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Comment Martens est devenu hostile au PS

François Brabant
François Brabant Journaliste politique au Vif/L'Express

Depuis soixante ans, nul Premier ministre n’a gouverné aussi longtemps que lui sans les socialistes. Ce n’est pas un hasard. Favorable au début de sa vie à des coalitions incluant le PS, le social-chrétien Wilfried Martens bascule en 1981. Par la suite, il travaillera sans relâche à l’affaiblissement de la gauche. Récit d’une aversion longuement mûrie.

Wilfried Martens ? « Ce qu’il y a de mieux en Flandre. » Parole d’André Cools. Hommage sincère adressé par le président du Parti socialiste, fin des années 1970, à l’homme qui dirige alors le CVP, le parti social-chrétien flamand.

A trente ans de distance, un même choeur de louanges socialistes a salué l’homme d’Etat Wilfried Martens, décédé le jeudi 10 octobre 2013. « Cette grande figure de la politique belge pour plusieurs générations », selon le ministre-président wallon Rudy Demotte. « C’est avec une immense tristesse que je viens d’apprendre le décès de Wilfried Martens. Je retiendrai avant tout sa simplicité, l’homme de consensus », s’est épanchée la vice-Première ministre Laurette Onkelinx. « La Belgique perd un de ses hommes politiques les plus éminents et un vrai homme d’Etat », a renchéri le Premier ministre Elio Di Rupo.

Ces mots suggèrent une entente cordiale, voire une vraie complicité, entre Wilfried Martens et les socialistes francophones. La réalité se révèle plus complexe. De tous les adversaires que le PS a dû affronter, Martens a été l’un des plus déterminés. Le plus difficile à manoeuvrer, peut-être.

A l’origine, pourtant, ni animosité ni défiance. Wilfried Martens, qui a conquis la présidence du CVP en 1972, est aux manettes en juin 1977, quand son parti opère un renversement d’alliance. Les libéraux, avec qui les sociaux-chrétiens gouvernent depuis trois ans, sont renvoyés dans l’opposition. Les socialistes reviennent au pouvoir. « C’est le CVP qui a poussé à cette coalition-là, alors qu’on sortait d’une majorité plutôt gagnante avec les libéraux, rappelle Charles-Ferdinand Nothomb, à l’époque président du PSC (le parti social-chrétien francophone, futur CDH). Pourquoi ce choix ? Parce qu’avec les socialistes, on obtenait une majorité de deux tiers au Parlement, nécessaire pour réaliser des réformes institutionnelles. » Or, pour Martens, entré en politique via l’activisme flamingant, la réforme de l’Etat est loin d’être une préoccupation secondaire.

Wilfried Martens, à la tête du plus grand parti flamand, et André Cools, patron de la principale formation francophone, se respectent, s’estiment, s’apprécient. Avec les présidents du PSC, du SP, de la Volksunie et du FDF, ils négocient le Pacte d’Egmont, un plan ambitieux censé liquider une fois pour toutes le contentieux communautaire. L’accord, saboté par une partie du CVP, ne sera jamais appliqué. Mais Martens gagne dans l’affaire la confiance des principaux acteurs politiques, ce qui lui ouvre les portes du 16, rue de la Loi. D’avril 1979 à avril 1981, ses quatre premiers gouvernements intègrent le PS et le SP. « Wilfried Martens est alors de ces sociaux-chrétiens convaincus qu’il vaut mieux négocier avec les socialistes », observe Philippe Moureaux, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Martens III.

La bataille de l’index

La cassure intervient en 1981. L’économie belge bat de l’aile. Mis sous pression dans les sommets européens, Wilfried Martens décide de s’attaquer à l’indexation automatique des salaires, un mécanisme propre à la Belgique et au grand-duché de Luxembourg. Il sonde ses vice-Premiers ministres, notamment Willy Claes (SP) et Guy Mathot (PS). Il en déduit que les socialistes ne s’opposent pas à une réforme de l’index. « Et là, il se passe quelque chose d’étonnant : Mathot va disparaître, raconte Philippe Moureaux. Je n’ai jamais eu d’éléments clairs pour l’expliquer. Certains disent que c’est lié à une affaire privée. Je crois plutôt que Mathot n’a pas pu assumer le fait d’avoir dit oui à Martens. »

Guy Mathot hors-jeu, le Premier ministre se tourne vers Philippe Moureaux, le presse d’accepter une révision de l’index. « Jusque-là, j’avais été en-dehors des discussions. Vu l’insistance de Martens, je me renseigne. Mais je reçois des signaux tout à fait négatifs du parti. Le président, Guy Spitaels, n’avait pas été consulté. » Le PS bloque dès lors toute remise en cause de l’index. Wilfried Martens enrage. Et démissionne ! Pour lui, c’est clair : les socialistes ont renié leur parole. Un épisode fondateur. « Toute sa vie, il en a gardé une rancune vis-à-vis de nous », rapporte Philippe Busquin, ministre de l’Education nationale en 1981. « L’erreur de Martens, c’est d’avoir cru qu’avec l’accord de Mathot, il avait l’accord du PS », estime Moureaux.

« On présente souvent Martens comme l’homme de l’institutionnel, remarque l’ancien ministre PSC Melchior Wathelet senior. Mais en 1981, il a tapé un grand coup dans la fourmilière en démissionnant sur une question socio-économique. A ce moment-là, le déficit atteint 13,5 % du PIB. Des chiffres à la grecque ! Au début de l’année 1981, avant que Cools ne quitte la présidence du PS, Spitaels est vice-Premier, Mathot ministre du Budget, et le budget 1981 est catastrophique. » Restée célèbre, une formule de Guy Mathot illustre le gouffre qui sépare Martens des socialistes : « Le déficit est apparu tout seul, il disparaîtra tout seul, comme un mauvais rhume. »

Après la démission de Martens, Mark Eyskens lui succède au poste de Premier ministre. Mais son gouvernement ne vivote que cinq mois. En décembre 1981, Wilfried Martens revient aux affaires. Sans les socialistes, cette fois. « Le chômage explosait, la dette dépassait les 100 % du PIB, le franc belge était attaqué. La Belgique était sur une pente savonneuse et il n’y a que les socialistes qui ne voulaient rien entendre, observe Gérard Deprez. De 1979 à 1981, j’étais chef de cabinet du vice-Premier ministre PSC, Paul Vanden Boeynants, et j’étais dans un état de rage devant l’impuissance du gouvernement. Je pense que Wilfried Martens s’est rendu compte qu’avec le PS, en matière socio-économique, on ne pourrait rien faire. »

Martens-Gol-Verhofstadt, la droite en action

Pour avoir les coudées franches, le Premier ministre recourt aux « pouvoirs spéciaux », qui lui évitent de laborieux débats au Parlement. Trois sauts d’index sont décidés. La même formule, sans les socialistes, est reconduite après les élections de 1985. Secondé par les libéraux Jean Gol et Guy Verhofstadt, Wilfried Martens s’impose durablement comme le maître du jeu. Les sociaux-chrétiens francophones, en revanche, ne sont pas à la fête, mal à l’aise dans un gouvernement trop à droite pour eux.

En 1987, le gouvernement chute sur la question des Fourons. Aux élections qui suivent, les socialistes triomphent. Malgré tout, Martens s’obstine à promouvoir une coalition avec les libéraux. Il a d’ailleurs conclu un préaccord avec Verhofstadt. Au bout de cent jours de négociations ardues, c’est pourtant une majorité « rouge romaine » (CVP, PSC, PS et SP) qui voit le jour. Ce qui n’empêche pas Martens d’être à nouveau Premier ministre. « Au bureau du parti, quand Spitaels a annoncé la nouvelle, je me suis offusqué, raconte Philippe Busquin. Martens n’avait fait que nous attaquer, il n’avait pas participé à la négociation… Et là, André Cools m’a donné une leçon de pragmatisme politique, en me disant : tu n’y comprends rien, mieux vaut l’avoir avec, comme ça, on tient le CVP. »

« En mai 1988, Wilfried Martens vient avec des pieds de plomb dans un gouvernement où je suis vice-Premier, relate Philippe Moureaux. Il est malheureux d’avoir perdu son homologue Jean Gol, même s’il va travailler de façon très correcte avec moi. »
Ce gouvernement Martens VIII, dont les gros bras s’appellent Jean-Luc Dehaene et Philippe Moureaux, met en oeuvre la troisième réforme de l’Etat. L’enseignement est transféré aux Communautés. La Région bruxelloise voit le jour. La règle se confirme : quand les socialistes sont au pouvoir, les réformes institutionnelles aboutissent. « En fait, les sociaux-chrétiens flamands ne gouvernent jamais de gaieté de coeur avec les socialistes, suggère Charles- Ferdinand Nothomb. Faire un budget, avec le PS, c’est dur. On est constamment en train de négocier avec un adversaire qui est fort sur le terrain, parce qu’il s’appuie sur les syndicats, et qui résiste au changement.

Cependant, quand les dirigeants du CVP estiment que la priorité est à l’institutionnel, alors ils font taire leur antagonisme fondamental et ils composent avec le PS. Tout au long de sa vie, Martens a été écartelé entre, d’une part, une vision économique assez néolibérale et, d’autre part, le désir de faire progresser l’autonomie flamande, ce qui nécessite une majorité des deux tiers, et qui rend de facto le PS incontournable. »

Amener Berlusconi au PPE, pour battre les socialistes

Le rapport fluctuant de Wilfried Martens aux socialistes s’explique aussi par une évolution personnelle. Plutôt au centre-gauche au début de sa carrière, ce fils de petits agriculteurs glisse peu à peu vers la droite. En 1990, il accède à la présidence du Parti populaire européen (PPE). Les années suivantes, il s’attèle à faire évoluer ce qui constituait à l’origine une fédération de partis démocrates-chrétiens, au fort ancrage social. « Progressivement, Martens se rallie à la ligne défendue depuis toujours par son grand ami Helmut Kohl, le vrai boss du PPE en coulisses, explique Gérard Deprez. Avec Kohl, il va oeuvrer à la création d’un grand rassemblement assez disparate, plutôt conservateur, mais qui avait l’avantage de battre les socialistes, et de faire du centre-droit la force motrice au niveau européen. » En 1998, Wilfried Martens joue un rôle clé dans l’intégration au sein du PPE de Forza Italia, le parti libéral-populiste de Silvio Berlusconi. Cela lui vaut la réprobation d’une large frange de son propre parti, le CVP.

Wilfried Martens, fossoyeur de la gauche ? « Martens n’est pas antisocialiste, il est face aux socialistes, nuance Gérard Deprez. Simplement, il a expérimenté le fait qu’avec eux, c’était impossible de faire ce qui selon lui devait être fait. Non seulement en Belgique, mais aussi, dans une certaine mesure, au niveau européen. En Allemagne, un social-démocrate comme Gerhard Schröder a fait les réformes qu’il fallait faire. Mais il n’y a eu aucun Schröder en Belgique. Elio Di Rupo, devenu Premier ministre, a mené une politique d’assainissement pas trop mauvaise. Mais à l’époque du PS incarné par le duo Spitaels-Happart, c’était impossible. »
En mai 2014, la Belgique jouera une nouvelle fois son destin. De quel Premier ministre accoucheront les élections ? Au cours des soixante dernières années, quinze hommes se sont succédé au 16, rue de la Loi. Seuls quatre d’entre eux ont gouverné sans les socialistes. Une expérience qui n’a duré que 24 mois pour Paul Vanden Boeynants, 33 pour Gaston Eyskens, 35 pour Leo Tindemans. Wilfried Martens, lui, a exercé le pouvoir sans les socialistes 72 mois durant. Une forme de record. Au regard de l’histoire politique belge, les années Martens-Gol, ou Martens-Verhofstadt, apparaissent comme une singularité. Presque une incongruité.

Le PS vu par Martens

Dans ses mémoires, Wilfried Martens exprime à plusieurs reprises une hostilité feutrée à l’égard des socialistes, et du PS en particulier. Extraits.

Page 79 : « Les défauts du PS, trop attaché à la mentalité syndicale de défendre les vieux piliers industriels wallons pouvaient être compensés si son président était un homme raisonnable et déterminé défendant sa mutation en parti de gouvernement et de consensus. André Cools était ce type d’homme. Au congrès de son parti, il avait pris ses responsabilités et était resté fidèle à la décision gouvernementale de bloquer les salaires, ce qui entraîna sa chute [en 1981]. »

Page 84 : « Je n’ai jamais reçu du côté du Parti socialiste le signe qu’on pouvait mener avec lui une politique sérieuse de redressement, d’autant qu’il y avait le niet des socialistes wallons. Que manquait-il à la plus importante force de Wallonie, pourquoi une telle obstruction en une période essentielle, pourquoi un tel immobilisme au gouvernement ? »

Page 158 : « Il est vrai que j’éprouvais une certaine aversion pour les socialistes francophones : l’expérience de 1981 avait été peu concluante et ils venaient d’organiser (en 1987) une campagne d’affichage dans laquelle ils me discréditaient personnellement. »
Mémoires pour mon pays, par Wilfried Martens, Racine, 465 p.

F.B.

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