Le 28 juin 2017, Gaia s'invitait au parlement flamand à l'occasion du vote sur l'interdiction de l'abbatage rituel. © Didier Lebrun/photo news

Comment le soft power truc passe à l’offensive en Belgique

Islamophobe, la Belgique ? Elle reprend la Grande mosquée à l’Arabie saoudite, interdit le voile dans l’enseignement et au travail, prohibe l’abattage rituel sans étourdissement. Un think tank proche de l’AKP turc a mené l’enquête. A charge.

Lasse d’être pointée du doigt pour atteinte aux droits de l’homme, la Turquie a décidé de rendre la pareille en dénonçant l’islamophobie en Europe. Le Parlement turc a créé une commission d’enquête ciblant l’Allemagne, la France, l’Autriche et la Belgique. L’élément déclencheur ? Officiellement, les propos haineux ayant suivi la publication de la photo du premier bébé viennois de l’année 2018 : une petite fille dans les bras de sa mère voilée. Arrivé au pouvoir au début des années 2000, Recep Tayyip Erdogan (AKP, parti islamo-conservateur) se profile comme le champion du monde musulman. Il a mobilisé l’Organisation de la coopération islamique pour tenter de faire inscrire dans le droit international l’interdiction de la  » diffamation des religions « . Un gouffre sépare cependant la conception turque de l’islamophobie incluant la critique de l’islam de celle qui désigne, en langage courant, le mépris ou l’hostilité à l’égard des musulmans.

Le rapport 2017 sur l’islamophobie en Europe de la fondation turque Seta vient d’en administrer une nouvelle preuve (1). Basé à Ankara, ce think tank financé par les Affaires étrangères turques diffuse sous un vernis scientifique les points de vue de l’AKP en matière politique, économique et sociale. La troisième édition du rapport passe au crible 33 pays européens, dont les 28 de l’Union européenne. Ses coordinateurs sont le Germano-Turc Enes Bayrakli, responsable des études européennes au Seta et chroniqueur au quotidien pro-AKP Sabah, et l’Autrichien Farid Hafez, spécialiste de l’islam politique et de l’islamophobie à l’université de Salzbourg. L’auteure du chapitre belge est la sociologue Amina Easat-Daas, responsable du projet  » Counter-Islamophobia Kit  » à l’université de Leeds.

Sur sa page Facebook du 3 avril dernier, le Collectif contre l’islamophobie en Belgique (CCIB) revendiquait triomphalement sa participation à l’ouvrage :  » Il est enfin disponible. Vous pouvez y lire la contribution du #CCIB pour la Belgique. L’islamophobie existe bel et bien et elle fait des ravages malheureusement !  » Interrogé par Le Vif/L’Express, le président du CCIB, Mustapha Chairi, est soudain moins affirmatif.  » Nous avons été sollicités par la chercheuse, puisque nous gérons les signalements, explique-t-il. Et celle-ci a suivi avec beaucoup d’attention les actions du CCIB, qui est devenu l’organisation de référence dans la lutte contre l’islamophobie en Belgique. En ce sens, nous y avons contribué par les faits et les dossiers que nous suivons. Mais nous n’avons pas pu relire la version finalisée et, donc, nous n’en assumons pas le contenu.  »

Amina Easat-Daas, auteure du chapitre belge du rapport de la fondation Seta.
Amina Easat-Daas, auteure du chapitre belge du rapport de la fondation Seta.© See LI/belgaimage

Par rapport aux années précédentes, Amina Easat-Daas note une décrue des propos et actes agressifs envers les musulmans, sans toutefois établir de comparaison factuelle ou chiffrée. Faute de mieux, elle pointe un déplacement de  » l’islamophobie  » vers la sphère politique, avec trois exemples : le jugement de la Cour de justice de l’Union européenne, qui a validé le licenciement, en 2006, d’une employée portant le voile (Samira Achbita, réceptionniste à la société de gardiennage G4S d’Anvers) ; l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement en Flandre et en Wallonie ; la rupture de la convention avec l’Arabie saoudite pour la gestion de la Grande mosquée de Bruxelles à la suite des  » soi-disant ( so-called) attaques terroristes islamiques « . Car pour le Seta, il n’y a pas de lien avéré  » entre le terrorisme et une interprétation conservatrice de l’islam « .

Le bulletin belge n’est pas mauvais si on le compare au chapitre français signé par Yasser Louati, ancien porte-parole du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) : un véritable pamphlet dirigé contre l’Etat français,  » policier  » et  » fascisant « .

 » Le discours de la Turquie s’adresse essentiellement au monde arabo- musulman, décode Vincent Eiffling, chercheur à l’UCL et spécialiste de la Turquie. Le président Erdogan essaie de diaboliser les Européens pour leur faire porter la responsabilité d’une rupture qu’il souhaite mais dont il ne veut pas prendre l’initiative pour ne pas abîmer son image. Il se présente comme le défenseur des pauvres et des opprimés, alors qu’il traite fort mal ses propres minorités : les Alévis, les Arméniens et les Kurdes. Quant aux musulmans turcs de Belgique, ils s’informent très peu via les médias traditionnels européens et sont soumis au matraquage idéologique des médias AKP et des réseaux sociaux.  »

Unia et le concept d’islamophobie

Si le CCIB n’avait pas vanté le rapport de la fondation Seta, personne n’aurait sans doute lu cette brique aux allures de propagande. Le rejet des musulmans est pourtant un vrai sujet, mais Unia (Centre interfédéral pour l’égalité des chances) utilise avec prudence le concept d’islamophobie. L’institution a 19 critères de discrimination à sa disposition, dont les convictions religieuses et philosophiques.  » Les discriminations à l’égard des personnes musulmanes ne sont pas qualifiées automatiquement d’islamophobes, indique Patrick Charlier, codirecteur d’Unia. Le point du règlement d’Actiris ( NDLR : l’Office régional bruxellois de l’Emploi) qui a été abrogé suite à une décision du tribunal du travail de Bruxelles interdisait les signes convictionnels au nom d’une conception de la neutralité partagée aussi bien par la direction que par les syndicats : cela n’avait rien à voir avec de l’islamophobie.  » En 2016, trois des dix-huit actions judiciaires engagées par le centre interfédéral portaient sur des questions religieuses : un licenciement pour cause de voile (affaire Achbita), une agression dans le Brabant wallon contre une femme enceinte en foulard, des intimidations turques contre le mouvement Gülen, aujourd’hui reconverties en discriminations politiques. Après les attentats, Unia avait enregistré une hausse de 18 % des dossiers individuels liés aux convictions religieuses. En 2017, le nombre de dossiers ouverts (319) est revenu au niveau des cinq années précédentes, avec des proportions identiques : 40 % ont trait à des discours haineux en ligne et 25 % à l’emploi.

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