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« Comment le gouvernement peut-il tomber à un tel niveau de bassesse ? »

Felipe Van Keirsbilck, secrétaire général de la Centrale nationale des employés (CNE), rend le gouvernement Di Rupo responsable du « pire recul social depuis trente ans ». Tout en reconnaissant que les syndicats sont dans une position difficile, privés de relais politiques. « On se sent très seuls. Mais on n’a pas le choix, à moins d’accepter un suicide collectif du syndicalisme et du modèle social belge. »

Le Vif/L’Express : À lire les nombreux commentaires hostiles à la grève sur les réseaux sociaux, n’apparaît-il pas que les syndicats sont en train de perdre la bataille de l’opinion publique ?

Felipe Van Keirsbilck : La bataille de l’opinion, on est en train de la mener. Des milliers et des milliers de personnes font comme moi ce matin : aller parler aux travailleurs, aller parler aux clients des supermarchés, expliquer pourquoi cette grève est juste. Je me suis moi-même rendu au Westland Shopping Center. Je me suis trouvé face à des gens qui nous insultaient, qui pensent que les syndicats sont la cause de tous les malheurs du monde. Mais j’ai aussi rencontré des gens qui nous ont écoutés, et même des gens qui venaient spontanément vers nous pour nous assurer de leur soutien.

Que pensez-vous de l’écho donné à la grève dans les principaux médias ? Ce matin même, Le Soir titrait déjà que la grève générale ne ferait pas plier le gouvernement.

La bataille médiatique, effectivement, on risque de la perdre, vu la manière dont les médiats s’alignent totalement sur le gouvernement, sans esprit critique. La semaine passée, ils ont donné la parole dix fois plus aux ministres et aux patrons qu’aux responsables syndicaux. On est en train d’affronter une campagne violemment antisyndicale, menée par le gouvernement, le patronat et les grands médias. Je ne vais pas vous raconter d’histoires : oui, nous sommes en difficulté. Ce n’est pas un chemin bordé de roses.

N’y avait-il pas d’autres moyens qu’une grève générale, pour faire entendre votre voix ?

Si nous ne réagissons pas maintenant, même contre l’opinion, on le payera cher dans dix ans. On n’a pas le choix, à moins d’accepter un suicide collectif du syndicalisme et du modèle social belge. On est engagés à fond dans cette bataille, clairement. Mais je le reconnais, jusqu’à présent, on se sent très seuls.

Vous vous sentez trahis par les partis au gouvernement, notamment le PS ?

Le qualificatif que j’appliquerais à quelqu’un comme Laurette Onkelinx, ce n’est pas celui d’une traîtresse, mais d’une otage. Il est clair que le PS a voulu s’engager dans le gouvernement. Moi-même, comme citoyen, je pense qu’il y avait là une forme de sens de responsabilités. Mais les libéraux ont gagné les négociations et imposé la totalité de leurs revendications. Aujourd’hui, Laurette Onkelinx est l’otage d’un gouvernement ultralibéral. On s’apprête à subir le plus grand recul social depuis trente ans, et on sait que ce n’est qu’une première tranche, que la suite sera pire. Même des économistes de droite, comme Paul De Grauwe, disent que ce gouvernement court à la catastrophe. Vu l’importance de cet enjeu, c’est très douloureux pour les organisations syndicales de se retrouver sans relais politiques.

Même pas Écolo, qui se trouve dans l’opposition ? Olivier Deleuze et Jacky Morael appellent ce matin le gouvernement à revoir ses options « injustes et contre-productives ».

Sur le fond, je n’ai aucun problème avec les prises de position de Georges Gilkinet, de Jacky Morael, d’Olivier Deleuze… Mais je regrette que ces positions ne soient pas exprimées par mille voix, qu’Écolo ne s’engage pas de manière combative. Si les écologistes prenaient la mesure du recul social en train de se jouer, ils muscleraient le ton. L’austérité, c’est l’austérité : ça va détruire de l’emploi, des services publics. Si j’étais à la place des leaders d’Ecolo, j’en ferais une vraie bataille.

Quelle est la mesure qui vous reste le plus en travers de la gorge, parmi toutes celles contenues dans l’accord de gouvernement ?

Vous me demandez un choix difficile, tant la palette est large. Pour moi, le plus scandaleux se trouve dans la diminution des droits en matière de crédit-temps, que ce soit le nombre d’années, le montant des allocations ou l’assimilation pour la pension. Au moment du Pacte des générations, le gouvernement a dit qu’il fallait travailler plus longtemps. Cela reste selon moi une connerie, mais passons… Depuis cinq ans, l’âge moyen du départ à la retraite a augmenté de deux ans. Le compromis, c’était de dire : on va travailler plus longtemps, mais grâce au crédit-temps, on va faire en sorte d’adoucir la carrière. Tout ça est aujourd’hui fortement réduit, pour gagner 10 % de ce que rapporterait une toute petite taxe sur les fortunes de plus d’un million d’euros. En termes de trahison politique, ça me semble le plus violent. Ce sont les femmes, en particulier, qui sont visées. Je me demande comment on peut tomber à ce niveau de bassesse.

ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT

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