© Frédéric Pauwels/Huma

Christopher Stokes (MSF) : « Négocier, oui, se taire, non ! »

En général, on ne l’interviewe qu’à l’occasion et à propos des drames qui secouent la planète. Mais le directeur général du centre opérationnel de Médecins sans frontières à Bruxelles a aussi beaucoup à dire sur les pratiques de son organisation et des autres associations humanitaires : débats internes, stratégies controversées, compromis pas toujours faciles à justifier… Au Yémen, au Sri Lanka et en Birmanie, MSF a renoncé à sa liberté de parole pour éviter l’expulsion. A Bahrein, son hôpital a facilité la répression militaire. A Misrata, en Libye, ses médecins ont remis sur pied des détenus, renvoyés ensuite dans des centres d’interrogatoires. En Afghanistan, les équipes de l’ONG se déploient en « terrain miné » et connaissent des revers… Le témoignage de Christopher Stokes, entré à MSF il y a vingt ans, nous plonge dans les coulisses de l’action humanitaire.

Le Vif/L’Express : Les associations humanitaires n’ont pas pour habitude d’étaler sur la place publique leurs débats internes ou leurs maladresses stratégiques. Qu’est-ce qui vous conduit, aujourd’hui, à vouloir pratiquer la transparence ?

Christopher Stokes : Nous tenons à partager notre expérience des négociations humanitaires, à faire notre autocritique, à montrer nos réussites, mais aussi nos échecs. Plonger dans les coulisses de l’humanitaire permet de constater à quel point les pouvoirs politiques s’efforcent d’entraver ou d’instrumentaliser notre action. Par ailleurs, notre erreur a longtemps été de penser qu’il suffisait de mettre en avant les principes humanitaires pour voir s’ouvrir toutes les portes devant nous. On s’imaginait qu’il existait, a priori, un espace légitime de l’action humanitaire que l’on pouvait défendre au nom du droit et de la morale. En réalité, notre liberté d’action est toujours le produit d’une négociation. Qui dit négociation dit compromis entre nos intérêts et ceux des pouvoirs. Nous aurions dû mieux informer le public sur ces compromis qui, selon moi, font partie intégrante des principes de l’action humanitaire s’ils permettent de sauver des vies.

Comment juger qu’un compromis est acceptable ? Votre association a-t-elle eu raison de faire « profil bas » dans certains pays pour pouvoir continuer à y travailler ?

A plusieurs reprises, MSF a, en effet, renoncé à sa liberté de parole. Notre organisation a choisi de se taire face aux bombardements dont elle a été le témoin au Yémen. Elle n’a rien dit sur les conséquences de la guerre au Sri Lanka. Elle a minimisé, voire passé sous silence les contraintes que lui a imposées la junte birmane. Un silence opportun ? Le débat est toujours ouvert au sein de l’association. Je fais partie de ceux qui, à MSF, estiment que signer de tels accords a été une erreur. Il faut néanmoins tenir compte d’un fait : les gouvernements des pays hôtes sont plus sensibles qu’autrefois aux dénonciations publiques de notre organisation. Dans le passé, nos déclarations étaient reprises par les seuls médias occidentaux. Aujourd’hui, avec Internet, les chaînes Al-Jazeera, Alarabiya…, on atteint tous les foyers dans les pays aidés, ce qui peut déplaire au pouvoir en place. Cette pression nous conduit à être plus prudents dans nos dénonciations.

MSF a parfois été perçue par d’autres ONG comme une association humanitaire individualiste, qui fait volontiers bande à part. Que vous inspirent ces critiques ?

On nous a même reproché une certaine arrogance. Faire « bande à part » ? En Afghanistan, nous refusons, il est vrai, de participer aux programmes d’assistance humanitaire liés à la stratégie de contre- insurrection de la coalition internationale. De même, à la différence d’autres ONG, nous ne voulons pas être hébergés dans des compounds protégés par des militaires ou des gardes privés armés. Plus largement, notre autonomie logistique et financière est la garantie de notre indépendance à l’égard des pouvoirs politiques et militaires. Nous réalisons nos kits médicaux nous-mêmes, nous avons notre service d’achat, nous transportons nous-mêmes nos médicaments et tout ce qui est nécessaire au déploiement des missions. A peine 10 % de notre budget est fourni par des fonds gouvernementaux. Le reste, en Belgique, provient de nos 250 000 donateurs privés. Notre mission en Afghanistan dépend uniquement de dons privés.
Les talibans pakistanais viennent de revendiquer le meurtre d’un médecin britannique de la Croix-Rouge, enlevé en janvier dernier.

Le CICR réduit son programme au Pakistan et tout le secteur humanitaire y est paralysé par la peur des enlèvements. Là-bas comme au Mali ou en Syrie, l' »espace humanitaire » n’est-il pas en train de se rétrécir ?

Cette idée est très répandue dans les milieux diplomatiques, les agences spécialisées des Nations unies et les ONG. Depuis quelques années, ils sont unanimes à déplorer une tendance à fermer la porte aux humanitaires, à les empêcher de venir en aide aux victimes. Ils laissent entendre que ce « rétrécissement de l’espace » contraste avec un âge d’or au cours duquel les acteurs humanitaires auraient occupé une place à part dans l’échiquier politique international, en marge des considérations politiques et géostratégiques des Etats. Notre espace se serait rétréci, assurent-ils, en raison de la confusion des rôles entre opérations militaires et humanitaires. Assimilées aux différentes formes de l’interventionnisme libéral, les ONG seraient en butte à une montée générale, dans les pays du Sud, de l’hostilité envers les organismes d’aide.

Peut-on nier cette confusion des genres et cette hostilité, encore accentuées par les interventions militaires post 11-Septembre ?

Sûrement pas ! Nous avons d’ailleurs nous-mêmes dénoncé les effets délétères de cette confusion. Mais nous en contestons la portée. Le volume global d’aide humanitaire est en croissance continue. Les dépenses opérationnelles de Médecins sans frontières sont passées de 260 millions d’euros en 2001 à 634 millions d’euros en 2010. MSF Bruxelles coordonne aujourd’hui des opérations en Afghanistan, au Soudan-Sud, en Somalie… De plus, évoquer un âge d’or au cours duquel l’action humanitaire pouvait se déployer sans contraintes fait peu de cas des difficultés rencontrées lors des opérations passées. Faut-il rappeler l’implication des humanitaires dans la politique meurtrière de déplacements forcés en Ethiopie, en 1985 ? Dans la purification ethnique en Bosnie, en 1992 ? Dans l’horreur des camps de réfugiés dans l’est du Zaïre, en 1996-1997 ? Nous n’avons pas de périmètre d’action légitime valable en tout temps et en tout lieu.

La marge de man£uvre de MSF serait donc toujours le produit d’un rapport de force et d’intérêts, d’un processus de négociation entre acteurs de l’aide et autorités politiques et militaires ?

Presque toujours. Certes, lors de notre intervention en Libye, il y a eu très peu de négociations avec les belligérants. En revanche, en Afghanistan, où se poursuit un conflit de longue durée, nous avons longuement négocié notre retour en 2009. Cinq de nos membres avaient été assassinés dans le province afghane de Badghis en 2004. Un porte-parole supposé des talibans avait revendiqué les assassinats et accusé MSF d’espionner pour les compte des Américains. Dès lors, sans armes, il n’était plus possible d’apporter de l’aide dans les zones de conflit. Côté américain, on nous a fait comprendre que, dans la « guerre contre la terreur », le principe du droit de passage accordé aux humanitaires appartenait au passé. On nous demandait de choisir notre camp, de nous joindre à l’effort de guerre. Faute de quoi, nous a-t-on assuré, nous devrions non seulement nous retirer d’Afghanistan, mais de la plupart des conflits du XXIe siècle.

Vous avez quitté l’Afghanistan, mais, cinq ans plus tard, vous y êtes revenus. La donne avait changé ?

Nous avons négocié notre retour avec le gouvernement afghan et l’opposition. La section belge de MSF, qui a assumé la responsabilité des opérations, a décidé de soutenir deux hôpitaux publics, l’un dans la banlieue de Kaboul, l’autre dans la capitale de la province de Helmand, l’un des fiefs des insurgés. Nous espérions rencontrer ainsi la faveur des deux camps, qui tiennent à ce que les opérations médicales contribuent à asseoir leur légitimité dans les régions où ils s’affrontent. Nous avons aussi négocié le retrait de tout homme en armes des hôpitaux, afin que les patients puissent s’y rendent sans crainte. Un détecteur de métal, à l’entrée des bâtiments, permet de rendre cette démilitarisation effective. Nous avons, par ailleurs, obtenu que ni les services secrets afghans ni les militaires de l’Otan ne puissent interroger les patients à l’hôpital.

Un compromis satisfaisant pour MSF ?

L’équation reste fragile. Pour que l’action de nos équipes soit acceptée, il faut que les acteurs militaires et politiques voient leur intérêt dans les services offerts. Par ailleurs, la situation actuelle est encore plus violente qu’en 2004, époque de notre retrait. En décembre, un attentat a touché le marché du centre de Kunduz, zone stratégique du nord afghan où nous avons ouvert un centre spécialisé dans la chirurgie d’urgence. A Khost, dans le sud-est du pays, où nous prodiguions, depuis mars, des soins aux femmes enceintes, une explosion a fait sept blessés, dont un enfant, dans l’enceinte même de la maternité. Suite à l’attentat, nous avons suspendu nos activités. Notre modèle d’opérations négociées non « bunkérisées » a donc ses limites.

Ce « modèle » est-il appliqué dans tous les pays où MSF intervient ?

Pas partout. En Somalie, pays où tout le monde est armé, du plus petit commerçant au grand businessman, nous n’avons pas le choix : nos équipes sont protégées par des gardes armés et ne comptent aucun expatrié. Mais il y a plus grave : nos hôpitaux sont parfois utilisés comme des outils de répression, des appâts pour les services de renseignement. A Bahreïn, où le centre opérationnel bruxellois de MSF a envoyé une mission l’an dernier suite aux troubles politiques, des patients dont les blessures, lacérations de la peau et complications respiratoires résultaient de toute évidence d’affrontements avec les forces de l’ordre, étaient repérés et enlevés au sein même de l’hôpital. Dans un aile occupée par l’armée, des blessés étaient harcelés et torturés. Nous avons fermé notre poste de soins en juillet 2011 et notre équipe a dû soigner clandestinement, tout en garantissant au gouvernement que nous n’étions pas là pour soutenir l’opposition.

Faute d’accord avec le pouvoir, MSF a quitté Bahreïn en mars dernier. Que s’y passe-t-il aujourd’hui ?

De nombreux patients de tous bords politiques et religieux évitent toujours de se faire soigner dans les hôpitaux publics, de peur d’être arrêtés. Nous avons connu une situation au moins aussi choquante et inacceptable en Libye. Les équipes MSF ont travaillé depuis août 2011 dans les centres de détention de Misrata pour y soigner les blessés de guerre, anciens pro-Kadhafi. A partir de janvier dernier, ces patients que nous avions remis sur pied après des séances de torture ont été renvoyés vers les centres d’interrogatoires pour y subir de nouveaux sévices ! Nous avons dénoncé publiquement cette instrumentalisation des soins et avons décidé de suspendre nos activités médicales dans les centres de détention. Entre compromis et compromission, il y a une ligne à ne pas franchir.

En Syrie également, les soins aux blessés ne sont-ils pas utilisés comme une arme de persécution ?

Le régime exerce une répression sans merci contre les manifestants blessés et le personnel médical qui tente de leur porter secours. Les témoignages recueillis par nos équipes déployées dans les pays voisins confirment que blessés et médecins sont pourchassés et risquent à tout moment d’être arrêtés et torturés par les services de sécurité. Pour l’heure, nous n’avons aucun accès au pays et les négociations sont dans l’impasse. Dans le nord du Mali aussi, nous ne pouvons intervenir, faute d’interlocuteurs crédibles identifiés parmi les groupes armés islamistes et touareg qui ont pris le contrôle de la zone. MSF doit se contenter de venir en aide aux réfugiés maliens en Mauritanie, au Niger et au Burkina Faso. Une fois de plus, nous ne pourrons agir dans le pays que si notre action répond, d’une manière ou d’une autre, aux intérêts des belligérants.

A l’occasion de son quarantième anniversaire, MSF a publié un ouvrage collectif – Agir à tout prix (La Découverte) – qui retrace les obstacles auxquels MSF s’est heurtée ces dernières années.

PROPOS RECUEILLIS PAR OLIVIER ROGEAU

Christopher Stokes en 6 dates

20 avril 1966 Naissance à Weymouth, au Royaume-Uni. 1992 Diplômé en sciences politiques (ULB). 1993 Entre à MSF et travaille sur le terrain : Azerbaïdjan, Rwanda, Tchétchénie, Afghanistan, Albanie, Kosovo, Timor- Oriental, Angola. 2001 Directeur des opérations. 2007 Secrétaire général de MSF International à Genève. 2008 Directeur général à Bruxelles.


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