André Renard, à Grivegnée : le Mouvement wallon sera d'abord ancré sur le versant " travailleurs " du clivage socio-économique, et sur le versant " laïc " du clivage philosophique. © belgaimage

Comment la question migratoire est devenue le 4e grand clivage en Belgique

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

La Belgique politique s’est structurée autour de trois grands clivages, philosophique entre laïcs et catholiques, socio-économique entre gauche et droite, linguistique entre unitaristes et (con)fédéralistes. Focalisé sur la question migratoire, le clivage transnational recompose les identités.

Les clivages politiques ont trouvé comme une terre d’élection en Belgique, petit pays complexe du coeur de l’Europe occidentale. Son système de partis, éclaté sur des lignes de fracture souvent symétriques et presque prévisibles, fit le ravissement des politologues autant que des fabricants de kaléidoscopes. Jusqu’aux années 1970-1980, ses trois partis traditionnels et ses trois partis communautaires traduisaient presque parfaitement la grille dessinée par le Norvégien Stein Rokkan et l’Anglais Martin Seymour Lipset en 1967, grille qui voulait expliquer comment, partout en Europe occidentale, s’étaient formés les espaces partisans. En Belgique, trois clivages étaient nés des deux grandes révolutions, nationale d’abord, industrielle ensuite, qui avaient traversé tout le continent. Ces clivages, conflits pacifiés, voyaient s’affronter sur le champ politique les représentants de catégories sociales vastes, conscientes de leurs intérêts et mobilisées sur leur versant autour de certains enjeux d’importance à des moments clés, les critical junctures de Lipset et Rokkan. Ainsi le clivage confessionnel, qui vit s’affronter catholiques et libéraux dès les années postérieures à l’indépendance et pendant des décennies, opposait gauche et droite d’alors, qui s’écharpaient autour de la question scolaire. La révolution industrielle vint casser ce duopole vers la fin du siècle. La gauche serait celle de ceux qui n’avaient rien d’autre à vendre que leur force de travail, organisée contre le pouvoir de possédants bien assis, eux, dans les deux vieux partis. La lutte pour le suffrage universel, condition de l’émancipation politique, donc sociale, de la classe ouvrière, serait le grand combat du Parti ouvrier belge, fondé en 1885. Le mouvement flamand, lui, émergerait définitivement dans l’entre-deux-guerres. Autre conséquence de l’indépendance nationale, il témoignait de la prise de conscience, par l’opinion flamande, de la domination des élites francophones. La législation linguistique, de la fin du xixe siècle à nos jours, attisa ses passions. Et celles-ci éveillèrent les francophones, Wallons et Bruxellois, qui réclamèrent, eux aussi, leur place au banquet fédéral.

Comment la question migratoire est devenue le 4e grand clivage en Belgique
© Source : 7e vague de l’Enquête sociale européenne (European Social Survey : ESS) et calculs des auteurs

Question scolaire, question sociale, question flamande ne se substituèrent pas l’une à l’autre. Les trois clivages qui avaient fait naître les grands partis ne se superposaient pas parfaitement. Un parti, si bien ancré sur le versant de son clivage d’origine soit-il, ne pouvait ignorer les autres grandes questions qui se posaient, parfois au point de se scinder : les clivages, en Belgique, allaient s’entrecroiser. Ainsi, beaucoup de libéraux de gauche quittèrent le parti libéral pour rejoindre le POB, mécontents du mépris de la bourgeoisie, tandis que l’Eglise parvenait, au nom de la solidarité chrétienne et au prix d’arrangements entre  » familles « , à conserver un parti uni, compromis permanent entre mouvement ouvrier chrétien et cercles conservateurs. Cette unité catholique confina le POB et le parti libéral sur le versant laïc du clivage confessionnel. La question flamande, elle, mena, après des décennies de cohabitation parfois chaotique, les trois grands partis traditionnels à la scission, alors que, du Daensisme à une Volksunie qui fut d’abord christelijke, le mouvement flamand portait haut le Alles Voor Vlaanderen-Vlaanderen Voor Kristus. Inutile de rappeler que le Mouvement populaire wallon d’André Renard, lui, était issu du monde syndical socialiste, donc de la gauche du clivage socio-économique, et de la gauche du clivage religieux. Un fétiche pour politistes, on vous disait. Si bien d’ailleurs qu’en 1967, au moment ou Rokkan et Lipset publièrent leur oeuvre majeure, Structures de clivages, systèmes de partis et alignement des électeurs, les équilibres politiques ont si peu bougé depuis quarante ans que les deux savants émettent l’hypothèse d’un  » gel des clivages « . Le dégel allait bientôt pointer.

Comment la question migratoire est devenue le 4e grand clivage en Belgique
© Source : Base de données de l’OCDE sur les migrations internationales, Direction générale Statistique et Information économique

La (contre-)révolution silencieuse

En Belgique, comme partout, en effet, de nouvelles familles politiques, écologistes et d’extrême droite apparurent au tournant des années 1970 et 1980. Leur rapport à l’immigration allait être décisif. L’Américain Ronald Inglehart puis l’Italien Piero Ignazi virent dans leur émergence les conséquences d’un bouleversement, révolution silencieuse pour le premier, contre-révolution silencieuse pour le second. Ce nouveau clivage voit s’opposer un versant GAL ( » green, alternatives and Liberal globalists « ) et un versant TAN ( » Traditional conservatives, Authoritarians and Nationalists « ), que le Vif/L’Express, récemment, ramassait en une opposition entre  » gauche caviar et droite dürüm « , et que la Belge Liesbet Hooghe et le Britannique Gary Marks appellent, eux,  » clivage transnational  » . Avec la question migratoire comme critical juncture.  » L’immigration est perçue comme une menace particulière par ceux qui se ressentent de la mixité culturelle et de l’érosion des valeurs nationales, par ceux qui recherchent un abri, social ou économique, à travers leurs droits de citoyen. Nous appelons ce clivage  » transnational  » parce qu’il a pour point focal la défense d’un mode de vie national, sur les plans politique, social et économique, contre les agents extérieurs qui pénètrent l’Etat par la migration, par l’échange de biens et de services, ou en exerçant le pouvoir « , écrivent-ils récemment dans le Journal of European Policy. Ce clivage, comme les autres, ne vient pas fracturer une terre vierge en Belgique francophone. Il secoue un système politique multipartite, et force les formations en place à le gérer. Les écologistes, enfants de cette  » révolution silencieuse « , sont les plus naturellement à l’aise, comme, sur l’autre versant, le Parti populaire, surgeon proclamé, lui, de la  » contre-révolution silencieuse « , à l’inverse de socialistes comme de libéraux dont les préoccupations socio-économiques se troublent désormais de déchirements, tacites ou pas, sur la question migratoire. En Flandre, le nationalisme porte déjà de vieux habits transnationaux. Le Vlaams Blok, scission indépendantiste d’une Volksunie perçue comme trop molle, s’est transformé, pour son plus grand succès, en parti anti-immigration dans les années 1980. La N-VA, héritière conservatrice d’une Volksunie perçue comme trop laxiste, a posé l’identité en vertu et l’immigration en vice. C’est pas bête. Depuis 2014, en effet, l’immigration figure dans les Eurobaromètres semestriels parmi les deux principales préoccupations des Belges. Même de ceux qui ne sont pas flamands.

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