L'agence Bruxelles-Propreté © DIDIER BAUWERAERTS/ISOPIX

Bruxelles-Propreté risque gros après une aide d’Etat camouflée

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les concurrents privés de l’Agence régionale l’attaquent en justice pour aide d’Etat non déclarée. Bruxelles-Propreté risque gros : certaines de ses activités commerciales sont bien financées par la dotation publique.

L’argent n’a pas d’odeur. Les millions d’euros que la Région de Bruxelles-Capitale a peut-être versés illégalement à Bruxelles-Propreté pendant des années en auront certainement une, et ça ne sentira pas la rose : Go4Circle, la fédération professionnelle des entreprises privées actives dans le secteur de la collecte et du recyclage de déchets, et cinq de ses entreprises membres, viennent en effet de se pourvoir devant le tribunal de première instance de Bruxelles pour réclamer des comptes à l’Agence régionale pour la propreté (ABP). Elles espèrent qu’y soit confirmée l’hypothèse selon laquelle les subsides dont bénéficie l’Agence constituent, en tout ou en partie, une aide d’Etat non déclarée, donc illégale. Dans la foulée, elles exigent non seulement leur suspension mais aussi leur remboursement. Soit près d’un milliard et demi d’euros ! Une bombe pour la Région de Bruxelles-Capitale, si l’accusation se révèle fondée : c’est elle qui exerce la tutelle directe sur cet organisme public.

La menace qui pèse sur l’ABP résulte de la confusion qui existe entre ses deux casquettes. D’une part, elle est chargée de récolter et de traiter les déchets de tous les ménages bruxellois. Une mission de service public qu’elle assure grâce à la dotation que lui verse chaque année la Région de Bruxelles-Capitale. D’autre part, l’agence mène des activités strictement commerciales, comme le ramassage des déchets non ménagers auprès des petits commerçants et indépendants et la vente des capacités excédentaires de l’incinérateur de Neder-Over-Heembeek. Pour celles-ci, l’ABP, qui agit comme n’importe quel opérateur privé, n’est pas subsidiée ou n’est pas supposée l’être.

Vincent Jumeau, directeur général de l'ABP.
Vincent Jumeau, directeur général de l’ABP. © JOHANNA DE TESSIERES/COLLECTIF HUMA

Ces missions commerciales représentent environ un cinquième des recettes globales de l’agence : soit environ 40 millions d’euros, dont 17 millions pour le seul ramassage des déchets non ménagers, qui s’ajoutent aux 170 millions de dotation publique. Depuis 2012, les producteurs de déchets non ménagers sont obligés d’assurer eux-mêmes leur collecte en payant un opérateur auquel ils sont contractuellement liés. L’Agence Bruxelles-Propreté comptait, à la fin de 2016, 18 600 contrats de ce type, contre 16 000 en 2012. Une progression, sans objectifs chiffrés, souhaitée par le gouvernement.  » Non pour faire des économies sur la dotation mais pour que les producteurs de déchets non ménagers cessent d’éliminer leurs détritus clandestinement, dans des sacs blancs pour lesquels ils ne paient rien « , détaille Vincent Jumeau, le directeur général de l’ABP. Il y a potentiellement 90 000 contrats de ce type à décrocher à Bruxelles. Or, avec ses 18 600 contrats, l’ABP est l’opérateur le plus important sur ce marché. C’est dire combien échappent encore à cette obligation légale.

Jusqu’à très récemment, c’est-à-dire dans les dernières semaines de 2016, l’ABP ne disposait pas d’une comptabilité analytique qui lui permette de distinguer clairement ses activités publiques et commerciales, en matière de recettes, de dépenses et de marge bénéficiaire. Il était donc impossible de savoir si de l’argent public venait alimenter sa caisse commerciale. Il était tout autant impossible pour l’Agence de justifier l’utilisation des subsides octroyés.

Cette comptabilité analytique, pourtant imposée par arrêté depuis 2010, en application d’une directive européenne, s’est longuement fait attendre.  » Il est invraisemblable qu’une entreprise puisse encore fonctionner comme cela en 2016 « , estimait, en décembre encore, un opérateur privé. Pendant des années, des députés bruxellois ont réclamé au parlement la mise en place de cette comptabilité distincte obligatoire.  » Elle est en phase d’implémentation « , répondait inlassablement Fadila Laanan, secrétaire d’Etat en charge de la propreté publique (PS).

Fadila Laanan, secrétaire d'Etat bruxelloise (PS) en charge de la propreté publique.
Fadila Laanan, secrétaire d’Etat bruxelloise (PS) en charge de la propreté publique.© NICOLAS MAETERLINCK/BELGAIMAGE

Bruxelles-Propreté dispose désormais d’une approche par produits comptables, qui lui permet de définir des comptes de résultats par activité afin d’identifier la rentabilité ou non de ces activités, commerciales ou non.  » Les résultats de cette comptabilité analytique, développée par les équipes du professeur Faska Khrouz (ULB), sont actuellement à l’analyse « , indique Fadila Laanan, interrogée par courriel par Le Vif/L’Express.

Des tarifs imbattables

Quel en est l’enjeu ? Les opérateurs privés et Go4Circle sont convaincus que de l’argent public est utilisé par l’Agence pour proposer des prix cassés à ses clients commerciaux. Certains indices leur paraissent limpides.  » Un de nos clients a reçu une offre de l’ABP inférieure de 30 % aux prix de l’arrêté bruxellois qui fixe les tarifs minima à respecter par elle, raconte un opérateur privé. Ce client nous a aussitôt avertis que nous perdrions le marché si nous n’alignions pas nos tarifs.  »

Dans un autre cas, celui du marché des déchets non ménagers de la Communauté française, l’ABP avait remis, en mai 2014, une offre de prix de 66 % inférieure à celle qu’elle avait déposée en 2010 pour assurer le même service. Or, les volumes à collecter avaient fortement augmenté dans l’intervalle. Comme la loi l’impose dans le cadre d’un marché public, la Communauté française a demandé à l’Agence de justifier ce prix anormalement bas. L’ABP n’a pu prouver que son tarif couvrait bien le coût du service, augmenté d’une marge bénéficiaire L’offre a dès lors été écartée.

 » Nos activités de collecte de déchets non ménagers ne sont déjà pas très rentables, soupire un opérateur privé : or, les tarifs de l’ABP sont inférieurs aux nôtres. C’est donc qu’elle travaille à perte, ou quasiment. Il est certes impossible de prouver que des fonds publics sont utilisés pour diminuer les prix des services commerciaux mais l’ABP ne peut pas prouver le contraire non plus.  » Dans combien de marchés l’ABP casse-t-elle ses prix ? se demande la concurrence.

Lorsque les prix de l’arrêté n’étaient pas appliqués, nous travaillions à l’aveuglette »

 » Sur la base d’une analyse ex post, nous pouvons dire qu’en avril 2016, 5 % de nos services commerciaux étaient facturés à un tarif inférieur aux prix de l’arrêté « , répond Vincent Jumeau. Nul ne le savait, jusqu’à présent. En conseil d’entreprise, les syndicats ont droit à une vision globale sur l’utilisation de la dotation publique, mais rien qui permette d’y voir clair.  » La direction ne nous communique que des chiffres généraux, pas le détail « , assure Michel Pirsoul, permanent syndical SLFP.

De leur côté, les députés bruxellois n’ont accès qu’à un budget de l’ABP présenté en quelques lignes lapidaires et aux comptes annuels publiés. Pour obtenir ceux-ci, ils doivent s’adresser à la Cour des comptes.  » En tant que parlementaire, je ne reçois pas de rapport d’activités de l’ABP « , déplore la députée bruxelloise libérale Viviane Teitelbaum. En 2015, plusieurs députés ont proposé de charger la Cour des comptes d’un audit sur l’ABP et ses filiales. La demande a été refusée par la majorité.

 » Sur ses activités commerciales, l’agence ne sait même pas si elle fait une marge bénéficiaire, embraie une source en interne. Il n’y a pas de calcul du coût, ni de la marge de profit, avant de remettre une offre de prix. Il n’y a aucune méthode, et aucun professionnalisme dans la démarche.  » Jusqu’à présent, en tout cas.

L'ABP est en situation de monopole pour la collecte des déchets ménagers.
L’ABP est en situation de monopole pour la collecte des déchets ménagers.© JOHANNA DE TESSIERES/COLLECTIF HUMA

 » Lorsque les prix de l’arrêté n’étaient pas appliqués, nous travaillions à l’aveuglette, consent Vincent Jumeau. C’est inconfortable mais ça fait vingt-cinq ans que ça dure. Les prix de l’arrêté de tarification ont été fixés sans que nos coûts de fonctionnement soient connus. Et ils n’ont pas été indexés depuis 2011. Si la transparence financière nous est imposée, il faudra revoir ces prix de référence à la hausse.  » Ce qui n’incitera guère les producteurs de déchets à les recycler.  » Mais s’il y a des ajustements à faire, nous les ferons évidemment « , assure Fadila Laanan.

Concurrence déloyale

Une fois l’analyse de sa nouvelle comptabilité analytique bouclée, l’ABP devrait être capable de répondre aux questions récurrentes sur les éventuels flux d’argent entre ses caisses de service public et d’activités commerciales.  » D’une première lecture, il apparaît que, pour certains sous-marchés, comme le secteur du verre dans l’Horeca, nos prix ne couvrent pas nos frais de fonctionnement, reconnaît Vincent Jumeau. Cette activité représente une recette globale de 600 000 euros, soit 3,5 % de notre chiffre d’affaires commercial « . Même constat pour la collecte des PMC en conteneurs. Voilà qui n’est pas anodin sur le principe, quels que soient les volumes de déchets concernés. Car cela revient à dire que c’est bien la subvention publique qui finance en partie ce segment des activités commerciales de l’agence. Donc qu’il s’agit d’une aide d’Etat, non déclarée.

Cet instructif exercice de transparence de l’ABP fait suite à l’affaire MCA, du nom de l’un des concurrents privés de l’Agence. Le 6 avril 2016, à son initiative, le tribunal de commerce a condamné l’ABP à payer une astreinte de 5 000 euros par infraction constatée : les prix qu’elle réclamait pour ses services commerciaux étaient inférieurs à ceux que prévoit la réglementation bruxelloise pour la collecte des déchets en entreprises. Face au tribunal, l’ABP n’a pas été capable de détailler ses coûts fixes… Le juge a dès lors considéré qu’il s’agissait d’une atteinte aux pratiques honnêtes du marché et d’un acte de concurrence déloyale.

Sur le fond, le tribunal n’a pas donné suite à la plainte sur l’utilisation des subsides publics pour réduire les coûts pratiqués dans les services commerciaux, faute de preuves. L’ABP n’a pas fait appel de cette décision. Depuis lors, assure son directeur général, tous les prix ont été réalignés sur ceux de l’arrêté bruxellois. Et aucune astreinte n’a été payée. L’Inspection sociale, en revanche, les contrôleurs de la TVA et ceux des contributions ont déboulé peu après le procès dans les bureaux de MCA.  » Sur délation « , ont affirmé les inspecteurs.

Emir Kir (PS) :
Emir Kir (PS) : « L’ABP emploie 70% de Bruxellois. Cela répond à un vrai besoin social. »© THIERRY ROGE/BELGAIMAGE

Quoi qu’il arrive à l’ABP sur le plan financier, c’est la Région de Bruxelles- Capitale qui, au sein de sa tirelire géante, encaisse ses pertes ou profite de ses bénéfices. Ce qui n’est pas le meilleur moyen pour responsabiliser un tel acteur de l’économie bruxelloise… Ainsi, en 2014, l’Agence affichait un déficit d’exploitation cumulé de 21 millions d’euros, absorbé par le Trésor public régional. En deux ans, elle a redressé la barre. Son résultat en 2015 a atteint 10,5 millions et, l’année suivante, près de 13 millions.  » Ces derniers résultats sont exceptionnels pour des raisons techniques, précise le cabinet Laanan. Nous demandons juste à l’ABP d’être à l’équilibre.  » En dix ans, la dotation publique accordée à l’ABP est passée de 108 à 172 millions d’euros. Une augmentation qui s’explique par la volonté du gouvernement d’avoir  » une ville propre « .

Curieux statut

Dépourvue de contrat de gestion en raison de son statut d’OIP (organisme d’intérêt public) de type A, l’ABP n’a pour objectifs que ceux que son ministre de tutelle lui fixe éventuellement. Ou ceux que l’Europe lui impose. Ainsi, le taux de recyclage des déchets devrait atteindre 50 % en 2020. Le taux actuel ne dépasse pas les 30 %. L’ABP n’a pas de conseil d’administration et dépend directement de son ministre de tutelle. Ses six principaux dirigeants n’ont pas non plus de mandats limités dans le temps.

Pour préciser ses missions, l’ABP dépose certes une lettre d’orientation, chaque année, au parlement. Sa dernière version est largement incomplète et truffée de  » nihil  » en regard des points à remplir. Sur la nouvelle collecte de déchets par exemple : description de l’objectif et de sa réalisation ? points de suspension ; description du résultat souhaité ? points de suspension ; nombre estimé d’équivalents temps plein ? points de suspension. Le budget n’est pas chiffré non plus. Et rien n’est prévu pour vérifier, à terme, si la collecte a porté ses fruits. Le cadre de l’annexe 3 consacré aux suites données aux recommandations de la Cour des comptes, critique sur la surévaluation systématique des recettes commerciales, par exemple, est quant à lui totalement vierge.  » Il y a là une désinvolture qui dépasse l’entendement « , soupire le député bruxellois Arnaud Pinxteren (Ecolo). Dans de telles conditions, il est impossible au parlement d’effectuer son travail de contrôle.  » La qualité de ce document, validé par le cabinet, aurait pu être meilleure, reconnaît Fadila Laanan dans sa réponse au Vif/ L’Express. La prochaine lettre d’orientation sera de très bonne qualité afin que le parlement soit parfaitement informé de l’utilisation prévue des budgets.  »

La propreté publique, un levier politique puissant à l'échelle locale.
La propreté publique, un levier politique puissant à l’échelle locale.© PATRICK LEFEVRE/BELGAIMAGE

Il est vrai qu’à Bruxelles, tout est particulier. La Région est à la fois régulateur, via son ministre de l’Environnement Céline Fremault (CDH), et opérateur de propreté publique, via l’ABP et sa tutelle, actuellement socialiste. Ce n’est pas le cas en Flandre ni en Wallonie, où les déchets sont une compétence communale, éventuellement déléguée à une intercommunale. On imagine bien qu’il est inconfortable pour le gouvernement de s’imposer à lui-même des contraintes environnementales. Du coup, aucun objectif environnemental n’est assigné à l’ABP. Ce qui fâche Bruxelles environnement. Contactés par Le Vif/L’Express, les responsables de cette dernière n’ont pas souhaité répondre à nos questions.

« Un Etat dans l’Etat »

L’ABP n’a donc de comptes à rendre qu’au gouvernement bruxellois. Depuis la fin des années 1991 à 2004, durant lesquelles Didier Gosuin (FDF-DéFI) occupait le poste, ce sont toujours des socialistes qui ont été responsables de la propreté publique. Avec l’objectif d’en faire une machine à engager les populations les moins formées.  » C’est un Etat dans l’Etat, martèle Evelyne Huytebroek, ancienne ministre Ecolo de l’Environnement. Et une chasse gardée du PS.  »

 » Les autres partis ne voulaient pas de la propreté publique, réplique un ténor socialiste bruxellois. Ce n’est pas le PS qui l’a demandée. Et le gouvernement ne fait que donner à l’ABP les moyens d’effectuer son travail et d’engager un maximum de personnes.  » Quelque 2 730 personnes travaillent effectivement à l’ABP, contre 1 000 en 1990, dont la plupart sont infraqualifiées.  » L’ABP emploie 70 % de Bruxellois, confirme Emir Kir, ancien secrétaire d’Etat à la propreté publique (PS). Cela répond à un vrai besoin social.  »

Le gouvernement actuel a d’ailleurs décidé d’engager 300 personnes en plus pour le nettoiement, dont 108 femmes.  » C’est grâce à la propreté publique que les bourgmestres enregistrent le plus de voix parmi les personnes défavorisées, souligne Patrice De Brandt, secrétaire permanent de la CSC Services publics. C’est donc un levier puissant pour qui vise une charge mayorale…  »

Les syndicats ont un poids déterminant : 80 % du personnel de l’Agence est syndiqué, majoritairement auprès du SLFP libéral. En cas de grève, ça fait mal : l’ABP est en situation de monopole pour les déchets ménagers…  » Les secrétaires d’Etat à la propreté publique redoutent les syndicats, avec la hantise d’une grève des poubelles, confirme Evelyne Huytebroek.  » Il arrive d’ailleurs que les syndicats, s’ils n’obtiennent pas directement gain de cause au sein de l’Agence, aillent se plaindre au cabinet de tutelle.

Le paquebot de la propreté publique bruxelloise n’est pas simple à manoeuvrer. Les anciens ministres de tutelle admettent tous qu’ils ont parfois dû exercer une pression maximale pour obtenir qu’il change de cap.  » L’ABP a sa propre idée et essaie de l’imposer, plus qu’elle n’accepte la vision de son ou sa ministre de tutelle, relève Viviane Teitelbaum. Elle ne semble pas tout faire pour concrétiser les impulsions du gouvernement. En plus d’un problème de transparence, vu les divers rétropédalages observés, il semble qu’il y ait aussi un problème d’autorité.  »  » Des améliorations sont possibles, glisse Fadila Laanan. Nous y travaillons.  »

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