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Ceta : « La Wallonie montre la voie »

Le libre-échange augmente les inégalités, soutient le journaliste français Emmanuel Defouloy, qui estime que la Wallonie, en refusant le traité commercial avec le Canada, « se trouve à l’avant-garde ».

La Bassée (nord de la France), 29 septembre 1998 : les 541 personnes, surtout des femmes, qui fabriquent des jeans pour le groupe américain Levi Strauss apprennent que l’usine va fermer. Coup de massue. Quelques jours plus tard, le personnel manifeste à Bruxelles, coeur du pouvoir européen et siège continental de la société. En couvrant l’événement pour l’Agence France Presse (AFP), le journaliste Emmanuel Defouloy, qui a vécu cinq ans en Belgique, rencontre pour la première fois les ouvrières qui seront licenciées. Ce fut le début de la gestation de son livre qui vient de paraître (1).

Emmanuel Defouloy donne d’abord la parole à deux de ces ouvrières qui, pendant dix ans, ont retranscrit leur parcours chaotique après leur mise au chômage. Dans une deuxième partie, il explique comment les pays occidentaux, en adoptant un libre-échange radical, ont livré des centaines de milliers de travailleurs à la cupidité de grands groupes et de leurs actionnaires.  » Au début des années 2000, le phénomène était encore mal compris. Presque invisible. Quinze ans après, il apparaît clairement que les reculs sociaux et les dégâts humains engendrés ont été dramatiquement sous-estimés « , écrit-il. Entretien, à la résonance toute particulière, en plein débat pour ou contre le traité commercial entre l’Europe et le Canada (Ceta).

En quoi l’histoire de ces deux ouvrières est-elle emblématique ?

Emmanuel Defouloy :
Emmanuel Defouloy : « Je comprends que les Belges soient de plus en plus rétifs au libre-échange. » © DR

Cette fermeture de l’usine Levi’s de La Bassée et de trois autres usines du groupe en Belgique (à Gits, Wervik et Deurne) intervient à une époque où le libre-échange était célébré à tous crins. A la faveur de l’accord douanier entre l’Union européenne et Ankara qui venait d’être signé, les usines française et belges ont été délocalisées en Turquie. Une aubaine pour Levi’s, qui a trouvé l’occasion de produire à bas prix et de réexporter sa production dans l’UE sans payer de droits de douane. Les deux ouvrières, elles, n’ont jamais retrouvé de contrat stable…C’est emblématique du chômage de masse et de la spirale du déclassement qui frappent les classes populaires depuis plusieurs décennies.

Caterpillar, qui va fermer ses portes à Gosselies, c’est la répétition du même scénario ?

Oui. La quasi-disparition des droits de douane implique que les multinationales peuvent aujourd’hui s’installer là où elles engrangeront le plus de profits. Dans mon livre, j’explique en quoi cette dérégulation met en concurrence des ouvriers européens, qui ont acquis des revenus décents après de longues luttes, avec des ouvriers chinois ou bangladais aux salaires très bas et aux droits bafoués. Mais c’est également une concurrence des ouvriers d’Europe entre eux : rappelons-nous la fermeture de Renault Vilvorde et celle maintenant de Caterpillar Gosselies. Je comprends donc que les Belges se montrent de plus en plus rétifs au libre-échange.

Les Wallons ont-ils eu raison de s’opposer au Ceta ?

Je me réjouis que la Belgique francophone se soit placée à l’avant-garde de l’opposition à un libre-échange sans fin. Non, elle n’est pas la risée de l’Europe. J’y vois là l’éternel argument des multinationales :  » Vous vous repliez, vous êtes archaïques…  » Il faut retourner l’argument : le repli sur soi, c’est plutôt l’entre-soi des doctrinaires du libre-échange qui continuent de défendre un système qui ne marche plus. Ils ne sont plus capables de voir ceux qui sont victimes de ce système.

Ils prétendent favoriser la croissance…

Comment y croire encore ? La liste des étapes de la libéralisation des échanges depuis les années 1970 est très longue. Dans le même temps, la croissance du PIB en France n’a cessé de baisser : de 5,9 % dans les années 1960, on est passé à 4,1 % dans les années 1970, 2,3 % dans les années 1980, 1,8 % la décennie suivante et 1,3 % au cours de la décennie 2000. Cette tendance est similairedans tous les pays développés. En fait, ces doctrinaires du libre-échange créent sciemment la confusion entre la croissance globale et celle des profits des multinationales et de leurs actionnaires, laquelle accroît toujours plus les inégalités.

En quoi le libre-échange est-il un  » piège qui mine la démocratie  » ?

Les opinions publiques en Europe sont désormais très majoritairement opposées à la poursuite du libre-échange. Mais par des procédures opaques, on les contourne. Du coup, le fait qu’une instance élue comme le parlement wallon ait voté non est une avancée très importante car, en général, ce sont seulement des syndicats ou des ONG qui se font entendre.

Qu’est-ce qui vous semble rédhibitoire dans le Ceta ?

Ceta :
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Notamment l’ICS (Investment Court System), qui est le mécanisme privé pour régler les différends entre les Etats et les multinationales. Nulle part, dans aucun pays, aucun homme politique n’a jamais mis à son programme qu’il fallait créer des tribunaux privés dans des accords de libre-échange, le Ceta aujourd’hui, le TTIP (avec les Etats-Unis) demain. Ces traités ne sont donc pas le résultat de processus démocratiques mais du lobbying opaque de multinationales qui cherchent à remettre en cause nos acquis collectifs.

Dans ce tableau, quel rôle joue la spéculation financière ?

Le libre-échange a commencé à produire ses effets délétères avant même la liberté de circulation des capitaux. Dans les années 1970, on assistait déjà à des fermetures d’usines et à un chômage grimpant en flèche. J’explique dans mon livre comment la finance dérégulée a utilisé ce cadre libre-échangiste pour déstabiliser encore plus le rapport de force entre capital et travail, au profit du premier.

Votre livre est-il une dénonciation ?

Non, car je bannis le ton polémique. Le livre s’intitule L’Entraide : il faut mettre en avant des valeurs nouvelles, prendre un autre chemin et remettre l’Europe sur les rails. Critiquer le libre-échange n’est pas une posture nationaliste, mais profondément européenne, visant à généraliser vers le haut les normes environnementales, sociales, sanitaires. Ce qu’il nous faut, ce sont des traités d’un genre nouveau visant l’entraide et la régulation, notamment contre l’évasion fiscale, et non des traités de mise en concurrence généralisée de tous contre tous.

(1) L’entraide. Deux ouvrières dans le piège du libre-échange,par Nadine Jurdeczka, Michèle Sevrette et Emmanuel Defouloy, éd. Riveneuve, 320 p.

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