Décès de Michel Daerden : le parcours chaotique d’un animal politique

Michel Daerden est décédé ce dimanche après-midi à l’âge de 62 ans. Le Vif/L’Express revient sur le parcours haut en couleur de cet animal politique hors normes.

Dix-huit juillet 1991. Les balles qui fauchent mortellement André Cools sur un parking de Cointe embrasent du même coup la poudrière socialiste liégeoise. L’abcès qui rongeait la plus puissante des fédérations du PS crève au grand jour. L’héritage du maître de Flémalle aiguise les appétits. Et déchaîne les passions. Jean-Maurice Dehousse, José Happart, Guy Mathot, Alain Van der Biest : ennemis jurés d’André Cools ou anciens fidèles qui lui ont tourné le dos, ils tiennent le haut du pavé face aux coolsiens (Gaston et Laurette Onkelinx, Paul Bolland, Maurice Demolin …). Arc-boutés sur la défense de la mémoire du « patron », ces derniers se retrouvent au sein du groupe Jaurès, fondé par Marcel Cools, le fils d’André.

Au milieu de cette pétaudière, un homme se fait plutôt discret: Michel Daerden. En homme de chiffres déjà réputé, le réviseur d’entreprises préfère compter les coups. Et tabler sur les futurs dividendes que son profil bas peut lui rapporter. Coolsien sans doute, mais juste ce qu’il faut. Impossible pour lui de renier la filiation: c’est l’ex-président du PS, grand dénicheur de talents, qui a jeté le conseiller communal d’Ans dans la bataille électorale, lors des législatives de 1987. Le financier faisait déjà ses preuves dans la gestion des fonds de la fédération liégeoise du PS. Trois ans plus tard, pour les législatives, Cools en fait la tête de liste au Sénat. Michel Daerden se trouve encore avec André Cools le samedi précédant l’assassinat, pour l’aider à rédiger ce qui sera sa dernière déclaration d’impôts. Mais sa fidélité va vite s’émousser. Maurice Demolin, ex-secrétaire politique de la fédération liégeoise et proche d’André Cools, raconte : « Le jour des funérailles, dans le cortège, je marchais entre Michel Daerden et Lambert Verjus (1). Je leur ai dit : vous verrez, le nouvel homme fort, ce sera Guy Mathot, et moi, je ne jouerai pas dans ce jeu-là. Daerden a opiné. Pourtant, après la mort d’André Cools, il a été le tout premier à le trahir, pour se rapprocher de Mathot. »

En 1992, un poste de ministre se profile pour le prometteur Daerden. Mais Philippe Busquin préfère envoyer au gouvernement le duo des antagonistes: Laurette Onkelinx et Jean-Maurice Dehousse. Marri, Daerden encaisse sans broncher.
D’autant que son « cher président » a une autre mission à lui confier: la pacification de la urbulente fédération liégeoise. En loyal serviteur du parti, Daerden ne décevra pas Busquin. Pour monter en puissance, il s’appuie sur les bourgmestres de la périphérie liégeoise, devient l’allié inconditionnel de Guy Mathot, se rend acceptable aux yeux d’un Dehousse pas forcément commode. Ce faisant, Daerden ne roule évidemment pas que pour les autres : il tisse patiemment sa toile de seconds couteaux qui va lui permettre de tirer les ficelles d’une fédération dont il devient finalement le président. « Il sait se rendre indispensable et faire en sorte que toute le monde doive composer avec lui », se souvient un mandataire PS qui a vécu cette ascension de près. A force de louvoyer entre les camps, sans s’embarrasser de scrupules, ce diable d’homme réussit l’impensable : marier l’eau et le feu dans un chaudron liégeois qui quitte ainsi le stade de l’ébullition. « Michel Daerden a été le pacificateurdans la mesure où il s’est imposé grâce à ses réseaux, reconnaît Marcel Cools. Il a calmé le jeu, sans aucun doute, mais en provoquant le départ de gens comme moi, qui voulaient conserver une ligne de gauche, alors que, pour d’autres, tout devenait permis. » Guy Mathot écarté à cause de l’affaire Agusta, Jean-Maurice Dehousse devenu bourgmestre de Liège : la voie d’une carrière ministérielle est grande ouverte pour Michel Daerden.

Pendant ce temps, au crépuscule d’une carrière longue et chahutée, Guy Mathot se lance dans un ultime défi : donner un nouveau souffle à la fédération liégeoise du PS. Il en devient le président en 2003. Mais, peu à peu, la maladie l’affaiblit. Dans les cénacles socialistes, l’air de rien, Michel Daerden multiplie alors les phrases sibyllines: « Mathot est malade », « Mathot ne va pas bien »… L’Ansois est-il déjà en train de manoeuvrer pour devenir le futur n°1? Certains camarades le pensent. Et sont d’autant plus surpris par son attitude qu’une authentique complicité l’unit au bourgmestre de Seraing. A Fréjus, sur la Côte d’Azur, les villas des deux hommes sont voisines. Guy Mathot s’éteint le 21 février 2005. Le jour même, Michel Daerden improvise une conférence de presse à Namur. Devant les caméras, il se présente comme « un ami de trente ans » du défunt, toujours présent à ses côtés « dans les moments difficiles ». « J’ai vécu tout ça de l’intérieur, moi. Je peux garantir que quand les problèmes ont commencé, on ne l’a plus vu », corrige sèchement Alain Mathot, le fils de Guy, dans une interview au Soir, qui paraît la veille des funérailles. Alain Mathot a appris que, quelques semaines plus tôt, Michel Daerden avait convoqué ses proches pour préparer « l’après-Mathot ». Ecoeuré, il laisse éclater sa colère : « Daerden fait le siège pour pouvoir parler demain aux funérailles après Elio Di Rupo. Pour être consacré comme le dauphin, l’homme fort de Liège. C’est hors de question ! » Les socialistes retiennent leur souffle. Tous craignent de voir la guerre des clans se raviver à Liège. Suite au décès de Guy Mathot, la présidence de la fédération est vacante. Michel Daerden pense qu’il va s’imposer « naturellement » comme le nouveau patron. Mais, face à lui, un front du refus se constitue. A sa tête : Willy Demeyer (bourgmestre de Liège), André Gilles (président du collège de la Province de Liège), Alain Mathot (député fédéral) et Jean-Claude Marcourt (ministre wallon de l’Economie). Le 15 mai 2005, Willy Demeyer est élu président de la fédération liégeoise du PS. Il l’emporte nettement sur le candidat soutenu par le clan Daerden, Charles Janssens. Les analystes glosent sur la « fin de l’ère Daerden ». Erreur… Plutôt que de s’obstiner, Michel Daerden opère une courbe rentrante. Il aplanit, au moins en surface, le différend qui l’oppose à Alain Mathot. Il se rapproche de Willy Demeyer. « Quand il a perdu le contrôle de la fédération, Michel Daerden ne s’est jamais comporté avec un esprit belliqueux, rapporte une éminence socialiste. Il survit dans le modèle… ».

Un an et demi plus tard, les élections communales du 8 octobre 2006 se muent en triomphe pour la famille Daerden : majorités absolues socialistes à Ans et à Herstal ; le père et le fils, tous deux bourgmestres Une victoire pareille, cela mérite bien quelques verres de l’amitié… Sur le plateau de la RTBF et de RTC, Michel Daerden apparaît passablement éméché. Face à la caméra, il bafouille des borborygmes inaudibles. Plusieurs ténors liégeois sont présents sur place et découvrent en direct la prestation de Michel Daerden, les yeux rivés sur les écrans disposés à proximité du plateau. Un long silence, undauthentique malaise envahit d’abord le studio. Certains croient assister à la mort politique de Michel Daerden. Puis, insensiblement, la scène se mue en gag. Et une franche hilarité gagne finalement la soirée électorale organisée par la RTBF et RTC. Le soir même, le petit film se trouve sur YouTube. Il devient instantanément un hit. Toute la nuit, les proches de Daerden sont assaillis de SMS : « T’as vu les images ? » « A ce moment-là, il y a de la crainte, de la panique, de la tristesse dans l’entourage du ministre », confie Eric Wiertz, aujourd’hui attaché de presse de Frédéric Daerden. Certainsredoutent même un appel d’Elio Di Rupo, qui exigerait « un pas de côté ».

Le 9 octobre vers midi, Michel Daerden arrive au siège du PS, boulevard de l’Empereur, après s’être isolé avec ses proches et avoir visionné les images sur YouTube. Il est dans ses petits souliers. Juste avant le bureau du parti, les huiles socialistes se réunissent pour une première évaluation du scrutin. Laurette Onkelinx souffle : « Pfff ! Quelle soirée pourrie ! Il n’y a qu’un moment où je me suis bien amusée : c’est quand j’ai vu Michel à la télé. » Soulagé, Michel Daerden comprend qu’on ne lui tiendra pas rigueur de sa performance de la veille. Le dimanche suivant, il est l’invité de Controverse, sur RTL-TVI. Florence Coppenolle, la porte-parole du PS, l’a briefé : il doit expliquer son comportement à l’antenne de la RTBF par l’émotion, l’enthousiasme du moment. Mais, lorsque Pascal Vrebos l’interroge (« Avouez que vous aviez bu un petit coup de trop ! »), Michel Daerden s’écarte de la partition. Et répond : « Pas plus que d’habitude. » A partir de là, la daerdenmania s’emballe. Elle ne connaîtra plus de limites.

Déclin, quel déclin ?

Dans le même temps, chaque fois qu’il sera question de Michel Daerden, ce sera désormais la chronique d’un déclin maintes fois annoncé. Et toujours reporté. L’usure du temps semble n’avoir aucune prise sur le pouvoir considérable qu’il a accumulé. Il a survécu à toutes les tempêtes, traversé toutes les crises. Les camarades du vieux PS se sont évanouis dans la nature au fil des écrémages. Pas lui. C’est bien simple, parmi les ministres et présidents de parti actuels, ceux qui possèdent un CV aussi épais que le sien se comptent sur les doigts d’une main: Elio Di Rupo, Laurette Onkelinx et Charles Picqué. Mais Laurette Onkelinx n’a jamais percé sur le terrain local, ni à Seraing ni à Schaerbeek. Michel Daerden, au contraire, combine son impressionnante carrière ministérielle avec une implantation liégeoise sans failles. Plus d’une fois, la forteresse a paru se fissurer. Sans jamais s’écrouler. Une énigme. « Depuis que je milite, Michel Daerden est la personnalité politique dont j’ai le plus souvent entendu dire : cette fois, c’est fini, il ne va pas se relever. Mais il est toujours là, alors qu’on ne peut pas en dire autant de tous ceux qui annonçaient son déclin », relatait à l’automne 2009 la députée wallonne Isabelle Simonis (PS), bourgmestre de Flémalle. Au printemps de la même année, Jean-Claude Marcourt l’a défié en revendiquant la tête de liste pour les élections régionales. Bernique ! C’est « papa », une nouvelle fois, qui a décroché la pole position. Et qui a triomphé : 63 580 voix. Un score inédit dans l’arrondissement de Liège. Le précédent record, établi par Jean-Maurice Dehousse, se chiffrait à 34 000 voix. Encore fallait-il réussir l’après-match.

La mode de la « bonne gouvernance » aurait pu être fatale à Michel Daerden, politicien d’un autre temps.Que nenni: le voilà ministre fédéral des Pensions et des Grandes Villes. Et pourtant. Plusieurs observateurs entrevoient dans son transfert vers le gouvernement fédéral les prémices d’un déclin. Ce qui paraissait inimaginable arrive il y a trois ans: un gouvernement wallon dont Michel Daerden n’est pas l’un des maillons forts. L’homme d’Ans lui-même n’a pas su très bien sur quel pied danser en apprenant la nouvelle. Se réjouir de rester ministre ? Ou se désoler de perdre du galon? Le soir même de sa nomination, le 16 juillet, il a réuni ses « amis » au château de Waroux, à Alleur. Une cinquantaine de personnes, parmi lesquelles tous les ténors du PS liégeois : Jean-Claude Marcourt, Willy Demeyer, Alain Mathot (député fédéral et bourgmestre de Seraing)… « Je m’attendais à ce que Michel évoque ses nouveaux défis, sa vision des pensions, raconte l’une des invitées. Mais son message, c’était plutôt : j’étais ministre régional depuis dix ans, une page se tourne, c’est la vie, c’est comme ça… » Vice-président du gouvernement de la Région wallonne et de la Communauté française. Ministre du Budget de la Région wallonne et de la Communauté française. De 2004 à juin 2009, Michel Daerden avait quatre cabinets à son service. En termes d’effectifs, la perte qu’il subit là est radicale : il disposait de plus de 100 collaborateurs, il en a à présent moins d’une trentaine. De plus, la compétence du Budget (combinée avec les portefeuilles de l’Equipement et des Sports) lui conférait un pouvoir colossal. De Mouscron à Arlon, n’importe quel bourgmestre devait d’une façon ou d’une autre obtenir son aval pour construire une piscine. Ce levier-là, Michel Daerden l’a perdu. Définitivement.

Ses quatre piliers

Né en 1949, fils de cheminot, Michel Daerden aime montrer la modeste maison où il a grandi, aux bords des voies de chemin de fer, à Loncin, sur les hauteurs d’Ans. Il a conquis son premier mandat politique, conseiller CPAS, en 1977. Depuis lors, il n’a cessé d’amasser le pouvoir. Cette lente conquête s’est appuyée sur quatre piliers. Passage en revue.

1. Un (ex-)cabinet de révisorat omniprésent

Michel Daerden n’aurait jamais atteint de tels sommets sans son bureau de réviseurs d’entreprises. Fondé en 1986, son cabinet rafle très vite les contrats. Parmi ses clients : le journal La Wallonie, les mutualités socialistes, des sociétés de logements sociaux, ainsi que de nombreuses intercommunales. C’est un secret de Polichinelle : certaines centrales syndicales, certaines fédérations mutuellistes accordent alors à leurs cadres des indemnités non déclarées. Quelques dirigeants syndicaux sont réputés pour leurs notes de frais excentriques. Robert Gillon, le patron des métallos FGTB, voyage en Concorde. Une autre époque… Comme réviseur, Michel Daerden accède à toute la comptabilité des sociétés dont il s’occupe. Il voit la boîte noire. Il connaît dans leurs moindres détails tous les rouages de la constellation socialiste liégeoise. En ignore-t-il les secrets inavouables ? « Dans les années 1980, Michel Daerden était le vilain petit canard de la fédération : il arrivait toujours en retard, il n’avait pas de charisme, rapporte un ancien homme fort du PS liégeois. André Cools s’en méfiait. Mais Daerden savait beaucoup de choses et il savait aussi se taire. » En 1994, Michel Daerden quitte ses fonctions de gérant du cabinet. En 2001, il revend toutes ses parts à son fils Frédéric.

2. Une stratégie de l’encerclement

Michel Daerden s’est longtemps profilé comme le syndicaliste en chef des petites communes de la périphérie liégeoise. Un à un, il a mis dans sa poche les barons de la banlieue rouge. Une stratégie de l’encerclement visant le PS de Liège-ville, traditionnellement plus critique vis-à-vis du pouvoir. Ainsi, jusqu’en 2006, la garde rapprochée de Michel Daerden se composait en grande partie de bourgmestres de la périphérie: Charles Janssens (Soumagne), Gilbert Van Bouchaute (Flémalle), Patrick Avril (Saint-Nicolas), Jean Namotte (Herstal), Maurice Mottard (Grâce-Hollogne)… Ce maillage s’est lézardé. Plusieurs baronnies sont tombées à la suite des dernières élections communales. A Flémalle, le vétéran Van Bouchaute a dû céder la maïorat à une « rénovatrice », Isabelle Simonis. A Seraing, le nouveau bourgmestre Alain Mathot s’est rapproché de Liège plutôt que d’entretenir un front de la périphérie. Et certains fidèles de Michel Daerden, à l’instar de Patrick Avril, sont dans le collimateur de la justice.

3. Un fonctionnement quasi féodal

Généreux et convivial avec ses alliés, Michel Daerden exige d’eux un soutien sans faille. Tacite, le contrat est clair: je te protège, tu me dois fidélité. « Avec Michel Daerden, c’est un vrai pacte d’allégeance que les gens nouent », note un élu socialiste hors clans.En novembre 2008, lors d’une conférence de presse, Daerden menace: « Le président du FC Liégeois, Jules Dethier, est désormais persona non grata. On veut bien investir, continuer à nous battre, mais nous voulons avoir un interlocuteur en qui on a confiance. Avec Dethier, la confiance est rompue » (1). Une déclaration qui sonne comme dans les films de Coppola : le parrain a parlé. Quelques jours plus tard, le conseil d’administration du club vote la démission de son président. Député fédéral Ecolo et ex-conseiller communal à Herstal, Eric Jadot n’a pas oublié son premier face-à-face avec Michel Daerden, au lendemain des élections communales de 2000. La scène, là encore, est digne d’un bon Quentin Tarantino. Daerden a invité quatre leaders écologistes liégeois pour négocier la répartition des mandats dans les intercommunales. Le rendez-vous est fixé au hall omnisports d’Ans. « Un peu intrigués, nous attendons à la cafétéria, quand quelqu’un arrive et nous emmène vers les vestiaires, raconte Eric Jadot., Là, on débouche sur un petit salon, avec un bar et une table, où un buffet très copieux a été dressé. Michel Daerden et Guy Mathot arrivent avec 45 minutes de retard. Deux serveuses nous versent du bon vin et nous avons à peine le temps de vider notre verre qu’elles nous resservent à nouveau. Pendant deux heures, Daerden et Mathot font joujou avec nous : on ne comprend pas bien où ils veulent en venir. Quand nous rentrons dans le vif du sujet en posant des questions impertinentes, Daerden nous regarde, goguenard, et nous dit: « Ah, Ecolo, vous êtes très importants pour la démocratie… »

4. Une mainmise sur les structures publiques

Les vassaux de l’Ansois ont longtemps eu pour trait commun de collectionner les mandats. A travers eux, le suzerain garantissait son emprise sur une myriade de structures. Mais la vague de la bonne gouvernance, irrésistible, et les décrets votés dans son sillage sont en train de mettre à mal ce système. Michel Daerden doit lâcher du lest. Poussé dans le dos par le Premier ministre Herman Van Rompuy, qui exige des membres de son gouvernement de ne cumuler
aucun mandat, il a démissionné, le 31 août, de la présidence du Groupe de redéploiement économique liégeois (GRE). Un organe stratégique, le bras armé du plan Marshall en province de Liège. Bizarrement, le conseil d’administration ne s’était plus réuni depuis… le 18 juin 2008, alors que ses statuts prévoient des réunions tous les trois mois. Sans doute son président préférait-il que les décisions se prennent en cercles restreints, à l’abri des questions impertinentes. Pourtant, Michel Daerden ne règne pas sans partage. Le PS liégeois n’a plus de n° 1 depuis la mort d’André Cools. « Le clan Daerden est presque totalement absent de secteurs comme les hôpitaux, les maisons de repos ou l’aide aux handicapés, qui sont pourtant stratégiques pour le PS », note un ancien chef de cabinet socialiste.

Un humanisme instinctif

« Idéologiquement, nous n’avons pas la même façon de penser le socialisme », concède Jean-Claude Marcourt, quand on l’interroge au sujet de Michel Daerden. L’ex-bourgmestre d’Ans est souvent qualifié de « social-libéral » par l’aile gauche du PS. Mais c’est justement parce qu’il ne s’encombre pas d’un lourd bagage idéologique que Michel Daerden poursuit depuis si longtemps sa marche. Il considère la politique à la façon d’un comptable : partant du principe que la bataille n’est jamais gagnée d’avance, il déploie un maximum d’énergie pour faire pencher le rapport de force en sa faveur. A Ans, il a ainsi débauché d’importantes figures locales d’Ecolo et du CDH, transférées au PS, avant d’ouvrir sa majorité au MR. Bilan : une opposition neutralisée. Jamais Michel Daerden ne pèche par excès de confiance. Pour le souper organisé en son honneur, la veille des élections régionales, plus de 900 couverts sont dressés dans le hall omnisports d’Ans. Mais l’ambiance y est sinistre. Quelques heures plus tôt, alors qu’il battait campagne sur le marché de Jemeppesur-Meuse, Michel Daerden a appris que Jean-Michel Javaux et Didier Reynders buvaient un verre ensemble dans un café du centre de Liège. La nouvelle a achevé de le déprimer. Les carottes sont cuites, pense-t-il. Quand il monte à la tribune, il prononce ce qui ressemble à un discours d’adieu: « Lundi, je serai peut-être au chômage… » Ce souper électoral révèle en filigrane l’une des forces de la machine Daerden.

Car qui y assiste ? Des chefs d’entreprise, des ouvriers, des commerçants, des chômeurs, des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux. Bref, un échantillon des nombreuses composantes de la société liégeoise. Michel Daerden va pêcher bien au-delà du vivier traditionnel socialiste. Alors que le PS a mis du temps à s’ouvrir à l’immigration, il possède une longueur d’avance en la matière : son entourage compte depuis longtemps de nombreuses personnes d’origines italienne, turque, marocaine, espagnole… Une attitude qui, cette fois, ne relève pas du calcul, mais d’une sorte d’humanisme instinctif.

Ans métamorphosé

Michel Daerden peut s’estimer fier de sa longévité. Mais à qui profite-t-elle? Quel est son bilan après vingt années d’occupation ininterrompue du pouvoir ? A Ans, aucun doute : l’empreinte Daerden est bien visible. La Nationale 3 a été somptueusement rénovée. Même les feux rouges sont design. Les deux bandes sont séparées par d’élégantes (mais indispensables ?) rangées de petits pavés. La rue maréchal Foch, qui longe le chemin de fer, est bordée de poubelles tous les 30 mètres et de magnifiques luminaires. « On se croirait sur la digue… », constatait lui-même Michel Daerden. Plusieurs témoins rapportent cette anecdote, qui s’est déroulée au parlement wallon sous la précédente législature. Bernard Wesphael (alors député Ecolo) interpelle Michel Daerden sur l’étonnante absence de panneaux antibruit sur le territoire de la commune de Liège, le long de l’autoroute à Liège, alors que Herstal et Ans en sont dotés. « Il a tout compris, Wesphael. Je ne vais quand même pas faire un cadeau à Demeyer », marmonne le ministre.

Pour Michel Daerden, une époque est de toute façon révolue. De 1992 à 2003, il a eu la mainmise sur la fédération liégeoise du PS : d’abord en la présidant lui-même, puis par l’intermédiaire successif de trois présidents entièrement dévoués à sa cause (Jean Namotte, Michel Dighneef et Jean-Claude Peeters). L’élection de Guy Mathot puis celle de Willy Demeyer ont définitivement changé la donne. Mais les antagonismes au sein du PS liégeois ne sont pas figés. Les alliances sont à géométrie variable. « Tout ça est très évolutif, reconnaît Frédéric Daerden. Mon père a voulu, depuis trois ou quatre ans, sortir d’une logique clanique. Cette logique n’existe plus, ni dans sa tête ni dans ses actes. » Un puissant mandataire socialiste complète : « Il existe des noyaux durs. Pour le reste, les clans ont explosé et la paix règne. Chacun prend soin de ne pas poser d’actes irrémédiables. » Malgré les rivalités, tous restent avant tout socialistes et liégeois.
Le projet de fusion de câblodistributeurs wallons et bruxellois sous la bannière du groupe Tecteo (dirigé par Stéphane Moreau, aujourd’hui bourgmestre d’An) en a fourni un bel exemple : dans ce dossier, Jean-Claude Marcourt et Michel Daerden ont défendu les mêmes positions.

Fort de l’énorme légitimité que lui procure son score aux élections régionales, Michel Daerden peut lorgner d’un oeil gourmand la prochaine échéance électorale : les législatives de 2010. « Maintenant, il va arrêter la daerdenmania et jouer le profil du gestionnaire rigoureux, pronostique un ténor socialiste. De plus, au fédéral, il va marquer Didier Reynders à la culotte. Le voilà chargé de deux grandes missions. » Frédéric Daerden approuve: « Si papa remplit sa mission comme ministre des Pensions, et je ne doute pas qu’il la remplira, il serait logique que le président lui demande de contribuer à la victoire en 2010, comme tête de liste. »

Mais c’est le début de la fin, pour Daerden. Toujours ministre des Pensions (d’Yves Leterme), il 72 194 voix de préférence le 10 juin 2010. Mais lorsque Elio Di Rupo installe son gouvernement, en décembre 2011, un an et demi plus tard donc, il ne reprend pas Papa. Juste avant, soutenu par Willy Demeyer, le président de la fédération du PS, Stéphane Moreau, l’ancien bourgmestre faisant fonction d’Ans, le fief de Michel Daerden, l’a renversé, lui et ses fidèles : une majorité des conseillers communaux ont signé un pacte pour déposer une motion de méfiance à l’encontre du collège communal, présidé par le bourgmestre en titre : Michel Daerden. Il gagne alors Saint-Nicolas, où il devient candidat bourgmestre pour le scrutin du 14 octobre prochain.

En retrait, en déclin politique, il accumule aussi les (gros) ennuis de santé, l’été dernier et encore au printemps de cette année. Il y a quelques jours, on apprenait que Daerden devenait administrateur-délégué de W fin, créé par Tecteo (dirigé par… Stéphane Moreau). Sa mission était de s’occuper de l’outil financier de la nouvelle société.

Le terrain d’excellence du plus célèbre homme politique belge de ces dernières années.

François Brabant, Pierre Havaux, Le Vif/L’Express

(1) A l’époque président de la fédération liégeoise du PS.

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