Bernard Wesphael. © Belga

Christian Mormont : « Le justiciable a le droit de mentir »

Le Pr Christian Mormont (ULg), qui est intervenu comme expert psychologue dans de divers procès (notamment de Michèle Martin et Geneviève Lhermitte), balise les questions d’aveu, de déni, de refoulement et de mensonge dans le domaine judiciaire.

Ce n’est même pas le jeu du chat et de la souris. Les auditions successives de Bernard Wesphael, telles que relatées par les enquêteurs brugeois à l’audience, ont progressé au rythme des investigations policières, sans fébrilité apparente. Sur son comportement non verbal peu après les faits, lors de sa première ré-audition, les policiers notent qu’il est « anormalement calme » et qu’il devient « rouge » quand il est confronté à certaines découvertes qui confortent la thèse d’une mort violente à laquelle il aurait pris part.

A propos des 35 lésions relevées sur le corps de Véronique Pirotton, Bernard Wesphael dit: « Je prends acte de ça, je n’ai pas d’explication rationnelle. » « Il n’y a pas de lien entre moi et ces constatations ». Des coups ? « Le fait que cette question soit posée, je trouve ça terrible. Il y a cent personnes que vous pouvez interroger… C’est impossible d’après mes valeurs et ce que je suis. Une telle chose est totalement impossible. » Qu’il l’ait frappée, mis un sachet sur son visage, puis, étouffée… Non. Mille fois non.

Sur le plan psychologique, quelle différence y a-t-il entre le « déni » que Bernard Sohet, le cousin de Véronique Pirotton, impute à Bernard Wesphael, le « refoulement », l’ « amnésie » ou le « mensonge » ? Christian Mormont, professeur honoraire de psychologie à l’ULg, appelé comme expert dans de nombreuses affaires criminelles, répond à ces questions, sans faire de lien avec l’affaire Wesphael.

Quand peut-on dire qu’une personne est « dans le déni » ?

Christian Mormont : Le mot « déni » est un vieux mot de la langue française qui était tombé en désuétude. Il était employé dans le sens de « déni de justice », c’est-à-dire le refus de rendre la justice à un citoyen. Il est revenu assez récemment dans le langage courant par la traduction malheureuse de l’anglais denial , qui signifie la négation de quelque chose, après avoir été choisi, il y a près d’un siècle, pour traduire le concept freudien verleugnung . Dans ce sens-là, c’est un mécanisme inconscient qui consiste à remplacer une perception insupportable pour des raisons inconscientes par une autre perception qui empêche cette perception insupportable d’avoir existé. Comme quelqu’un qui hallucine ne voit que son hallucination (perception sans objet), celle-ci prenant la place de la réalité objective. Le mécanisme de déni est, au sens psychologique du terme, un mécanisme très particulier et pratiquement indétectable. A ne pas confondre avec la négation, qui est le fait de nier avoir commis un fait. C’est pourquoi, avec mes assistants, nous avons réussi à faire admettre qu’on parle, dans ces cas-là, en justice, de « désaccord avec l’accusation ». Car il peut arriver aussi que celle-ci se trompe. De plus, les gens ne gardent pas toujours le souvenir exact des choses, il peut y avoir des déformations involontaires.

La psychologie peut-elle être d’un grand secours dans la manifestation de la vérité ?

En tant que psychologue, on a tort d’espérer pouvoir expliquer un acte criminel, d’autant plus que tuer est un comportement rare. Les meurtriers ne commettent généralement qu’un fait. Le profilage qui nous vient du FBI a été mis au point sur la base du comportement des serial killers, qui répètent leur comportement. Or chaque cas est particulier, avec une multitude de facteurs. Face à un juge, on peut donner une raison raisonnable à un acte qui ne l’est pas. Freud rapporte l’histoire d’une mère de famille à qui il avait suggéré la veille de mettre du vin blanc à table. Elle l’a fait et, interrogée sur la raison de ce vin, elle a inventé sur le champ une explication rationnelle, sans faire référence à la suggestion de Freud.

L’aveu n’est donc pas inscrit dans le déroulement normal d’un procès…

Attendre de quelqu’un qu’il soit capable d’expliquer raisonnablement tout ce qu’il a fait est une illusion. Cela découle d’un besoin psychologique d’explication, mais ça n’a pas grand-chose à voir avec ce qu’on peut attendre d’un accusé. Si on vous demande, après un accident de voiture, ce qui s’est passé précisément dans les trois heures qui précèdent, en serez-vous capable ? De même pour l’expression des sentiments. Je me souviens d’un magistrat français qui avait connu Michel Fourniret (NDLR : violeur et tueur en série arrêté en 2004, responsable de la mort d’Elisabeth Brichet), lors d’un premier procès d’assises. De tous les accusés, c’était lui qui manifestait le plus d’émotion. L’émotion ne veut rien dire en termes de dangerosité ou de pronostic de récidive.

On a donc tort de s’obnubiler sur les paroles ou attitudes d’un accusé ?

L’accusé a le droit légal de dire « non », même si, face à ses juges, cela va jouer contre lui. Qui peut parler à sa place ? Je suis toujours étonné des commentaires qui sont faits par des personnes extérieures à la cause ou qui n’étaient pas présentes au moment des faits. Je suis extrêmement préoccupé de cette forme de justice populaire, sur la place publique, amplifiées par les médias.

Quels sont les mécanismes de l’amnésie et du refoulement ?

Il y a des amnésies irrécupérables. L’information n’a pas été encodée. Elle n’est pas dans le cerveau. Dans d’autres cas, certains souvenirs existent, mais ils sont rendus inaccessibles pour des raisons physiologiques ou psychologiques. Quant au refoulement, il supprime la signification d’une chose. Il ne porte pas sur des actes, mais sur le sens de ceux-ci. L’exemple freudien de l’amour du petit garçon pour sa mère est bien connu : je ne veux pas prendre conscience de mes sentiments amoureux pour ma mère. Comme la pulsion ne peut pas être supprimée, son sens va être refoulé, rendu inconscient. Pareil pour des événements inacceptables, angoissants ou coupables. Normalement, quelqu’un qui fonctionne bien a un refoulement qui fonctionne bien. C’est un mécanisme de défense banal et nécessaire. Il ne pose de problème que quand il n’est pas bien géré.

Reste le mensonge pur et simple, délibéré…

On nous apprend, depuis l’école gardienne, qu’il ne faut pas mentir. Encore cette moralisation qu’on retrouve partout… Je préfère la vieille définition religieuse du mensonge : « Ne pas dire la vérité à qui a le droit de le savoir. » Or il est bon de rappeler que, face à la justice, le justiciable a le droit de mentir. On ne peut rien déduire de quelqu’un qui exerce un droit.

Selon l’expert psychiatre Hans Hellebuyck, Bernard Wesphael est un menteur invétéré. Une expression qui vous choque ?

J’évite de m’exprimer sur des cas particuliers que je ne connais pas. Néanmoins, je ne suis pas rassuré par ce que j’ai lu dans la presse. Cela me semble un peu rapide et léger.

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