Le Vif

Cyclistes et automobilistes, pour notre survie, co-pilotons

Vivre. Ensemble. Deux mots. Un fossé. Roland Barthes à l’origine du concept ressorti à toutes les sauces, a de quoi se retourner dans sa tombe. Partout les communautés campent les unes contre les autres, assurées de leurs bons droits. Un exemple ? Les cyclistes, les automobilistes et ce territoire sacré, impossible à se partager : la route. Voici une main tendue, d’un cycliste vaincu, bafoué et récemment agressé par le camp ennemi…

Sur ce même média, il y a un peu plus de quatre ans, je signais ici un plaidoyer qui se voulait à la fois drolatique et provocant sur les rapports de force entre cyclistes et automobilistes. Il y était question de rassembler les potentiels de la petite reine et d’adresser un message aux rivaux à quatre roues : ce que vous ne nous donnez pas, nous allons le conquérir. À l’issue de ce pamphlet, beaucoup de marques de sympathie de la cyclo communauté. Des insultes et des menaces chez les indécrottables de la bagnole, dans le camp d’en face. Au final, un fossé qui s’élargit, des débats immobiles et quelques échos du néant. Mais le karma est un boomerang qui finit forcément, un jour ou l’autre, par vous revenir à la figure.

« Connard »

Depuis, le vélo partout dans le pays a suivi son petit bonhomme de chemin. Les vélotaffeurs sont de plus en plus nombreux, les parents ont opté pour d’imposants cargos pour conduire les troupes à l’école, les routards sont de mieux en mieux sapés et de plus en plus fortiches, les coursiers de tout bord ont envahi les villes et les revendeurs de biclous se frottent les mains. Tout irait nickel dans le meilleur des mondes, s’il n’y avait pas une grosse ombre au tableau : les voitures et leurs pilotes. Un exemple pour illustrer le pire ? Il m’est arrivé pas plus tard qu’hier.

Le break me klaxonne. Ce qui provoque généralement chez le cycliste l’effet épidermique immédiat de lever avec énormément de véhémence le majeur, suivi du mot préféré de chaque accroc de la pédale : « connard

Bruxelles. Quartier Louise. Je me rends au travail sur mon magnifique cargo scandinave, l’esprit plein d’allant. Un gros break allemand devant moi est bloqué par une voiture effectuant un créneau. Je double les engins sur la gauche, profitant de la liberté que m’offre mon moyen de transport. Certainement saisi par mon intrusion,. La même scène que tout un chacun sur la route vit en moyenne cinq fois par semaine se produit : insulte de part et d’autre de la vitre entrouverte pendant une poignée de secondes. Normalement on se sépare et on oublie. Les joies de la mobilité urbaine. Seulement…

« Je vais te tuer »

Ici, le pilote décide de se servir de la force de son gros engin allemand et me rentre dedans. Il est plus fort. Il veut que je le sache. Un témoin – piéton – le vilipende à son tour. « Connard ». Il s’adresse à moi. « Note sa plaque ». Secoué, mais pas (encore) vaincu, je la retiens par coeur. À l’ancienne. Je me la répète encore et encore. Je continue mon chemin. Je descends. Je grimpe. L’incident est presque oublié. Dans l’avenue qui mène à mon boulot, ô joie, ce même break allemand m’attend. Il me poursuit. M’insulte. Dénué de tout instinct de survie, je réplique. Le conducteur descend une première fois. Me menace. Il a le regard décidé d’un Terminator. Toujours dépourvu de bon sens : je continue à jouer au malin.

Tu sais pas qui je suis. Je vais te tuer. Je te promets, je vais te tuer ». Cocasse après ça de vendre le vélo comme mode de transport doux…

L’adrénaline a remplacé le sang. Le pilote regagne sa grosse auto. Il m’ordonne de retourner dans mon pays. Voeu que je complète d’un basique « facho ». De nouveau sur la route, il me redouble. S’arrête encore. Cette fois, il va jusqu’au bout de ce que son regard semblait promettre. Il essaie de m’amocher. Il m’agrippe, m’étrangle, tente quelques frappes.Nous sommes mardi matin. Heure de la pointeuse. Et me voilà à retenir les coups d’un fou furieux au pas de la porte de mon bureau… pour un coup de klaxon. La situation est évidemment ridicule. Je vois au loin un collègue vers qui je me réfugie pour mettre un terme à cette agression. L’assaillant repart. « Tu sais pas qui je suis. Je vais te tuer. Je te promets, je vais te tuer ». Cocasse après ça de vendre le vélo comme mode de transport doux…

Vélocritique

Cette histoire depuis, je l’ai répété à mes collègues, mes ami.e.s et n’importe quel bipède muni de conduit auditif à peu près fonctionnel. Je ne peux m’empêcher de la rejouer en imaginant ce que ça aurait été avec ma petite fille de deux ans sur mon vélo. Depuis que je la raconte, on m’en narre des improbables. Des pires. Des tragiques. Des inquiétantes. Toutes disent la même chose : nous n’arrivons pas à nous partager cette sacro sainte route. Bien que les aménagements progressent mollement et lentement, on ne peut pas dire que les politiques s’activent en la matière. Passons. Une fois de plus, aux citoyens de s’organiser pour peser concrètement en vue d’un changement. Pour cela, nous devons faire un pas vers l’autre.

Les combats autour du climat nous gargarisent. Nous avons le sentiment d’être dans le vrai. Et que toute personne motorisée incarne le Mal

Nous devons faire bloc. Tous. Et se regarder chacun bien en face. Dans une immense majorité, nous cyclistes, sommes agressifs. Les combats autour du climat nous gargarisent. Nous avons le sentiment d’être dans le vrai. Et que toute personne motorisée incarne le Mal. Nous sommes dans un mode de pensée certainement trop manichéen. Nous voulons imposer notre modèle. Nous avons l’insulte facile. Adoptons parfois des comportements inappropriés, voire dangereux sur les routes. Nous sommes à un moment charnière des enjeux liés à la mobilité. Si nous voulons plus de droits, nous devons être exemplaires. À notre décharge, nous n’avons aucun mouvement qui nous représente. Entre les associations bien connues, trop plurielles pour être représentatives des singularités et les impétueux radicaux qui fument le bitume, cadenas à la main en mode combat, en passant par les petites initiatives nombrilistes de quartier : difficile de se rassembler. Au final, on se retrouve avec un citoyen qui enfourche sa monture dans la jungle urbaine, sans base, sans savoir-être.

Auto fiction

Camarades automobilistes, vous êtes dans une situation embarrassante. Vous êtes de plus en plus avides de grosses machines. Seulement vous savez qu’il nous faut à nous tous, êtres humains, faire le deuil d’un futur prospère en la matière. Vos enfants si confortablement assis à l’arrière de vos bolides ne prendront pas la relève. D’ailleurs si vous voulez qu’ils aient un futur tout court, impossible de continuer comme vous le faites. La planète suffoque, les pics de pollutions grimpent proportionnellement aux ventes de ces mêmes grosses machines. Paradoxalement, le club a beau s’agrandir, vous êtes une espèce menacée. Et vous le savez. Il n’est pas impossible que quelque part, se loge une petite zone culpabilisée, là derrière, à gauche, dans le fin fond de votre inconscient. Culpabilité sur laquelle les cyclistes adorent appuyer. Nous voilà donc, tous ensemble, enfermés dans ce petit globe sans solution. Si ce n’est celle de se fixer quelques règles qui devraient être élémentaires.

Nous sommes juste de simples idéalistes persuadés que l’on peut sauver cette bonne vieille planète avec nos mollets et notre sueur. Vous nous reléguez la tâche de sauver le monde.

Nous, deux roues, sommes fragiles sur nos petits cadres, même en acier. Vous prenez toute la place. Vous nous faites peur. Vous êtes plus forts. Comme un chihuahua, nous adorons aboyer, mais n’avons pas la possibilité de mordre. Nous nous inclinons donc face à votre infinie puissance. Nous promettons de faire amende honorable, de moins lever le majeur, moins prononcer l’incantation libératrice déjà citée deux fois dans ce texte. Nous sommes juste de simples idéalistes persuadés que l’on peut sauver cette bonne vieille planète avec nos mollets et notre sueur. Vous êtes avides de force, de confort, vous aimez l’odeur du dioxyde de carbone et vous nous reléguez la tâche de sauver le monde. Maintenant que les choses sont dites : co-habitons. Partageons nous, équitablement cette route. Poursuivons le chemin de notre humanité en acceptant nos contradictions. Nos limites. Nos faiblesses. Tâchons de rendre le transport du voisin le moins pénible possible. Il est long le chemin qui mène à l’autre. Même sur une route semblable.

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