Techspace Aero, à Herstal. © Belga

Conquête de l’espace : la stratégie de la Belgique

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Satellites, lanceurs, applications dernier cri… A côté des grandes nations, la Belgique revendique une expertise mondiale dans la conquête de l’espace. L’observation de la Terre sera sa nouvelle cible. Dans cette course technologique, la Wallonie n’a rien à envier à la Flandre.

Un nuage blanc se propage sur la table de simulation. A cette température glaciale, manipuler la vanne de régulation requiert la plus grande prudence. Une fois intégrée aux systèmes de propulsion de la fusée Ariane 5, elle subira des conditions extrêmes, comprises entre -270 et 730 degrés Celsius. Dans un secteur où la moindre défaillance pulvériserait des investissements internationaux par centaines de millions, la loi du marché repose sur la fiabilité. Le 30 septembre dernier, le lanceur de l’Agence spatiale européenne (ESA) s’est envolé avec succès, pour la 68e fois consécutive, depuis la Guyane française. En partie grâce aux pièces conçues par Techspace Aero, à Herstal. Celles-ci contribuent à 0,5 % de la valeur d’un lanceur, estimé à 100 millions d’euros. D’ici cinq ans, Ariane 6 prendra la relève. L’entreprise de 1 400 personnes – dont 60 oeuvrent pour le spatial – consolidera encore sa part.

A quelques encablures, plusieurs sociétés gravitent autour du Centre spatial de Liège, un incontournable pôle de recherche créé par l’ULg. Historiquement axée sur la commercialisation de télescopes au sol, la société Amos développe des équipements optiques pour satellites depuis une dizaine d’années. Ce dernier volet représente aujourd’hui entre 45 et 50 % de son chiffre d’affaires (12 millions d’euros, 90 emplois). Mais c’est à Charleroi que se situe le plus grand acteur belge de la conquête spatiale. Avec ses 800 travailleurs et un chiffre d’affaires de 100 millions d’euros, Thales Alenia Space Belgium revendique un leadership planétaire en alimentation électrique de forte puissance pour satellites et lanceurs. Seuls trois concurrents au monde – deux aux Etats-Unis, un en Europe – sont en mesure de développer un tel degré de technicité pour ces produits. L’entreprise de Mont-sur-Marchienne poursuit son inexorable croissance : premier fournisseur européen des équipements électroniques pour Ariane, elle vient de décrocher un contrat pour équiper une constellation de 108 satellites.

L’indispensable retour sur investissement

A l’inverse des grandes puissances mondiales, la Belgique ne peut se permettre d’injecter des montants faramineux dans une course au prestige spatial. Le retour sur investissement constitue une nécessité absolue. Dès son entrée dans l’arène de l’ESA, dans les années 1960, le pays s’est d’emblée focalisé sur des projets européens calibrés aux technologies développées sur son territoire. « Les grandes nations ont les moyens d’investir dans des programmes nationaux, commente Michel Stassart, directeur des affaires spatiales pour le pôle de compétitivité Skywin. La Belgique, en revanche, consacre la quasi-totalité de son argent aux programmes de l’ESA. »

L’essentiel de sa stratégie repose donc sur des négociations qui surviennent tous les deux ou trois ans, à l’occasion d’un conseil interministériel réunissant les 20 membres de l’Agence spatiale européenne. Le prochain rendez-vous aura lieu en octobre 2016. La secrétaire d’Etat en charge de la Politique scientifique, Elke Sleurs (N-VA), devra y présenter les montants que la Belgique décide ou non d’investir dans les différents programmes de l’ESA. En amont, les priorités s’établissent en fonction des recommandations des différents représentants du secteur : Belgospace au niveau fédéral, Wallonie Espace, VRI (Vlaamse ruimtevaartindustrie) pour la Flandre et Bruspace pour la région de Bruxelles-Capitale.

Avec un budget annuel d’environ 200 millions d’euros, géré par la Politique scientifique fédérale (Belspo), la Belgique était encore il y a peu la cinquième nation de l’ESA, derrière l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie. Mais cette enveloppe fermée, soumise à de nouvelles restrictions budgétaires, ne lui permet plus de tenir ce rang. L’Espagne réinvestit massivement dans le spatial, tandis que des pays émergents comme la Pologne montent en puissance. « Pour le moment, la contribution belge à l’ESA est correcte », estime Patrick Bury, président de Wallonie Espace et directeur Commercial, Marketing et Programmes de Thales Alenia Space Belgium. « Mais on est en train de rogner le budget du spatial. A la dernière ministérielle par exemple, la Belgique n’a pu financer que 4 % de la valeur d’un lanceur, alors qu’elle y contribuait historiquement à hauteur de 5 à 6 %. Or, le spatial est un bon investissement : on n’arrête pas de démontrer, chiffres à l’appui, qu’un euro investi par le fédéral rapporte quatre, cinq ou six euros. A cela s’ajoute encore un effet levier sur le plan commercial, lorsque l’on vend un produit dans le monde entier. »

Peu de concurrence entre les acteurs belges

Malgré une réputation mondiale et des ambitions tournées vers l’infiniment grand, le secteur spatial belge reste paradoxalement un petit monde. Les acteurs industriels historiques ont globalement veillé à éviter une concurrence directe à l’intérieur des frontières. C’est surtout vrai en Wallonie. « En général, les acteurs y sont plutôt complémentaires, constate Philippe Gilson, le CEO d’Amos. Mais le marché international reste très concurrentiel : sur le plan des équipements embarqués, les Britanniques ne nous ont pas attendus. Dans cette grande compétition, nous ne sommes pas les premiers, mais nous ne sommes pas non plus les derniers. » De son côté, la Flandre dispose notamment d’un savoir-faire sur le plan des télécoms – Newtec, à Sint-Niklaas, étant son plus grand développeur – et des capteurs satellites. « Pour ces deux axes technologiques, la concurrence reste rude, y compris en Belgique, analyse Hans Bracquené, administrateur-délégué de VRI. Il arrive que des sociétés abandonnent, tant les marges d’investissement sont souvent limitées pour les nouveaux arrivants. »

En revanche, le secteur spatial semble régi par une solidarité qui dépasse les limites régionales. Jusqu’à quand ? « Il n’y a pas de tensions à la belge entre nous, résume Patrick Bury. Tant que le montant du budget fédéral le permet. » Pour le moment, la dotation à l’ESA suffit à garantir une répartition harmonieuse entre les différents types de produits et de services, qu’ils soient issus du milieu économique ou académique. « Mais si la Belgique envisage de la réduire, on va droit vers des arbitrages violents », poursuit Patrick Bury. Quel que soit le futur scénario, le budget dédié aux programmes de l’ESA restera fédéral : les seuls interlocuteurs de l’Agence spatiale européenne sont les pays.

Au-delà de l’impulsion technologique que génèrent ces programmes, la Belgique s’aligne de plus en plus sur l’irrésistible ascension du marché commercial de l’observation de la terre. L’émergence de l’imagerie hyperspectrale est en train de révolutionner l’appréhension du monde depuis l’espace. C’est un véritable changement de paradigme. Contrôle du degré de pollution, évaluation des catastrophes naturelles, analyse des minerais du sol, de l’humidité végétale, des potentielles poches pétrolières… Cette technologie semble offrir des possibilités infinies, au bénéfice d’acteurs publics ou privés. « Il fallait démontrer que les investissements massifs dans le spatial avaient une contrepartie pour la société », explique Michel Stassart.

La Wallonie a perçu assez tôt l’intérêt de ce nouveau marché. Depuis 2006, le pôle de compétitivité Skywin, mis en oeuvre avec la dynamique du plan Marshall, rassemble tous les acteurs francophones de l’aéronautique et de l’aérospatial (lire l’encadré). Son évaluation stratégique, en 2013, a abouti sur la création d’un cinquième axe de développement complémentaire, lié aux applications spatiales. « La miniaturisation des satellites a ouvert le marché à de nouveaux acteurs commerciaux, qui constituent autant de clients potentiels pour la Wallonie, constate Etienne Pourbaix, directeur du pôle Skywin. Et sur cet aspect, nous sommes complémentaires à l’ESA. » Une tendance que perçoit également l’entreprise liégeoise Amos. « Les programmes de l’Agence spatiale européenne restent majoritaires au niveau de notre chiffre d’affaires. Mais nous répondons de plus en plus à des appels d’offres en dehors de ce cadre-là », atteste Philippe Gilson.

En Belgique, le secteur spatial génère environ 4 000 emplois directs à l’heure actuelle, essentiellement en Wallonie (1 600 emplois directs, 35 membres chez Wallonie Espace) et en Flandre (1 200 à 1 400 emplois directs, 28 membres pour VRI). Le cluster bruxellois, de son côté, compte sept membres et revendique 1 000 emplois directs. Au niveau du chiffres d’affaires global, le montant estimé est le même au nord comme au sud du pays : environ 250 millions d’euros. En Wallonie, cette contribution reste toutefois difficile à chiffrer, vu la grande proximité entre les acteurs du spatial et de l’aéronautique – certaines entreprises, à l’image de Techspace Aero, font par ailleurs les deux.

Dotés d’une avance technologique considérable sur le plan spatial, la Belgique, au même titre que les autres grandes nations européennes et que les Etats-Unis, dispose d’un écosystème à haute valeur ajoutée qui la rend moins vulnérable aux assauts des pays émergents. En Wallonie, le secteur est en pleine expansion et ne subit pas les aléas de la crise économique. Pour le préserver et devancer les usages de demain, les acteurs historiques doivent impérativement maintenir cette avance technologique. Et continuer à investir, par dizaines de millions d’euros.

Le pôle Skywin, un « modèle » pour la Flandre

Skywin est l’un des six pôles de compétitivité mis en oeuvre à travers le plan Marshall. Il constitue l’interface de rencontre du secteur aéronautique et aérospatial, pour un chiffre d’affaires global de 1,5 milliard d’euros en 2014. Deux fois par an, la Wallonie permet à chaque pôle de compétitivité de lancer des appels à projets. Ceux-ci visent à décrocher des financements publics pour élaborer un projet d’investissement, de formation ou de recherche et développement. Les 11 appels à projets auxquels Skywin a participé ont généré un budget total de 175 millions d’euros. Parmi les 300 contributeurs à l’innovation : le tissu industriel des PME et des grandes entreprises, les universités, les centres de recherches et les centres de compétences. Après un premier tri effectué par le jury de Skywin, les projets retenus sont analysés par un jury du gouvernement wallon compétent pour les six pôles de compétitivité. De son côté, la Flandre n’est jamais parvenue à créer un cluster spatial, vu les profils et les besoins différents de ses acteurs. « Pour nous, le pôle Skywin est un modèle, souligne Hans Bracquené, administrateur-délégué de VRI (Vlaamse ruimtevaartindustrie). Ça manque en Flandre, mais aussi au niveau national. »

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