantielle, lesdits enjeux se trouvant monstrueusement amplifiés, dramatisés. » Inutile d’ailleurs de jouer sur cette corde-là pour amadouer Bart De Wever : « C’est un nationaliste religieux. Pas le moindre humour ou recul par rapport à des enjeux comme BHV », reprend le négociateur.

Perdre la face, la hantise.

« En politique, tout est dominé par cette exigence absolue : sauver la face. C’est plus fort que tout. » Eraly estime que cette règle d’or ne suffira même pas à un Bart De Wever : « Il ne peut pas se contenter de ne pas perdre la face, il doit triompher. » La N-VA a placé la barre trop haut.

Se faire piéger, la phobie.

L’homme politique agit en permanence sous l’emprise d’une peur : « Celle de se faire entuber, expression très usitée dans le monde politique », reprend Alain Eraly. Cette frousse tourne à l’angoisse autour de la table des négociations, confirme ce négociateur francophone. « Le syndrome de Val Duchesse, vécu en 2007, et qui voyait les partis s’envoyer des missiles par des fuites dans la presse, reste entier. On n’ose plus rien transmettre par écrit, c’est l’ambiance du complot permanent. » Avec des effets dévastateurs sur une confiance déjà au plancher. On risque de finir par douter de tout. Par surinterpréter tout ce que le camp d’en face propose. La parano n’est jamais loin en politique.

Etre trahi, l’obsession.

« Méfiance permanente, anxiété du non-respect des accords et de la trahison » : la N-VA, suivie par le CD&V, assume ce penchant naturel en politique avec un zèle remarqué face aux francophones. Plus question de les croire sur parole. Bart De Wever exige des engagements noir sur blanc, avant même d’envisager le début d’une formation de gouvernement. Vexant. Et annonciateur d’interminables discussions lorsqu’il faudra rédiger un accord de gouvernement jusqu’à la dernière virgule. « Les ambiguïtés d’un accord politique peuvent ensuite faire office de portes de sortie », concède Alain Eraly. Le diable se cache dans les détails.

Etre saboté, le soupçon.

Sans doutela N-VA flaire-t-elle déjà l’embrouille, une fois qu’elle aura embarqué au gouvernement fédéral. De fermes résolutions, des engagements solennels qui, sans être reniés, peuvent subir des contretemps. Contrarier par la bande la mise en oeuvre d’un programme gouvernemental est chose courante. « Dans le système belge, chaque ministre dépend fortement de ses collègues. Etre ministre, c’est être enchaîné, rappelle Eraly. Il est assez facile à un ministre de jouer l’inertie en s’asseyant de facto sur certains dossiers pourtant explicitement stipulés. » L’entourloupe est même une règle. « Exister politiquement, c’est d’abord bloquer des dossiers. » Avec, au besoin, le concours d’administrations politisées. « Un ministre peut demander à un fonctionnaire de sa couleur politique de faire preuve de toute l’inertie possible dans la mise en oeuvre d’un projet. » Problème de timing, manque de moyens, difficultés techniques ou juridiques : la palette des artifices est large. Pour appliquer ces jeux d’obstruction, les partis traditionnels habitués au pouvoir auront d’appréciables longueurs d’avance sur une N-VA encore orpheline de relais importants dans l’appareil d’Etat. A moins que l’Etat-CD&V (et les beaux restes qu’il conserve) ne se mette au service des nationalistes flamands…. Avant d’envoyer ses ministres au feu et probablement de s’y coller lui-même au gouvernement, De Wever y regardera à deux fois pour éviter la douloureuse expérience d’Ecolo lors de sa première participation au pouvoir en 1999.

Rendre des comptes, l’obligation.

Ni De Wever ni Di Rupo ne sont seuls au monde. Pas plus que n’importe quel homme fort d’un parti. « Ils ne sont pas au sommet de pyramides. Dans de telles négociations, je ne crois pas une seconde qu’ils puissent s’affranchir de leurs liens, au nom d’un intérêt général qui les isolerait », assure Alain Eraly. Garder les faveurs du parti est d’une importance cruciale. Cela signifie des appétits de pouvoir à satisfaire, des ambitions personnelles à assouvir. Bart De Wever lui-même montrerait l’exemple : la volonté qu’on lui prête de conquérir le maïorat d’Anvers aux communales de 2012 crispe ses rivaux politiques flamands sur le dossier du Lange Wapper. Ce projet de tunnel ou de viaduc visant à désengorger la Métropole divise le gouvernement flamand de Kris Peeters (CD&V) et finit par brouiller les cartes des négociations au fédéral. Tout est dans tout. « L’homme politique tend à ne prêter attention dans la réalité qu’à ce qui sert ou menace son projet politique », relève Alain Eraly.

En interne, cela fait du monde à tenir à l’oeil, à écouter, à informer, à subir l’influence. A s’assurer de la loyauté. Au-delà du noyau de fidèles : les barons du parti et les parlementaires, tentés de jouer leur propre carte ou de tourner avec le vent ; les militants, capables d’une contestation interne qui serait du plus fâcheux effet lors de l’inévitable congrès de participation gouvernementale. Sans oublier les groupes de pression qui agissent dans l’ombre. « Mon patron, c’est le Voka », lâchait Bart De Wever, dans une allusion au patronat flamand qui lui mettrait ainsi la pression. Le même De Wever assume volontiers une dépendance au groupe Stratego, présenté comme le noyau dur de la N-VA où siègent la dizaine de ténors du parti. « On ne sait trop s’il en est prisonnier ou s’il s’en sert comme d’une arme », s’interroge un négociateur francophone. Jouer ainsi sur une émulation collective est habile : « La victoire revient à ceux qui montent au front avec une baïonnette dans les reins », pour reprendre une formule d’Alain Eraly.

Se rendre acceptable, l’inévitable.

Tôt ou tard, il faudra bien que les protagonistes songent à atterrir. Se résignent, dans un régime de coalition comme le nôtre, à »se faire aimer de ses futurs partenaires, disons plus exactement se rendre acceptables ». Le patron de la N-VA ne semble pas pressé. « Bart De Wever a fait son calcul : il est dans une telle position de force que la question lui apparaît secondaire. Entre choisir de se rendre acceptable aux yeux des francophones et incarner l’intransigeance en Flandre, il a choisi la meilleure stratégie de son point de vue. Et c’est aussi la bonne pour les francophones : on n’a pas besoin d’un De Wever aimé des francophones, mais d’un De Wever capable de convaincre la Flandre qu’un accord est possible », souligne Alain Eraly. On n’est pas tiré d’affaire.

(1) Le Pouvoir enchaîné. Etre ministre en Belgique, par Alain Eraly. Ed. Labor, 2002.

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