© JOOST DE BOCK/IMAGEDESK

« C’est inhumain que des pays d’Europe décident de fermer les frontières aux migrants »

Aliénor Debrocq Journaliste

Agitateur, performeur, plasticien, auteur et metteur en scène omniprésent, l’artiste anversois Jan Fabre a fêté cette année les 30 ans de sa compagnie Troubleyn, conquis Florence avec une exposition magistrale et célébré le 500e anniversaire de la mort de Jérôme Bosch aux Pays-Bas. Sa dernière folie théâtrale, Mount Olympus, sera donnée prochainement au Kaaitheater à Bruxelles, pendant… 24 heures !

Dans le premier tome de votre Journal de nuit, paru aux éditions de l’Arche en 2012, on redécouvre toute l’ambition qui vous animait quand vous aviez 20 ans. On a la sensation que, depuis lors, vous mettez davantage d’humour dans vos créations… Vous avez pris du recul ?

Je suis né vieux, je crois. Selon moi, il faut une vie entière pour devenir un jeune artiste ! Pour apprendre à se prendre moins au sérieux. Depuis trente ans, je travaille dans les meilleurs musées, galeries et théâtres du monde entier, donc l’ambition est devenue une chose plus intériorisée. Je pense que je suis devenu un peu plus sage avec les années. D’un autre côté, je n’ai jamais voulu être un type bien, un  » chouette  » artiste, une personnalité médiatisée. Je n’aime pas ça. J’ai toujours voulu rester à l’écart de la télévision, de la popularité, des talk-shows : l’art, ce n’est pas ça.

Mount Olympus, votre dernière création théâtrale, parle de la catharsis, de ce qui nous rassemble en tant qu’humains. Une thématique importante par les temps qui courent ?

Le plus bel échange possible n’est pas l’argent, mais le temps qu’on se donne pour prendre soin les uns des autres »

Il y a aujourd’hui un retour à la spiritualité sous la forme d’un grand mouvement qui vient des citoyens eux-mêmes, pour réagir au cynisme du capitalisme. Je crois profondément à l’idée de la beauté, de l’art, à la défense de la vulnérabilité humaine, et je pense que les jeunes générations y croient également. Quand on accepte le fait que la beauté de l’humanité, c’est notre vulnérabilité, on devient soi-même davantage empathique et on regarde le monde et ses problèmes avec plus d’humanité. Face à tout ce qu’on voit dans les médias aujourd’hui, il existe un contre-mouvement. Mes oeuvres en font partie. Quand on est spirituel, on est ouvert à toutes les couleurs de peau et toutes les religions. L’extrême droite est partout en Europe et la seule chose qu’on peut lui opposer, c’est notre croyance en ce qui fait notre humanité. Accepter que nous devons apprendre des autres, que nous devons vivre ensemble, avec toutes nos différences. C’est aussi cela qui est beau, je crois. Je trouve ça inhumain que certains pays d’Europe décident de fermer les frontières aux migrants. C’est un scandale dont nous devons avoir honte. Je connais des gens, ici à Anvers, qui prêtent leur appartement pour presque rien, pour aider les migrants. Le mouvement doit venir des citoyens, partout en Europe, et pas des gouvernants : si nous croyons en notre spiritualité humaine, nous agirons en conséquence, à un autre niveau que ce que les décideurs politiques autorisent ou pas.

Cela rejoint le titre de votre grande exposition qui se tient à Florence jusqu’au 2 octobre, Spiritual Guards. Mais vous venez aussi de rendre hommage à Jérôme Bosch à Den Bosch, aux Pays-Bas : quel est votre lien avec cet artiste ?

C’est une série que j’ai réalisée pour Kiev il y a quatre ans, faite de grands panneaux en carapaces de scarabées. Il s’agit d’une recherche génétique sur la beauté de la cruauté et la cruauté de la beauté : j’ai repris des éléments féroces des tableaux de Bosch et je les ai combinés avec les exactions commises par les Belges au Congo, pour montrer la cruauté de notre imagination. Jeune déjà, j’étais très inspiré par Bosch. C’était un homme riche et puissant de son vivant, qui attaquait l’Eglise et l’Etat. Il était très subversif, avec une imagination débordante. Mes vieux maîtres flamands – Rubens, Van Eyck, Van Dijck, Bosch, Bruegel – sont parfois bien plus subversifs que nombre d’artistes contemporains, et j’apprends encore énormément à leur contact. Je suis toujours en dialogue avec eux ; ils sont mes racines spirituelles. C’est aussi une façon de remettre ce qui se passe aujourd’hui en perspective : la ville de Den Bosch a été attaquée quatre ou cinq fois pendant la vie de Jérôme Bosch, ce qui explique qu’il y ait tant de ciels incendiés et rougeoyants dans ses tableaux, mais aussi de violence.

L’histoire de l’humanité est faite de violence : c’est aussi ce que vous dites dans vos oeuvres ?

La fermeture des frontières aux migrants par certains pays européens :
La fermeture des frontières aux migrants par certains pays européens : « un scandale dont nous devons avoir honte ».© ANTONIO BRONIC/REUTERS

Aujourd’hui on parle de Daech, présent parmi nous et partout dans les villes en Europe. On a la mémoire courte : il y a vingt ans, la guerre était à côté de nous, dans les Balkans ! J’avais beaucoup d’amis écrivains, artistes et acteurs là-bas, et j’y travaillais, donc j’y étais confronté quotidiennement : je me rappelle être entré un jour dans un musée et avoir vu à la télévision ce qui venait de se passer juste à côté de là. C’est une part importante de mon travail, cette animalité qui est en nous et qui nous pousse à nous battre constamment pour défendre nos valeurs, notre territoire. Prenez le sperme d’un homme : c’est déjà une déclaration de guerre biologique, une confrontation à l’intérieur même de notre corps. C’est un combat permanent pour être le plus rapide et le plus fort. La guerre est dans notre corps, dans notre esprit : c’est logique, c’est génétique. Mais d’un autre côté, je crois profondément au genre humain. Nous agissons aussi pour rendre les choses meilleures. Nous ne sommes pas parfaits, nous sommes humains. Un ange est parfait, unique, statique, tandis que nous sommes toujours en mouvement, nous échouons, mais en même temps nous faisons toujours mieux et, en ce sens, nous sommes meilleurs que les anges, justement parce que nous continuons à espérer et à être spirituels.

Mount Olympus, c’est le temps du théâtre étiré à son maximum, soit un jour et une nuit en continu. Auriez-vous pu monter cette production à vos débuts ou bien est-ce en quelque sorte l’apothéose de votre carrière ?

Dans la Grèce antique, les rituels dionysiaques s’étalaient sur trois jours et trois nuits, au cours desquels tout était possible ; c’était une célébration complète de la société, comme le carnaval. Le temps est une composante essentielle du spectacle. J’ai fait la production avec cette idée en tête. La plupart de mes producteurs m’ont dit que ce spectacle n’était pas pour cette époque, que je ne pouvais plus faire ça aujourd’hui, que je devais faire quelque chose de plus court, ne pas être trop difficile. Ils n’y croyaient pas mais moi je voulais le faire, j’avais besoin de le faire. Je suis têtu, oui, mais il faut l’être en tant que créateur, c’est le seul moyen ! Deux jours avant la création mondiale à Berlin, l’an dernier, j’étais avec mes acteurs et je leur ai dit que si 50 personnes restaient dans la salle jusqu’au bout, comme à mes débuts, je serais vraiment heureux. Et puis, partout où nous l’avons joué, nous avons eu 35 à 40 minutes d’applaudissements à la fin. Pendant les dernières scènes, on n’entendait plus les acteurs sur scène tellement le public les acclamait. Cet enthousiasme est devenu un rituel : c’est un échange d’énergie encouragé par le fait qu’en tant que spectateur, vous prenez le temps nécessaire dans votre agenda pour assister à 24 heures de représentation. On voit des gens arriver de partout avec leurs sacs de couchage : ils ne viennent pas seulement au théâtre mais à une célébration du genre humain, dans ce qu’il a de bon et de mauvais. Nous vivons dans une société où tout est rapide et contrôlé. En tant qu’artiste, il faut du temps pour écrire, créer un spectacle ou une oeuvre visuelle. C’est en opposition avec la tendance actuelle. La majorité de mes collègues produisent du théâtre en 12 semaines : c’est un système qui vaut aussi pour les arts visuels. Je fais le contraire depuis des années car je ne pense pas en termes de profit économique. Je crois que le plus bel échange possible n’est pas l’argent mais le temps qu’on se donne pour discuter, échanger, rencontrer, expérimenter, faire de la recherche et prendre soin les uns des autres. Je fais beaucoup de choses différentes (1) mais je prends le temps de les faire ; ensuite, mes créations et mes spectacles voyagent. Ça demande un planning un peu organique mais heureusement j’ai une équipe passionnée et loyale qui travaille avec moi, sans compter que je fais ça depuis plus de trente ans.

Une note moins joyeuse : 2016 a aussi marqué votre démission du festival d’Athènes et d’Epidaure, au printemps dernier, alors que vous veniez d’en prendre la direction pour quatre ans…

C’est le comportement corrompu des politiques et la médiocrité de certains artistes qui m’ont fait prendre cette décision et je ne la regrette pas. J’ai conçu un programme pour l’édition 2016 en voulant faire de la Belgique un exemple de multiculturalité. Mais il y a eu un réflexe nationaliste de la part d’artistes grecs de seconde zone qui ont refusé mes choix curatoriaux en disant que j’allais prendre leur argent pour le donner aux Belges, ce qui n’était pas vrai car nous voulions soutenir 60 jeunes artistes en tout. C’est la raison pour laquelle je me suis retiré, après que le ministre de la Culture et même le Premier ministre m’ont demandé d’adapter mon programme. Je suis un artiste et je fais des choix, pas des compromis. Si on me demande de jouer au politicien plutôt qu’à l’artiste, j’arrête. Je ne voulais pas participer à ce débat nationaliste local ni à cette corruption politique. Aujourd’hui, je continue à soutenir certains artistes grecs qui sont venus travailler dans mon Laboratorium, à Anvers.

(1) A voir aussi : l’exposition Stigmata. Actions and performances 1976-2016 au musée d’art contemporain de Lyon, du 30 septembre au 15 janvier, accompagnée d’une nouvelle performance  » Une tentative de ne pas battre le record du Monde de l’heure établi par Eddy Merckx  » (au vélodrome de Lyon).

Propos recueillis par Aliénor Debrocq.

Bio Express

1958 : Naissance à Anvers.

1976-1980 : Débuts au théâtre et premières performances.

2002 : Réalise une oeuvre monumentale pour le Palais royal de Bruxelles.

2005 : Crée la polémique au 55e Festival d’Avignon avec le spectacle Je suis sang.

2008 : L’Ange de la métamorphose, grande exposition au Louvre, à Paris.

2016 :Après avoir tourné un an, le spectacle Mount Olympus est donné au Kaaitheater, à Bruxelles, les 24 et 25 septembre. Parution du Journal de nuit (1985-1991) aux éditions de L’Arche, le 5 octobre.

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