A quelques pas du géant Ikea, le Roua Shopping Center est pris pour cible par le MR local. Le duel dure depuis plus de deux ans. © SAMUEL SZEPETIUK POUR LE VIF/L'EXPRESS

Conflit à Awans: le récit d’une bataille d’égo

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

Cernée par les promoteurs, la commune d’Awans a déclaré la guerre au Roua Shopping Center, à Hognoul. Jusqu’à frôler l’abus de droit ? Trahisons, connivences, querelles personnelles… C’est l’histoire d’un étrange microcosme où (presque) tous les coups sont permis.

Ils n’ont pas beaucoup de pouvoir, mais ils voudraient le faire croire. Dans la petite commune d’Awans (9 200 habitants), en périphérie liégeoise, les élus locaux affrontent souvent plus grands qu’eux, quand ils ne s’affrontent pas entre eux. C’est surtout vrai à Hognoul, incontournable port d’attache commercial régi par  » l’Ikeacentrisme « , bien plus que par les décisions de la maison communale. Ici, le temple de l’ameublement aux deux millions de visiteurs annuels dicte les règles de l’attractivité, sans même le vouloir. En quelques années, des dizaines d’enseignes satellites ont investi cet eldorado décentré, que l’on quitte aussitôt par l’autoroute E40 ou par la nationale 3 une fois ses achats terminés. Quitte à s’accommoder de la présence des promoteurs, la commune aurait pu se réjouir de l’inauguration, fin 2014, du Roua Shopping Center, pourvoyeur de nouveaux emplois et de précieuses rentrées fiscales. Mais nous sommes à Awans. Et dans ce bouillant microcosme politique, le consensus l’emporte rarement sur les querelles personnelles.

En mars 2016, le promoteur Christian Binet a porté plainte contre le collège communal pour faux et usage de faux dans un document officiel :
En mars 2016, le promoteur Christian Binet a porté plainte contre le collège communal pour faux et usage de faux dans un document officiel : « Ce sont des malades et des menteurs. »© SAMUEL SZEPETIUK POUR LE VIF/L’EXPRESS

Retour en 2011. A l’abandon depuis dix ans, la discothèque Le Brasil, sur la chaussée de Bruxelles (N3) à Hognoul, n’a plus rien de disco, ni de brésilien. Le bâtiment décrépit barre l’accès à un vaste terrain vague repris comme zone d’activité économique mixte (commerces et bureaux) dans le plan de secteur. C’est à ce moment qu’arrive Christian Binet, un promoteur immobilier dont la carrure est inversement proportionnelle à celle de son minuscule chien. Via sa société luxembourgeoise Benelux MasterBuilders (BMB), le Verviétois entreprend les démarches pour y réaliser un complexe commercial d’une surface totale de 23 000 m².  » BMB est le premier promoteur à s’intéresser sérieusement à ce terrain « , analyse la majorité PS – Entente communale (le CDH local) en mars 2012.  » Le collège pourrait peut-être ne plus avoir d’autres opportunités de ce genre.  » Un mois plus tard, BMB reçoit son permis d’urbanisme. Le chantier du Roua Shopping Center peut débuter. Mais nous sommes à Awans. Et en politique comme en affaires, rien n’est jamais acquis.

La mutinerie

Le 27 juin 2014, à quelques mois de la fin des travaux, le conseil communal d’Awans vote une motion de défiance contre la majorité PS – Entente communale. Le putsch, orchestré par cinq socialistes, vise à renverser le bourgmestre PS André Vrancken, incontestable vainqueur des élections de 2012 avec 1 125 voix de préférence. Les dissidents, rejoints par Ecolo et le MR, tous deux dans l’opposition, lui reprochent une  » façon de fonctionner non démocratique « . Dans les faits, la mutinerie permet surtout à la faction rivale du PS, emmenée par l’échevine Sabine Demet, de s’accaparer le pouvoir. Cette première tentative échoue pour des raisons légales, mais les dés sont jetés : trois mois plus tard, une seconde motion de défiance consacre une coalition PS-MR. Sans Vrancken, ni les artisans socialistes du putsch, qui subissent le retour de flamme de leur fédération. Au terme de cette passe d’armes, le vrai vainqueur est le MR, qui s’empare du maïorat, d’un mandat d’échevin et de la présidence du CPAS.

Pour BMB, c’est le début d’un improbable bras de fer avec le nouveau bourgmestre, Pierre-Henri Lucas, et l’échevine MR Catherine Streel, notamment en charge de l’urbanisme. Quand ils arrivent au pouvoir, les libéraux se retrouvent bien seuls à défendre, malgré 1 184 lettres d’opposition, un projet de poulailler industriel porté par deux agriculteurs dans la campagne d’Othée. Dans le petit monde d’Awans, on s’interroge sur le rôle de Catherine Streel dans ce dossier, vu les liens étroits que sa famille entretient avec les porteurs du projet controversé. Il se murmure en outre que l’arrivée de 39 600 poulets à vacciner pourrait faire les affaires du frère du bourgmestre, un vétérinaire. En revanche, l’animosité du MR envers le Roua Shopping Center et son promoteur, Christian Binet, n’est un secret pour personne. Dans l’opposition, les libéraux s’étaient déjà positionnés contre l’arrivée du futur complexe, en invoquant des problèmes de mobilité sur la N3.

A l'arrière du site, la commune a gelé un projet de voirie susceptible d'améliorer la mobilité entre les pôles commerciaux.
A l’arrière du site, la commune a gelé un projet de voirie susceptible d’améliorer la mobilité entre les pôles commerciaux. © SAMUEL SZEPETIUK POUR LE VIF/L’EXPRESS

C’est dans ce contexte de méfiance que le duel commence fin 2014, peu avant l’ouverture du complexe du Roua. Le collège refuse l’arrivée d’un magasin BabyKid. Sur recours, le ministre fédéral de l’Economie rejette l’avis négatif de la commune. En octobre 2015, à la suite du désistement d’un fabricant de meubles, BMB demande une modification de son permis socio-économique, afin d’y intégrer le nom d’une nouvelle enseigne, Color Code. Une formalité qui ne modifie en rien la physionomie du site. Mais nous sommes à Awans. Et quand la politique se mêle aux querelles interpersonnelles, le collège peut faire valoir sa propre expérience. A sa grande surprise, Christian Binet reçoit une nouvelle fin de non-recevoir de la part de la commune. Début 2016, le fonctionnaire délégué aux implantations commerciales – la matière est devenue régionale – octroie malgré tout le permis. Fidèle à elle-même, Awans introduit un recours auprès du gouvernement wallon.

Mauvaise foi ?

En s’appuyant sur un plaidoyer assez fantasque. La commune reproche au promoteur de ne pas avoir élargi la nationale 3 aux abords du complexe commercial, alors que les travaux ont bel et bien eu lieu, comme l’atteste la convention conclue entre BMB et la Région wallonne.  » A croire que les membres du collège n’empruntent jamais la RN3 « , s’indigne Christian Binet. La commune recense  » plusieurs accrochages  » et  » un accident avec blessé « , sans que la police puisse confirmer ce bilan à BMB. Elle pointe même l’absence de  » places d’attente pour les clients d’une société de montage de pneus « … Qui n’existe pas. Pour défendre la thèse d’un manque de parking, elle soumet un reportage photographique réalisé de l’autre côté de la voirie, à plusieurs dizaines de mètres du Shopping Center.

Flagrante mauvaise foi ? La commission des recours se range pourtant derrière l’avis de la commune.  » Toutes les preuves ont pu être avancées, maintient Pierre-Henri Lucas. Le Roua Shopping Center accentue les problèmes de mobilité qui sont déjà assez importants sur la chaussée. En introduisant à plusieurs reprises de nouveaux permis socio-économiques, BMB a développé plus de commerces légers que ce qui était prévu au départ, ce qui implique une hausse du nombre de visiteurs et du charroi des véhicules.  » En mars 2016, Christian Binet porte plainte pour  » faux et usage de faux dans un document officiel  » du collège communal auprès du ministre des Pouvoirs locaux, Paul Furlan (PS). Ce dernier lui fait savoir qu’il est libre de porter l’affaire en justice.

Entre-temps, BMB réalise une enquête de satisfaction auprès des clients du Roua Shopping Center. Sur les 351 répondants, 90 % se disent satisfaits de l’offre actuelle de parking et de l’accès en voiture. Seule la circulation dans le complexe obtient un résultat plus faible, mais tout de même honorable : 77,5 %. Un constat bien différent du  » sentiment partagé par le collège « , qui ne repose à ce stade sur aucune étude tangible.  » Ce sont des malades et des menteurs « , lance, exaspéré, Christian Binet. L’agacement est réciproque.

En mai 2015, la commune décide en outre de geler la création de 400 mètres de voirie à l’arrière du site, alors qu’elle vise précisément à améliorer la mobilité entre les quatre grands pôles commerciaux à proximité. Ce n’est pas un problème de budget, puisque ce tronçon doit être financé par le privé. Comme le confirme l’échevine Catherine Streel, la décision traduit une volonté de  » reprendre la main  » sur l’aménagement du territoire communal, trop souvent jeté en pâture aux promoteurs immobiliers.  » Pour une fois, le collège aurait pu mettre son ego de côté, critique un élu local. BMB est venu avec un projet de masterplan ; la majorité ne l’a même pas examiné.  » A Awans, l’exercice du pouvoir se réduit parfois à une simple opposition de principe.

Le mystérieux contrôle fiscal

Le bourgmestre d'Awans, Pierre-Henri Lucas (MR), nie avoir sollicité un contrôle fiscal en guise de représailles.
Le bourgmestre d’Awans, Pierre-Henri Lucas (MR), nie avoir sollicité un contrôle fiscal en guise de représailles.© SAMUEL SZEPETIUK POUR LE VIF/L’EXPRESS

En juillet dernier, l’arrivée programmée d’un restaurant Huggy’s Bar au Roua Shopping Center ajoute un nouvel opus à la mystérieuse saga. Lors d’un entretien avec la société candidate, le bourgmestre précise que l’établissement ne pourra en aucun cas s’installer dans le complexe commercial, faute de permis. Dans un avis juridique envoyé le 5 septembre à BMB et à la commune d’Awans, la Région wallonne confirme pourtant que la modification envisagée ne requiert pas de permis d’urbanisme. Le lendemain, une certaine Michèle O., inspecteur au SPF Finances, annonce par e-mail à BMB que la société a été  » sélectionnée pour un contrôle fiscal de son activité « . La demande émane du centre PME de Liège, section contrôle 7, située allée Verte, nos 33-35-37, à Visé. Le bourgmestre d’Awans, Pierre-Henri Lucas, est chef de gestion à la team 4 du centre PME de Liège, située allée Verte, nos 33-35-37, à Visé.

Hasard de calendrier et de destinateur ? La démarche est d’autant plus surprenante que la filiale belge de BMB, Belgium MasterBuilders, dépend encore du centre PME de Hasselt pour l’exercice 2016. Dès 2017, elle passera sous le giron de la gestion team 2, établie à Liège, et non à Visé. Le 13 septembre, Christian Binet a déposé plainte pour abus de droit auprès de la direction régionale des contributions et du ministre des Finances, Johan Van Overtveldt (N-VA).  » Je n’étais pas au courant de ce contrôle et je ne suis pas aux commandes « , se défend Pierre-Henri Lucas.

L’exercice du pouvoir se réduit rarement à une simple capacité de nuisance. Mais nous sommes à Awans.

Par Christophe Leroy – Photos : Samuel Szepetiuk pour Le Vif/L’Express.

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