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Comment on en est arrivé là ?

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

On a longtemps cru la Belgique à l’abri des attaques terroristes. Les attentats de Zaventem et de Bruxelles ont dramatiquement balayé ces faux espoirs. Bruxelles est devenue une cible des djihadistes, alors qu’elle n’était encore, jusqu’il y a peu, qu’une base arrière préservée de la violence. Comment expliquer ce revirement ? Pourquoi l’horreur s’est abattue chez nous aussi ? Notre enquête.

Corps déchiquetés, cadavres jonchant le sol, des dizaines de blessés emportés en ambulance, Brussels Airport éventré, rame de métro pulvérisée… Des scènes d’horreur, comme celles du terminal de Zaventem et de la station Maelbeek à Bruxelles, étaient redoutées, attendues même, mais personne ne voulait vraiment y croire. Jusqu’à ce 22 mars 2016, la Belgique avait été relativement épargnée par les attentats terroristes. Seul coup de semonce : la tuerie du Musée juif de Belgique, le 24 mai 2014, lors de laquelle le terroriste français Medhi Nemmouche, formé par l’Etat islamique (EI) en Irak, avait tué froidement quatre personnes. Cette fois, le double attentat du « mardi noir » est de la même ampleur que ceux de Paris, Londres ou Madrid. Bruxelles fait désormais partie d’une liste bien sombre de capitales meurtries.

Avant cela, mis à part les actions des CCC, la campagne toujours inexpliquée des Tueurs du Brabant et les attentats anti-juifs motivés par la question palestinienne dans les années 1970 et 1980, la Belgique était plutôt considérée comme le repaire logistique de terroristes qui partaient frapper ailleurs. On l’a encore vu lors des attentats de Paris, en novembre dernier, perpétrés par la bande d’Abdelhamid Abaaoud, issue de Molenbeek. C’était déjà vrai dans les années 1990, lorsque la France a subi huit attentats à la bombe, faisant huit morts, attribués au Groupe islamique armé (GIA), d’origine algérienne. La Belgique, qui n’était en rien mêlée au contentieux franco-algérien mais était plutôt bien vue dans les pays arabes, abritait alors sur son territoire des membres de cette mouvance violente.

A l’étranger, la Belgique, préservée d’actes terroristes sur son sol, a longtemps donné l’image, avec la Suisse et le Royaume-Uni, d’être le ventre mou de la lutte contre l’islamisme radical. Pourtant, ni la Cel-Ter de la gendarmerie (l’ancêtre de la DR3, l’équipe antiterroriste de la police judiciaire de Bruxelles), ni la justice ne se sont croisé les bras. On se souvient en particulier de l’arrestation spectaculaire, le 5 mars 1998, rue Wéry à Ixelles, de Farid Melouk qui avait participé aux attentats du RER parisien. Ce vétéran d’Afghanistan est récemment réapparu sur une photo en compagnie d’Abaaoud, publiée sur le site Mediapart.

Dans les années 2000 aussi, la Belgique est restée dans la catégorie des « bases arrières des djihadistes européens », à Bruxelles, à Anvers, dans l’axe entre les deux villes, à Maaseik, Verviers… Juste avant le 11 septembre 2001, les assassins du célèbre commandant Massoud, en Afghanistan, qui incarnait l’alternative aux talibans, voyageaient avec des passeports belges. L’un d’eux avait étudié à l’UCL. Plusieurs des auteurs des attentats de Madrid, en 2004, avait un passé belge, notamment à Molenbeek.

Plus de procès chez nous que chez nos voisins

A nouveau, les autorités judiciaires n’ont pas chômé. Les procès se sont multipliés : celui de Nizar Trabelsi, qui projetait un attentat contre la base militaire de Kleine Brogel, celui de Tarek Maaroufi, pour complicité dans l’assassinat de Massoud, celui des membres présumés du GICM (Groupe islamique combattant marocain) ayant des liens avec les kamikazes de Madrid. En tout, on compte plus d’une dizaine de procès pour des faits de terrorisme islamiste, sans compter ceux des recruteurs de l’EI : beaucoup plus que chez nos voisins européens, surtout compte tenu de la taille de notre pays.

Ce n’est que plus récemment que Bruxelles est apparue comme une cible pour les djihadistes. En septembre 2014, la télévision néerlandaise a affirmé que la police avait arrêté un homme et une femme d’origine turque qui planifiaient une attaque du siège de la Commission européenne. En janvier 2015, le démantèlement de la cellule de Verviers avait révélé des projets contre la police de Bruxelles et le commissariat de Molenbeek. En décembre dernier, l’Ocam (Organe de coordination pour l’analyse de la menace) a fait état d’une menace visant la Grand-Place de Bruxelles. La question n’était plus alors s’il y aurait des attentats en Belgique, mais où et quand ils se produiraient…

Si la Belgique est longtemps restée un repaire pour les terroristes, c’est vraisemblablement en raison de son réseau autoroutier dense qui permet d’entrer et sortir facilement du pays, de la facilité avec laquelle on peut s’y procurer des armes au marché noir dont la réputation n’est plus à faire (Amedy Coulibaly, le tueur de l’Hyper Cacher de Paris y a acheté les siennes), ou encore de son extrême tolérance pour tous les courants de l’islam, des plus modérés aux plus radicaux. On compte des dizaines de mosquées illégales, sur notre territoire, qui n’ont jamais été fermées et que les services de renseignement ne peuvent toutes surveiller efficacement.

Tolérance aussi à l’égard de la propagande des Frères musulmans et de leurs alliés wahhabites dont l’entente est la meilleure à Bruxelles, selon le chercheur de l’ULB Samir Amghar, spécialiste du salafisme. Cette mouvance prêche, si pas la violence, la conviction d’un monde divisé entre purs et impurs, musulmans et non-musulmans et, par-là, la suprématie des musulmans. Significatif également : en 2012, une liste appelée Islam, préconisant l’application de la charia en Belgique, s’est présentée aux élections communales. Elle a obtenu deux élus, un à Molenbeek, un autre à Anderlecht, qui sont, certes, restés très discrets jusqu’ici.

Implication militaire belge en Syrie

Aujourd’hui, le repaire est devenu cible. Les raisons apparaissent multiples. Ainsi l’engagement des F-16 de l’armée belge en Irak au sein de la coalition internationale contre l’Etat islamique. La participation belge à cette coalition est d’ailleurs évoquée dans la revendication des attentats de Bruxelles par une agence de presse proche de l’EI. En juillet prochain, les F-16 belges devraient probablement prendre le relais des Néerlandais en Syrie. Depuis quelques années, notre pays est devenu un des meilleurs élèves de l’Otan, tout en collant à la diplomatie française. Nos soldats sont présents en Afghanistan, au Liban, au Mali, en Jordanie (pour des opérations contre l’EI, en Irak), dans le golfe de Guinée, la corne de l’Afrique. Elle est loin l’opposition franco-belge contre l’intervention américaine en Irak, lors de la seconde guerre du Golfe…

La multiplication des procès de terroristes islamistes, justement, devant la justice belge, constitue aussi un morceau d’explication. Les audiences « humiliantes » devant les juges belges exacerbent le sentiment d' »injustice » et l’idée de confrontation auprès de certains. A Verviers, parmi les projets des terroristes arrêtés ou tués, aurait figuré l’assassinat d’un haut magistrat. Sans compter que les condamnés prêchent la haine en prison, même confinés dans des quartiers de haute sécurité. Des surveillants nous ont déjà raconté comment Trabelsi parvenait à communiquer avec des hommes au préau depuis sa cellule d’isolement.

Autre explication importante : la Belgique compte le plus grand nombre de combattants en Syrie, aux côtés de l’Etat islamique. Selon l’Ocam, fin février 2015, ils étaient 438 à avoir quitté le sol belge pour rejoindre l’EI, dont 114 sont revenus. En février dernier, il y avait 70 combattants belges supplémentaires, dont 35 au départ de Bruxelles. Dans une étude publiée ce mois-ci dans la revue Justice et sécurité de l’Institut de criminalistique et de criminologie (INCC), Johan Leman, anthropologue à la KUL et ancien directeur du Centre pour l’égalité des chances, se penche sur le processus de radicalisation des jeunes musulmans partis faire le djihad.

Résultat : ils refusent la culture séculière dominante, se réfugient dans une contre-culture animée par le rêve du Califat, la promesse de restauration de la grandeur perdue de l’islam et la fin des injustices. Or, ce n’est qu’assez récemment, en juin 2014, qu’Al-Baghdadi – qu’aucune puissance moyen-orientale ne contrôle – s’est autoproclamé calife de tous les musulmans, émettant, un peu plus tard, une fatwa selon laquelle le djihad devient global et non plus limité à un territoire. Leman n’a pas eu la possibilité d’étudier les returnees de Syrie, le cauchemar des services de police. Mais, avec un tel vivier en Belgique, difficile de ne pas considérer que le risque d’attentat sur le territoire national allait augmenter.

Une vision manichéenne du monde

D’autant que ce vivier est alimenté par la haine. Dans un récent entretien détonant accordé à La Dernière Heure, Me Mehdi Abbes, qui défend depuis vingt ans des terroristes (Trabelsi, Melouk, Bastien, etc.), racontait que ce qu’il y avait de commun chez ses clients, c’était la haine. « La haine de l’autre. La haine de ce qui est différent. La haine et une vision manichéenne d’un monde où tout est sans nuance, opposé entre le bien et le mal absolu, les croyants et les impies. » Et il ajoute : « Au procès de Farid Melouk en 1999, j’ai déjà plaidé que l’islam des caves que l’on méprise nous méprisera. (…) On paie aujourd’hui d’avoir laissé faire. Et on a laissé faire parce que, derrière le salafisme des prédicateurs de haine, se trouve un Etat que la Belgique a voulu préserver pour le pétrole et ses ventes d’armes ».

Parmi les nombreuses explications qu’on peut avancer, tout cela est, en effet, sans doute le résultat de l’indulgence des autorités belges qui ont laissé le radicalisme se développer, depuis plusieurs décennies, au nom de la liberté des cultes, du multiculturalisme et d’une diplomatie pragmatique à l’égard de l’Arabie Saoudite. « La Belgique a longtemps cédé à tous ce que les islamistes demandaient. Mais nos efforts pour plaire aux islamistes n’auront servi à rien », soupire ironiquement un expert de la question. Les voix critiques qui ont tenté d’alerter l’opinion et les responsables politiques ont longtemps été accusées d’islamophobie.

Les défis du gouvernement Michel sont immenses. Un plan canal ne suffira plus. En outre, la Belgique est championne du morcellement des compétences qui handicape l’action politique, la sécurité étant du ressort fédéral, alors que l’intégration et l’organisation des cultes sont gérées par les Régions et les Communautés. C’est pire au niveau local. Comme le soulignait récemment Le Soir, l’Association des villes et communes bruxelloises publie sur son site un tableau synoptique en vue d’obtenir des subsides en matière de prévention du radicalisme : les responsables communaux bruxellois peuvent choisir parmi 48 dispositifs lancés par 6 niveaux de pouvoir, définis dans 19 textes cadre. Il y a décidément trop de pilotes dans l’avion.

Par Thierry Denoël et Marie-Cécile Royen

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