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Cinq destins belges exceptionnels que même les guides des cimetières ont oubliés

Le Vif

Chaque cimetière a ses stars : des tombes remarquables ou celles de personnalités de premier plan. Zoom sur les histoires extraordinaires et romanesques que recèlent nos cimetières mais tombées dans les interstices de l’histoire de Belgique, au point d’en être oubliées même des guides des nécropoles.

Le Nobel malgré lui

Face à ce qui reste de l’ancienne église paroissiale de Laeken, au coeur du cimetière qui l’entoure toujours, la tombe de Gustave Rolin-Jaequemyns (il ajouta le nom de sa femme au sien, Rolin) est devenue quasiment muette. De toute façon, celui qui parviendrait à la déchiffrer n’aurait qu’une vision bien limitée de l’oeuvre de celui qui occupe les lieux : avocat, professeur de droit, député, ministre de l’Intérieur (1878 – 1884) et vice-président du Conseil supérieur de l’Etat indépendant du Congo (la Cour suprême de l’Etat dirigé par Léopold II depuis Bruxelles), cela ne dit rien ou presque.

En l’espèce, il faut savoir lire sur la pierre ce qui… ne s’y trouve pas. Rolin-Jaequemyns est aussi présenté comme le fondateur, en 1873, à Gand, sa ville natale, de l’Institut de droit international. La discipline était naissante, on dira même que le Belge l’a inventée, rédigeant inlassablement des articles d’analyse de questions de droit posées par la situation internationale dans la Revue de droit international qu’il dirige. Il y décrira toute l’évolution de l’oeuvre congolais de Léopold II.

En 1904, à titre posthume, Gustave Rolin-Jaequemyns sera récompensé du prix Nobel de la paix.
En 1904, à titre posthume, Gustave Rolin-Jaequemyns sera récompensé du prix Nobel de la paix.© DR

En 1891, il s’embarque pour Le Caire pour y devenir le procureur général du pacha d’Egypte mais il finit… à Bangkok, où on le nomme conseiller général et ministre plénipotentiaire du royaume de Siam. Durant une décennie, le roi Chulalongkorn lui confiera la rédaction de la Constitution du royaume thaïlandais pour transformer cet Etat féodal en Etat doté d’une législation moderne. Il négocia aussi avec la France la solution du conflit entre le Siam et l’Indochine à propos du Laos.

Rentré en Belgique, il y mourra en 1902. Sans rien savoir de sa future notoriété. Son Institut avait pour but de promouvoir le droit international et la résolution pacifique des conflits. C’est pourquoi il se verra attribuer le 4e prix Nobel de la paix de l’histoire en 1904 (ils ne sont que quatre Belges à l’avoir reçu, avec Auguste Beernaert, Henri La Fontaine et le père Pire). Ce qui ne figure donc pas sur sa tombe. C’est son fils Edouard qui ira chercher le prix à Stockholm. Edouard Rolin-Jaequemyns assuma quasiment toutes les mêmes fonctions que celles de son père sur la scène juridique, politique et diplomatique, et notamment celle de représentant… de la Thaïlande lors de la Conférence de la paix de La Haye voulue par le tsar Nicolas II en 1899.

La première icône moderne

Cléopâtre-Diane de Mérode, élue reine de beauté en 1896 : l'Aphrodite d'un nouvel âge.
Cléopâtre-Diane de Mérode, élue reine de beauté en 1896 : l’Aphrodite d’un nouvel âge.© PHOTO NEWS

Sur les clichés Reutlinger, qui ont magnifié et mythifié Mata-Hari, Colette, la Belle Otero ou Sarah Bernhardt, ces longues photos stylisées de théâtre et de ballet que l’on croirait peintes par Mucha, elle est peut-être la plus simple, la plus pure, la plus classique, la plus angélique, la plus virginale, la plus fraîche et la plus sublime des beautés.

Cléo de Mérode a beau être entrée à 7 ans à l’école de danse de l’Opéra de Paris, elle a beau avoir dansé Coppélia, elle a beau avoir défrayé la chronique dans le registre des danses exotiques (cambodgiennes, par exemple), Cléopâtre-Diane de Mérode n’a pas marqué l’histoire de la scène de la Belle Epoque. Mais elle a fait bien plus que ça avec les mêmes mots : elle fut la belle de son époque, élue  » reine de beauté  » parmi 131 personnalités en 1896, statufiée de cire au musée Grévin l’année d’avant. Car, finalement, son principal talent était sa beauté et sa façon d’en jouer. Au fond, nombre d’historiens de la mode, de la photo et des arts – mais aussi du féminisme – considèrent aujourd’hui qu’elle fut en réalité la mère de toutes les actrices, chanteuses, danseuses, top- modèles ou pin-up du xxe siècle, l’Aphrodite d’un nouvel âge, qui avait compris qu’elle était elle-même sa plus belle oeuvre d’art. Elle a posé pour Degas, inspiré le nu La Danseuse du sculpteur Falguière et sans doute le buste La Nature de Mucha, qui se trouve au musée Fin de Siècle à Bruxelles, elle a fasciné Proust et nombre d’auteurs de l’époque, a séduit les plus grands, et notamment Léopold II. Sa tombe au Père-Lachaise (90e division) est ornée d’une sculpture d’elle par un de ses amants, Périnat. En réalité, qu’elle soit belge ou non a fort peu d’importance, et d’ailleurs on l’ignore. Elle serait issue de la branche autrichienne des Merode, cette grande famille de la noblesse belge, est française pour les uns, belge pour les autres, universelle pour tous. Dès 1908, elle s’inquiète des dégâts causés à sa parcelle par une tempête dans la nécropole parisienne. Elle ne la rejoindra qu’en 1966, à 91 ans, devenue une vieille dame comme les autres.

L’héritier invisible

Arthur Chrétien Frédéric Meyer.
Arthur Chrétien Frédéric Meyer.© DR

Pelouse 21, chemin 1, concession 309 du cimetière de Laeken : tombe d’Arthur Chrétien Frédéric Meyer, baron d’Eppinghoven. Présence incongrue en ces lieux que celle de ce nobliau d’une baronnie d’opérette créée de toutes pièces en 1867. Incongrue car nous sommes ici à quelques mètres du choeur de la chapelle Sainte-Barbe, l’ancienne église paroissiale remplacée sur ordre de Léopold Ier par l’église Notre-Dame, qui abrite la crypte où reposent les rois des Belges et notamment le couple formé par le premier souverain et Louise-Marie d’Orléans. Or, pendant que celle-ci se morfondait au château de Laeken avec ses quatre enfants, ce roi, plus âgé qu’elle et qu’elle n’avait jamais voulu épouser, finissait par la séduire tout en gardant, lui, une froideur protestante mais surtout totalement indifférente. Il faut dire que, lorsque Louise-Marie meurt en 1850 à Ostende, Léopold Ier entretient déjà depuis huit ans une relation adultère avec la jeune Arcadie Claret, qu’il a fait installer dans un hôtel de maître de la rue Royale. Malgré les trente-six ans qui les séparent, leur union ne s’achèvera qu’à la mort du souverain et donnera naissance à deux fils, Georges-Frédéric et Arthur.

Tout n’est que faux-semblants dans cette histoire : Léopold Ier fait épouser sa maîtresse et reconnaître ses enfants par son maître d’écurie, Meyer. Tout en décidant de faire construire l’église Notre-Dame qu’il juge plus digne de la stature royale de la défunte reine, il achète le château du Stuyvenberg pour y vivre, face au château de Laeken, avec sa maîtresse et ses deux enfants qui reçoivent une éducation princière. Lorsque le premier roi des Belges disparaît en 1865, il n’y a plus de place pour Arcadie en Belgique mais Léopold Ier a tout organisé pour la mettre à l’abri : elle et ses fils vivront à Holzheim, près de Düsseldorf, sur le site de l’ancienne abbaye d’Eppinghoven. Le gouvernement belge refuse tout anoblissement de cette famille morganatique mais le roi l’avait obtenu par son neveu, le duc Ernest II de Saxe- Cobourg-Gotha. Arcadie s’éteint en 1897 en Allemagne et ses fils gâcheront sa fortune. Le premier meurt alcoolique et, après la défaite allemande de 1918, Arthur, grand maréchal à la cour ducale de Cobourg, perd tous ses privilèges. Il est contraint de se réfugier à Bruxelles où il obtient du roi Albert Ier une rente viagère. Il meurt à Etterbeek en 1940 et est donc enterré à quelques mètres de son père et… de la femme de celui-ci. Sur sa tombe figure aussi le nom d’un ou une H. Claret, peut-être un des 12 frères et soeurs de sa mère.

L’inspirateur du « Lotus bleu »

Lou Tseng-Tsiang.
Lou Tseng-Tsiang.© DR

C’est un détail à la toute fin de la première version du Lotus bleu (1935) : dans Le journal de Shanghai, l’interview  » Un quart d’heure avec M. Tintin  » est signée  » L.T.T. « . Ces initiales n’ont pas été choisies au hasard par Hergé mais le parcours de Lou Tseng-Tsiang est beaucoup plus romanesque voire romantique que ce passage fugace dans le premier  » grand  » Tintin. Né en 1871 dans la Shanghai des concessions, Lou Tseng-Tsiang est élevé en français et dans la religion protestante (il est même baptisé Jean-Jacques) avant d’entrer dans la diplomatie. Proche de Sun Yat-Sen, il devient premier ministre chinois de la nouvelle République de Chine en 1912 puis ministre des Affaires étrangères et refuse, contre l’avis de Pékin, de signer le Traité de Versailles en 1919 car la concession allemande de Shandong y est cédée au Japon.

Dans les derniers temps de la Chine impériale, décadente, Lou, qui s’apprête à être rappelé à Pékin, fait le tour des capitales européennes et s’entretient à Bruxelles avec le jeune roi Albert Ier au sujet de la rétrocession à la Chine de la concession belge de Tientsin (Tianjin). A Saint-Pétersbourg, il a rencontré une jeune Belge qui enseigne le français aux élites impériales et travaille à l’ambassade : Berthe Bovy l’épouse en 1899, Lou se convertissant au catholicisme (cette fois, il est baptisé René). Berthe est asthmatique, Lou se fait nommer à Berne mais ni l’air des Alpes ni celui de la côte belge ne la sauvent. Elle meurt en 1926.

Au fond du cimetière de Laeken, on trouve une tombe marquée  » Familles Lou-Bovy-Harford « . Un an après la mort de sa femme, il fait graver dessus un texte en français et en chinois :  » Ô ma chère Berthe, suivant la voie que tu m’as indiquée, je me consacre aujourd’hui corps et âme au service de Dieu, trop heureux de pouvoir accomplir enfin la pensée la plus chère de ton esprit et de ton coeur.  » Car, entre-temps, fort de cette douleur, Lou est devenu dom Pierre-Célestin Lou, moine bénédictin de l’abbaye de Sint-Andries à Bruges. C’est là qu’il va recevoir les visites régulières de deux jeunes hommes que l’abbé Gosset, aumônier des étudiants chinois de l’université de Louvain, a mis en rapport, Tchang Tchong-Jen et Hergé. Dès leur première rencontre, ils ont décidé de travailler ensemble sur Le Lotus bleu. Lou est un ami du grand-oncle de Tchang et le père Neut, directeur de conscience de Hergé, est moine à Bruges : Lou sera donc leur conseiller sur la Chine, ses moeurs et ses relations conflictuelles avec le Japon, qui a tenté d’annexer la Mandchourie, autant d’éléments que l’on retrouve dans l’album.

La tombe de Lou à Laeken n’est qu’un cénotaphe. C’est à Sint-Andries qu’il est mort et enterré en janvier 1949. Dix mois plus tard, Mao proclamait la République populaire de Chine.

La première victime

En 1906, le meurtre crapuleux de Jeanne Van Calk bouleversera les Bruxellois.
En 1906, le meurtre crapuleux de Jeanne Van Calk bouleversera les Bruxellois.© DR

Le 11 février 1906, le bourgmestre de Bruxelles, Emile De Mot, accompagne un cortège funéraire de l’hôpital Saint-Pierre au cimetière de la Ville, à Evere. L’émotion est palpable dans la capitale, 10 000 personnes assistent aux funérailles, la police fait une haie d’honneur à l’entrée du cimetière, et le monument de marbre qui sert de dernière demeure à la défunte a été financé par une souscription ouverte par le journal Le Soir. Cent onze ans plus tard, dissimulée derrière un arbre de la 3e avenue de la nécropole, la tombe de Jeanne Van Calck, 8 ans, n’attire plus le regard mais, un siècle avant l’affaire Dutroux, l’enlèvement et le crime crapuleux de celle que les cartes postales d’époque appelleront  » la pauvre petiote  » provoquèrent des réactions populaires sans précédent parmi la population bruxelloise, belge mais aussi internationale avec des articles dans les plus grands journaux étrangers. Le  » crime de la rue des Hirondelles  » fait encore partie des mythologies bruxelloises.

Quelques jours plus tôt, le 7 février, la petite Jeanne au visage d’ange avait disparu dans le quartier populaire où elle vivait, derrière la place de Brouckère, dans le quartier de l’Alhambra et du Théâtre flamand. Comme chaque soir, elle avait effectué le trajet entre le domicile de sa mère (elle n’a jamais connu son père) et celui de ses grands-parents. Mais elle n’arrivera jamais. En fin de soirée, un machiniste de l’Alhambra avait découvert un paquet devant la maison du 22, rue des Hirondelles (une rue qui existe encore, dans un quartier d’habitations sociales en rénovation et où sévit la prostitution de rue). Au commissariat, quand les policiers ouvrirent le paquet, ce fut l’horreur : le cadavre encore chaud d’une fillette découpée puis emballée dans du papier épais, ficelée à l’aide d’une cordelette de chanvre, amputée de ses jambes, violée, morte dans ses vomissements suite à la grosse quantité d’alcool que son meurtrier lui avait fait boire. Une semaine après les obsèques, les jambes de la gamine seront retrouvées dans un parc de Laeken. Un médecin, un mendiant, deux ouvriers immigrés seront arrêtés puis relâchés, la presse s’emballera contre l’impuissance des enquêteurs. Le bourreau de Jeanne ne sera jamais retrouvé. Aujourd’hui, la  » pauvre petiote  » repose à quelques mètres seulement du rond-point des bourgmestres, où l’on trouve Anspach, De Brouckère et… De Mot. Non loin de là, se trouve un autre monument funéraire, plus visible – la statue d’une fillette en pleurs : c’est celle d’Annette Bellot, 6 ans en 1907, retrouvée morte dans une prairie d’Anderlecht.

Par Jean-François Lauwens.

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