Laurent de Sutter

C’est le moment de…(re)lire Jacques Derrida

Laurent de Sutter Professeur à la VUB

Le philosophe et écrivain Jacques Derrida a consacré un essai en 1994 au fondement du droit. Dans celui-ci, il décide d’y traiter des rapports entre le droit et la justice mais aussi entre le pouvoir, l’autorité et la violence. Un livre qui fait écho à l’actualité récente, dans laquelle Théo Francken s’oppose, à des fins politiques, à une décision de justice.

Au moment où il prononça la conférence qu’il finit par publier sous le titre de Force de loi (c’était à la Benjamin N. Cardozo School of Law, à New York, en 1993), Jacques Derrida se trouvait au sommet de sa gloire – une gloire qui ne se démentit plus jusqu’à son décès. Pour les étudiants et professeurs des départements de  » Humanities  » des universités américaines, il incarnait par excellence la figure de l’intellectuel radical, mi-philosophe mi-écrivain, propre à la tradition continentale de la  » French Theory « . Mais qu’il s’intéressât soudain au droit, et à la question de son fondement possible, constituait une surprise – un trait propre à l’intellectuel radical étant le privilège absolu que celui-ci reconnaît à la politique sur le droit.

Cette surprise s’atténuait toutefois à la lecture de son texte, dès lors que la vision du droit qu’il y développait se caractérisait avant tout par sa subordination à une catégorie plus vaste, et qu’il ne pouvait prétendre satisfaire : la catégorie de justice. Pour Derrida, le droit ne cesse jamais de se déconstruire sous les coups de boutoir de la justice, considérée en tant qu’opérateur de cette déconstruction – comme si la justice était ce par quoi le droit n’arrêtait pas d’être jugé et déclaré coupable. En même temps, ajoutait-il, le droit ne se déconstruit que de sa rencontre avec la justice ; c’est parce qu’il est travaillé par l’indéconstructible qu’est la justice qu’il accuse un déficit irréconciliable, qu’il témoigne de ce que sa nature est de manquer.

L’important était là. Que le droit ne se fonde, en dernière instance, que sur une forme plus ou moins admise de violence ne doit pas dissimuler le fait que ce fondement, quel qu’en soit la consistance, s’opère depuis le milieu de la justice – que la justice est l’écologie du droit. C’est ce que tentent de faire oublier tous ceux pour qui celui-ci constitue une gêne, que cette dernière prenne la forme d’un miroir qui leur serait tendu, et leur rappelle quel est leur visage véritable ; ou celle d’une contrainte ennuyeuse, les empêchant de pouvoir agir comme ils le désirent. Railler l’injustice ou l’arbitraire du droit est une manière de tenter d’y substituer une autre injustice ou un autre arbitraire – une injustice ou un arbitraire destiné à demeurer sans autre jugement que celui du bon plaisir de ceux qui l’exercent.

En réclamant de pouvoir se passer du droit, lorsque celui-ci ne les sert pas comme ils l’aimeraient, ce que réclament en réalité les mécontents est de pouvoir se passer de la justice, de pouvoir échapper à l’écologie que celle-ci propose. Il s’agit d’une caractéristique typique des époques qui tendent au fascisme : la multiplication des déclarations et des actions témoignant de manière ouverte du mépris du droit (et de ceux qui le mettent en oeuvre, à commencer par les juges).

De ce que son fondement soit impossible, ainsi que l’avait souligné Derrida, ne s’ensuit pas de façon nécessaire qu’il ne soit que vanité ; au contraire, c’est précisément parce qu’il est sans fondement qu’il relève du monde de la justice ; c’est parce qu’il est injuste qu’il est juste. Voilà pourquoi toutes les tentatives visant à laisser croire qu’il puisse y avoir une justice ailleurs et autrement doivent être combattues avec la plus grande fermeté, et ceux qui les mettent en oeuvre mis hors d’état de nuire sans attendre – quel que soit leur rang ou leur importance.

Force de loi. Le « fondement mystique de l’autorité », par Jacques Derrida, éd. Galilée, 1994, 145 pages.

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