Les ministres fédéraux François Bellot (MR) ( à g.) et Alexander De Croo (Open VLD) sur la même longueur d'onde : les experts du privé sont indispensables à l'Etat. © Dirk Waem/Belgaimage

Comment l’Etat se rend accro aux consultants

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La fonction publique, ça consulte énormément. Ministères et sécu ne savent plus et ne veulent plus se passer des informaticiens du privé. Cette dépendance s’organise et s’entretient par des voies parfois tortueuses.

Sur leur profil LinkedIn, ils ne cachent pas leur fierté de travailler pour la sphère publique et l’intérêt général. Surtout, ne les traitez pas de fonctionnaires, ne dites pas d’eux ce qu’ils ne sont pas : des agents de l’Etat. C’est en qualité de consultants qu’ils se rendent au ministère, les pieds bien ancrés dans le privé. Le mélange des genres est devenu une norme, sinon un dogme. Un saut de puce très couru.

Voici Erwin, ICT project manager au SPF Mobilité et Transports depuis trois ans et senior consultant au sein du Groupe Onepoint. Voici Luc, autre project manager au SPF Mobilité depuis un an et demi, lui aussi lié à ce géant français du conseil numérique. Ils sont les heureux bénéficiaires du recours par l’Etat aux conseils avisés et à l’expertise de pointe fournis par bureaux d’études et cabinets de consultants. A coups de contrats qui se comptent par dizaines et se chiffrent en millions.

Depuis longtemps déjà, l’Etat sent que ses forces l’abandonnent. Qu’il ne peut plus compter sur ses ressources internes pour viser l’excellence. C’est criant dans le domaine ô combien coûteux et innovant des TIC, les technologies de l’information et de la communication. La fonction publique fédérale y consacre bon an mal an quelque 600 millions d’euros.

Pas de sou pour former correctement des informaticiens de l’Etat, mais de l’argent pour recourir aux consultants

Il faudrait être sot pour nier cette évidence rappelée, en 2016, par Alexander De Croo (Open VLD), ministre en charge de l’Agenda numérique :  » En cas d’engagement de profils IT, il est très important de pouvoir réagir rapidement. Un processus de recrutement flexible et bref est primordial pour attirer des profils de qualité supérieure. En parallèle, il faut pouvoir appliquer la flexibilité des rémunérations par rapport à l’expérience et pas uniquement au diplôme.  » Hélas, déplorait alors le ministre,  » l’Institut de formation de l’administration fédérale (IFA) offre actuellement trop peu de formations spécialisées dans le domaine des TIC.  » Comme disait l’autre,  » there is no alternative  » que de puiser dans le vivier externe les talents introuvables en interne.

Il va de soi que l’informaticien statutaire doit rester le premier choix. Hélas, trois fois hélas, abondait le ministre de la Mobilité François Bellot (MR),  » cette option rencontre peu de succès auprès des profils spécialisés, étant donné que le privé offre de meilleures conditions que le public. En outre, il existe des restrictions dans l’administration. Seule une personne sur X peut être remplacée.  »

Frank Robben, tête pensante de l'asbl Smals, pourvoyeuse en services ICT de la galaxie publique.
Frank Robben, tête pensante de l’asbl Smals, pourvoyeuse en services ICT de la galaxie publique.© FRÉDÉRIC PAUWELS/HUMA

Filière en cascade

Pour pallier ce désinvestissement organisé, une voie est toute tracée : se tourner vers une asbl (eGov ou Smals) laquelle, moyennant paiement, met du personnel compétent à disposition des services publics qui en sont membres. Ledit personnel étant engagé et rémunéré par l’asbl à des conditions comparables à celles du marché. Atout de la formule, dixit François Bellot :  » Les services que la Smals fournit à ses membres n’entrent pas dans le champ d’application de la loi sur les marchés publics et les membres peuvent confier des missions à la Smals directement et sans mise en concurrence.  »

Et s’il arrive à la Smals de ne pas pouvoir fournir ses propres collaborateurs, elle se tournera vers du personnel livré par des sociétés privées qui ont contracté avec l’asbl, lesquelles feront au besoin appel à des sous-traitants. En piste alors pour un système en cascade, tel que décrit sur son site Internet par Delta i Consulting, l’un des bureaux de consultance lauréat d’un contrat-cadre  » Conseils en organisation  » établi par la Smals.  » Par ce contrat-cadre, les services publics peuvent demander directement une mission à Delta i par une procédure raccourcie et simplifiée. Le service public ne doit plus publier de marché.  » Avis aux amateurs : Delta i, de concert avec le client,  » précisera davantage la demande, proposera le(s) consultants(s) les mieux à même d’exécuter la mission ainsi que la durée et le prix de celle-ci.  » Fourchette de montants : entre 500 et 1 000 à 1 200 euros par jour hors TVA.

La Cour des comptes a été sévère pour la gestion, par l’Etat, de ses ressources en personnel informatique

La marche à suivre vaut assurément le détour. En février 2015, Frank Robben, big boss de la Smals et de la Banque Carrefour de la sécurité sociale, accompagné de Johan Vercruysse, directeur à la Smals, ont fait le déplacement jusque chez Delta i, organisatrice d’une journée d’information. Le premier pour y confier  » quelques idées pour économiser malin « , le second pour faire miroiter  » les économies possibles grâce aux contrats-cadres Smals.  »

L’association sans but lucratif, grosse pourvoyeuse en services et personnel ICT de la galaxie publique, est une affaire qui tourne. Avec ses 884 collaborateurs fixes détachés dans une institution publique à la fin 2016, pour un coût annuel de 83,77 millions d’euros. Avec son business de 61,4 millions d’euros en sous- traitance/consultance externe confiée à 23 boîtes privées et 759 personnes au total. Et ce pour des missions assurées à prix fixe (pour deux millions d’euros), le reste étant facturé par heure de prestations au prix moyen de 93 euros l’heure TVAC.

Le service TIC du SPF Mobilité y a gagné un petit air de tour de Babel. Sur les 92 personnes recensées en 2016, 47 étaient des fonctionnaires statutaires, 16 fournies par l’asbl e-Gov, 23 externes issus de la filière Smals via des contrats-cadres attribués à des sociétés privées, enfin six autres consultants externes recrutés par des marchés passés par procédure négociée sans publicité vu, selon la formule consacrée,  » le caractère indispensable et spécifique de l’expertise personnelle.  »

L’Etat dépossède ses fonctionnaires

Des esprits chagrins ont fini par suspecter, derrière cette luxuriance de statuts, une mise à disposition illégale de travailleurs. En 2009 déjà, la CGSP Amio (administrations et ministères) dénonce, en vain, au Contrôle des lois sociales l’emploi de personnes fournies par des sociétés privées par le petit jeu de la sous-traitance. Il est où le problème ?  » Nous ne nous doutions pas que ce personnel travaillait sous statut d’indépendant, parce qu’il fonctionnait comme des salariés à tout point de vue : il travaillait depuis des années à temps plein dans notre service et nulle part ailleurs, visiblement sous l’autorité immédiate et quotidienne du chef de service « , explique une source syndicale.

Sans doute l’effet de l’accoutumance. Car  » les missions de courte durée  » confiées à du personnel externe peuvent aller de quelques jours à quelques années. Le temporaire peut devenir durable, surtout s’il s’agit de se rendre indispensable. Les experts du privé, nous signale-t-on, ne sont pas toujours payés pour écoler les informaticiens-fonctionnaires ni pour leur livrer le savoir-faire.  » Une partie du personnel externe qui a développé l’application de la DIV (NDLR : Division immatriculation des véhicules) depuis 2008 a été constamment prolongée chaque année et elle est encore en fonction, sous prétexte qu’aucun personnel interne ne pouvait reprendre le travail « , rapporte un agent du SPF Mobilité,  » parce que sciemment, on n’a pas transmis les connaissances au personnel interne et qu’on n’a même pas exigé du personnel externe la fourniture d’une documentation liée à l’application.  »

L'application technologique de la Division immatriculation des véhicules, chasse gardée des experts externes au SPF Mobilité.
L’application technologique de la Division immatriculation des véhicules, chasse gardée des experts externes au SPF Mobilité. © BERT VAN DEN BROUCKE/PHOTO NEWS

Manquements et entorses

Comment ne pas finir par se sentir au ministère comme chez soi ? Peut-être est-ce le cas de Martijn, directeur d’OBVS, une boîte néerlandaise en technologie de l’information, fidèle au SPF Mobilité depuis plus de sept ans à lire le compteur qui s’affiche sur son profil LinkedIn. A croire qu’une administration parallèle a pris ses quartiers. C’est qui le patron, à la fin ? Qui fait quoi au juste, à bord de la fusée ? Dans les faits,  » il y a deux organigrammes, l’officiel et le réel « , confiera un chef de département lors d’une réunion de son personnel. Un agent présent rapporte :  » Dans le réel, certains consultants apparaissent dans des postes de direction « , mais pour s’effacer des tablettes officielles. Après tout, l’assistance pour l’aide au management du service d’encadrement TIC est aussi affaire de consultance. Certains fonctionnaires en retirent la désagréable sensation d’être dépossédés par leur propre employeur, comme pour mieux prouver leur inutilité. CQFD ?

Rien qui ait pu convaincre l’Auditorat du travail de Bruxelles, relancé en 2016 par le syndicat socialiste. Nouvelle plainte classée sans suite. Motif avancé : pour un travail aussi hautement qualifié, les critères habituels de distinction entre salarié et indépendant ne s’appliquent pas.

On s’y perd ? La Cour des comptes a aussi tenté d’y voir clair. En 2016, elle a des mots sévères pour la manière dont l’Etat fédéral gère ses besoins et ses ressources en personnel informatique. En 2017, elle n’est pas plus tendre à propos de la régularité de marchés publics passés au sein de l’administration générale. Manquements récurrents, défaut de pilotage, entorses aux dispositions légales. Pas de quoi en faire un scandale  » à la Gial « , mais à redouter l’une ou l’autre réplique au niveau fédéral.

Par-dessus tout, s’inquiète la Cour, il manque pour dissiper le brouillard ambiant un suivi sérieux des activités TIC. Il est pourtant prévu par une circulaire de 2013. Mais il s’est interrompu. Le comité de suivi TIC s’est dérobé à sa mission d’établir un plan informatique fédéral. Alexander De Croo, ministre de tutelle, couvre la défaillance. Et l’approuve. Pareille tâche serait énergivore, incompatible avec une gestion en  » mode agile  » (sic), y investir s’inscrirait  » en faux par rapport à la politique budgétaire des pouvoirs publics.  » Confiance est plutôt faite, pour fixer un cap, à un  » G Cloud  » de l’Etat, nouvel espace de rencontre informel entre gestionnaires du nuage informatique public et du nuage informatique privé.

Ce n’est pourtant pas l’envie de capitaliser sur des informaticiens de l’Etat bien formés qui manque, comme le recommande la Cour des comptes pour  » éviter les coûts induits par le marché.  » Mais, regrette encore le ministre Open VLD,  » la politique budgétaire actuelle laisse rarement la marge nécessaire à cette fin.  » Pas de sous, sauf pour les consultants. Le tapis rouge est déroulé.

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