Conflit social : les casques bleus de la négociation

Opel, Carrefour, InBev… Les conciliateurs sociaux ont du pain sur la planche. Dans l’ombre et sans guère de pouvoir, ils construisent pourtant la paix sociale, jour après jour

Ils sont environ 250 à avoir répondu à cette offre d’emploi sobre, qui s’ouvrait sur ce slogan ravageur : « Apportez votre touche à l’administration. » En jeu, 8 postes de conciliateurs sociaux. Les candidats, issus de l’enseignement supérieur, peuvent être aussi bien pharmaciens qu’ingénieurs ou architectes, du moment qu’ils affichent une sérieuse expérience en matière de négociations sociales. Au bout de leur parcours de sélection, ils rejoindront leurs 12 collègues, qui déminent jour après jour, et souvent depuis des années, le terrain si accidenté des relations sociales dans le monde du travail.

« Vous faciliterez la concertation afin de maintenir la paix sociale à court et à long termes dans les entreprises et les secteurs, en prévenant et en réglant les conflits sociaux », précise l’offre d’emploi. Le tout dans le but de stimuler les avancées économiques et sociales. Diable ! A l’heure où de lourdes restructurations sont annoncées chez InBev et chez Carrefour, et que de minuscules conflits se déclarent chaque jour dans des dizaines de petites entreprises, les conciliateurs ne doivent pas manquer de travail. « La tâche est trop lourde pour douze personnes, abonde Guy Cox, directeur général du service des relations collectives de travail au Service public fédéral Emploi, Travail et Concertation sociale, la crise multiplie les plans de restructuration. »

Quel que soit leur talent, les conciliateurs ne pourront jamais empêcher une entreprise de fermer ses portes ni de délocaliser une partie de ses activités. »Une fois que la décision est prise, on ne peut plus rien faire, constate Roger Vandenheule, qui a eu à traiter, dans sa carrière, tant la fermeture de Renault Vilvorde que la faillite de la Sabena. C’est sur les modalités proposées au personnel que l’on peut peser. Mais il ne faut pas se leurrer : sans l’accord des interlocuteurs sociaux, patronaux et syndicaux, on n’arrive à rien. »

Les conciliateurs sociaux, qui sont également présidents de commissions paritaires, ne sont en effet pas là pour imposer une quelconque solution à qui que ce soit. Contraints à la neutralité bien qu’issus soit du monde patronal ou syndical, soit de l’administration, ce ne sont pas davantage des arbitres. Juste des facilitateurs de dialogue, au service du monde du travail 24 heures sur 24. Au sein du Bureau de conciliation, ils écoutent chacune des parties concernées par le problème, généralement collectif, qui se pose en entreprise, essaient d’en comprendre le n£ud, puis tentent, avec les membres représentant les employeurs et les syndicats, de trouver une solution qui convienne à tous. « Notre travail consiste notamment à faire en sorte que les gens puissent retravailler ensemble en entreprise le lendemain, détaille la conciliatrice Sophie du Bled. Dans 80 % des cas, on arrive à débloquer les situations, même si tout n’est pas résolu. »

Le caractère du conciliateur est déterminant pour l’ambiance qui s’instaure entre les partenaires sociaux réunis en Bureau de conciliation. « Il y en a qui ne veulent pas se mouiller et qui attendent que les interlocuteurs sociaux trouvent une solution, tandis que d’autres s’impliquent, cherchent des alternatives créatives et jouent plus finement la stratégie de la négociation, relate Alain Goelens, secrétaire permanent du Setca à Charleroi. Mais finalement, leur pouvoir réel est restreint. »

Leurs succès n’en sont que plus grands ! Rompus aux ressorts de la négociation, les conciliateurs sociaux n’hésitent pas, si nécessaire, à bluffer, à piquer une colère ou à jouer sur l’humour pour modifier le cours de la discussion. Il suffit parfois d’un rien pour que la discussion dérape ou, au contraire, pour que se produise, comme au théâtre, un total renversement de situation. « Quand un dossier difficile est fort médiatisé, il arrive que même le/la ministre de l’Emploi monte au front pour obtenir une avancée de la part d’un camp ou de l’autre », raconte un vieux briscard des Bureaux de conciliation.

Les réunions de ces Bureaux ont lieu dans le cadre neutre et très officiel du SPF Emploi. De 15 à 40 personnes y participent, qui entendent d’abord l’exposé de la situation à l’origine du conflit social et la réaction du camp adverse. « J’ai pris l’habitude de reformuler ce qui se dit alors afin de circonscrire le conflit en termes plus doux, raconte le conciliateur Jean-Marie Fafchamps. Cette dédramatisation permet parfois aux parties de trouver un accord sans l’intervention du Bureau de conciliation. »

Si tel n’est pas le cas, le président et des représentants patronaux et syndicaux non impliqués dans l’entreprise concernée se réunissent sans les principaux acteurs qui sont installés dans des salles différentes. Puis le conciliateur va des uns aux autres pour tester les solutions imaginées par le Bureau. « Toute solution impose de devoir abandonner certaines prétentions, précise Jean-Marie Fafchamps. Il m’arrive de suspendre la réunion sans qu’un accord ait été conclu, jusqu’à ce que les interlocuteurs soient mûrs pour s’entendre. Pendant ce temps-là, je me rends en entreprise pour y rencontrer les gens. Il y a un paradoxe dans notre métier : notre objectif est de prévenir les conflits, mais un bon conflit est parfois intéressant. »

Quand aucune solution n’est trouvée en Bureau de conciliation, un PV de carence est dressé. C’est ce document qui permet aux organisations syndicales de lancer un éventuel mouvement de grève ensuite, en s’appuyant sur cet échec de la négociation, et aux employeurs de décréter un lock-out.

Radicalisation ?

Qu’un tel dialogue institutionnalisé continue à fonctionner, des années après sa création et en dépit de toutes les difficultés, relève presque du miracle. « Cette méthode donne toutes ses chances au dialogue, résume le syndicaliste Alain Goelens. Nous avons toutes les raisons d’en être fiers. »

Ce système de concertation permet aussi de désengorger les tribunaux du travail qui, sinon, seraient assaillis de dossiers. « Il y a peu de pays où l’on met à disposition du monde du travail un tel cadre professionnel de conciliateurs fonctionnaires, disponibles en permanence », relève Guy Cox. Chacun semble y trouver son compte. D’ailleurs, à part quelques avocats qui ont fait leur fonds de commerce de ce type de conflit social, personne ne souhaite la fin de ce système de concertation.

Ce dernier n’en a pas moins été bousculé, ces dix dernières années, par quelques phénomènes nouveaux. Ainsi en est-il de l’intervention de plus en plus fréquente d’avocats dans les conflits sociaux. Or « les juristes ne sont pas formés pour trouver des compromis, mais pour donner raison à l’un contre l’autre, résume Guy Cox. Ils travaillent dans l’esprit contraire à la concertation. » Les plaintes déposées par les employeurs devant les tribunaux participent au même phénomène. Il arrive aussi de plus en plus souvent que des représentants des maisons mères, qui ne comprennent ni le français ni le néerlandais, assistent aux Bureaux de conciliation. Ils ne sont là que pour rappeler leur point de vue, souvent inflexible, à leur direction belge, lors des interruptions de séance. La généralisation du GSM influence également le cours de la discussion en concertation. Avec le temps, certains interlocuteurs sociaux se sont aussi radicalisés, tant sur le banc syndical que patronal. Il arrive que des insultes fusent, en Bureau de conciliation. Mais alors que la conciliation reste une démarche non obligatoire, toutes les parties s’y rendent. Et alors que les recommandations du Bureau ne sont pas contraignantes, elles sont suivies par tous. Un petit miracle qui perdure, au pays du compromis à la belge…

LAURENCE VAN RUYMBEKE

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