Thierry Fiorilli

De l’usage de la grève

Thierry Fiorilli Journaliste

Mercredi noir annoncé, donc. La SNCB débraie et les embouteillages sont assurés. Et les absents au bureau. Et les retardataires à l’école. Et le pays au ralenti. Et une bonne partie de l’économie paralysée. Et le débat rouvert sur le service minimum. Et la grogne des syndicats. Et la condamnation du ministre de tutelle. Et les « usagers pris en otages ».

Le motif de la grève des chemins de fer, décidée et appliquée en front commun syndical, est clair : la SNCB, mammouth au bord de la faillite financière et dont le fonctionnement peut être qualifié de catastrophique depuis sa division en trois sociétés, doit être restructurée. Paul Magnette, le ministre des Entreprises publiques, sur le départ puisqu’il se consacrera exclusivement à Charleroi, dès le début de 2013 s’il remporte bien les élections communales du 14 octobre prochain, prône un modèle à deux têtes : une société de transport et une entité de gestion. Les syndicats refusent, préférant, eux, le retour à la bonne vieille structure unique, comme l’Allemagne l’a fait. Comme les deux parties négocient depuis des mois, sans s’accorder, comme les enjeux sont capitaux (pour la survie de l’entreprise, pour l’emploi, pour le service aux navetteurs, pour la confiance dans les services de transport publics alors que les infrastructures routières saturent et que le prix des carburant s’affole) et comme la grève fait partie 1) des droits élémentaires en démocratie, 2) de l’arsenal des stratégies syndicales dès lors qu’il y a palabre et/ou conflit social, « les cheminots » ont décidé de tout arrêter de ce mardi soir à mercredi soir. Cette fois, au moins, en ayant déposé un préavis.

Quel modèle choisir pour la SNCB, c’est une chose. Quelle attitude adopter face à la grève, c’est une autre chose. Celle-ci est, au fond, au moins aussi importante que celle-là. Parce que la grève reste, dans la plupart des cas, dans celui-ci sûrement, « l’arme du pauvre ». Celle que dégaine, souvent pour n’obtenir que peu de choses d’ailleurs, ces dernières années, celui qui se sent menacé, qui a peur de perdre ses privilèges, ses habitudes, son salaire, ses collègues, son statut. Cette arme, pour avoir ne fusse qu’une chance d’être efficace, et médiatisé, doit évidemment si pas provoquer un maximum de dégâts au moins semer tout le désordre possible, bousculant le plus grand nombre, fâchant ici, navrant là. Souvent aussi, et Roland Barthes le martelait dans ses Mythologies (1957,écoutez-le ici ), même en apparaissant aujourd’hui un peu trop caricatural dans sa distinction « travailleur » – « bourgeoisie » : « La grève est scandaleuse parce qu’elle ne gêne précisément que ceux qu’elle ne concerne pas. La grève est une forme qui contrevient à la nature des choses et à un emploi du temps. Son mouvement menace une rationalité d’évidence. Par conséquent, la grève rompt avec un pacte implicite qui se résoudrait dans une intelligence immédiate, sinon mécanique, réflexe même, incarnés par un  »personnage », une essence, en l’occurrence l’usager, dérangé dans ses habitudes et doté d’une logique sommaire puisque ses réactions récusent, d’emblée, les causes lointaines et leurs intrications complexes.  »L’usager » bute sur l’inconvénient, il le prétexte pour expliquer son attitude, le traduit par des humeurs, une espèce d’amertume abrupte, et répugne à des complications : les origines, les desseins, les cheminements d’une pensée, les conditions d’une action, pour affirmer une morale de l’humilité qui revient, aujourd’hui comme hier, à se soumettre à une réalité incontestable. Les lois de l’économie stimulent un pessimisme auquel personne ne peut se soustraire. Elles sont notre obligation, un destin qui nous est assigné. Questionner ces lois, étudier leurs mécanismes, critiquer leurs applications, s’interroger sur leur validité, contribue à suspecter un ordre dont nous hériterions d’office et dont nous devrions être les légataires. A nous de nous y adapter. »

Autrement dit : oui, cette nouvelle grève du rail va nous empoisonner la vie, durant une grosse journée. Mais si elle permet, demain, le règlement du conflit entre les syndicats et Magnette et qu’elle favorise, après-demain, la transformation de la SNCB en une entreprise efficace, rentable et fiable, elle vaut bien quelques cheveux blancs supplémentaires, quelques heures de file sur les routes et quelques sièges vides dans les bureaux. Puisque c’est aussi à travers l’usage de cette arme-là que la plupart de nos droits ont été acquis.


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