Dans la rue Dansaert, se côtoient marques pointues et plus mainstream, mais toujours dans un esprit "boutique". © JEAN-POL LEJEUNE/VISIT BRUSSEL

Bruxelles, le temple de la hype

Fanny Bouvry

A Bruxelles, malgré les attentats, le piétonnier et la spéculation immobilière, le quartier Dansaert conserve son aura mode et design, et devrait encore la renforcer prochainement avec l’ouverture d’une nouvelle institution, MAD Brussels. Explications.

Il faut laisser la place à de beaux projets ambitieux, sans étouffer le quartier et perdre son âme »

Aux terrasses des bars branchés du centre-ville bruxellois, les sujets ne manquent pas pour alimenter les conversations. Il y a d’abord l’ouverture prochaine du MAD, un superbe bâtiment immaculé qui accueillera, dès ce 20 avril, place du Nouveau Marché aux grains, un centre dédié à la mode et au design. L’autre thème qui agite moins positivement les badauds, c’est la possible installation d’un magasin COS, l’enseigne premium du groupe H&M, sur cette même esplanade, avec pignon sur la fameuse rue Dansaert, cette artère que courent les fashionistas du monde entier et qui relie la Bourse au canal. Le géant de la fast fashion avait déjà tenté le coup en 2015, déclenchant une vague de protestation des habitants et essuyant finalement un refus de permis.  » Ils essaient de nous avoir à l’usure « , prévient Sonja Noël de la boutique Stijl. Cette pionnière du développement trendy de la zone ne veut pas entendre parler de l’arrivée de ce mastodonte de 800 m2 à côté de chez elle.  » Le souci n’est pas COS en lui-même. D’ailleurs, des marques moins pointues sont déjà présentes ici, mais avec des vitrines réduites et un esprit « boutique ». Dans ce cas-ci, le label veut rassembler plusieurs bâtiments en un. Si on accepte de décloisonner ainsi le bâti, on ouvre la porte à d’autres initiatives. La spéculation est en marche et les petits indépendants n’y résisteront pas.  » L’issue finale de la saga est toutefois actuellement suspendue, la commission de concertation ayant reporté son avis… à une date non encore connue au moment de notre bouclage.

Sonja Noël, la pionnière du développement trendy du quartier Dansaert, met en garde contre la spéculation immobilière.
Sonja Noël, la pionnière du développement trendy du quartier Dansaert, met en garde contre la spéculation immobilière. © HASSELBLAD H4D

Et puis, il y a toujours le piétonnier qui pimente les discussions. Lancé durant l’été 2015 par la Ville sur le boulevard tout proche, il serait responsable, combiné aux attentats du 22 mars, de 30 % de baisse du chiffre d’affaires des enseignes locales. Une estimation avancée par Sonja Noël et que ne nie pas Arnaud Texier, directeur de l’agence régionale du commerce Atrium :  » Il y a une frange de la clientèle qui semble ne plus se déplacer, celle historique en réalité, qui venait du Brabant flamand essentiellement.  » L’échevin de l’urbanisme Geoffroy Coomans de Brachène (MR), lui, tempère ces observations plutôt alarmistes :  » Certains ont communiqué excessivement sur le fait que le quartier n’était plus accessible, faisant eux-mêmes fuir leurs clients. Mais d’autres ont décidé de relever le défi avec cette nouvelle donne et ont réussi à tirer leur épingle du jeu…  » Il reconnaît néanmoins qu’il reste du pain sur la planche, le réaménagement concret du boulevard n’étant encore qu’à l’enquête publique et plusieurs marques ayant déjà quitté le navire, comme Zadig & Voltaire. Et l’échevin de conclure :  » Il y a un véritable paradoxe : il faut laisser la place à de beaux projets ambitieux, sans pour autant étouffer le quartier et perdre son âme.  » Y lira une opinion sur les dernières polémiques en date qui voudra…

Une tache d’huile

Le nouveau bâtiment du MAD, mixe savamment les matériaux anciens et nouveaux.
Le nouveau bâtiment du MAD, mixe savamment les matériaux anciens et nouveaux.© DR

Mais par-delà ces obstacles, le quartier le plus tendance de Bruxelles garde néanmoins la tête haute. Une reprise serait observée depuis début 2017, aux dires de la patronne de Stijl, et un site Web, Downtown Dansaert, a vu le jour en décembre dernier, à l’initiative de plusieurs comités de commerçants. Il recense les bonnes adresses de cette artère mythique mais aussi des rues adjacentes – de Flandre, des Chartreux, Léon Lepage… -, qui bénéficient de cette réputation hype qui fait tache d’huile.  » C’est là, la principale évolution du secteur, insiste le directeur d’Atrium. Désormais, on ne parle plus de la rue Dansaert, en tant que pôle de destination, mais du quartier Dansaert… Et cela va même jusqu’à la Bourse, aux Halles Saint-Géry et au Vismet. Il y a encore des rachats, des gens qui veulent investir…  » Sonja Noël renchérit :  » Il y a aussi beaucoup de choses qui bougent en design, de beaux outils culturels comme la Centrale électrique, des magasins de seconde main exceptionnels !  » Côté Horeca, l’étoilé Sang-Hoon Degeimbre y a même ouvert, rue de Flandre, un restaurant, en parallèle de son adresse en Wallonie. De nouveaux habitants se pointent également, à la recherche d’une expérience urbaine façon Tribeca ou Soho, comme le suggère Geoffroy Coomans de Brachène, faisant allusion à des districts new-yorkais en mutation. Et des ensembles d’habitations sont en développement afin de renforcer la mixité, comme au Rempart des moines où plus de 300 logements sociaux doivent être reconstruits.

Un dialogue à préserver

Mais au fond, d’où vient cet attrait pour cette partie du centre ? Lorsqu’au milieu des années 1980, Sonja Noël a jeté son dévolu sur l’endroit, elle a fait figure d’ovni.  » J’étais la seule boutique de mode avec une telle vitrine minimaliste et proposant des collections plutôt haut de gamme et pointues. Je cherchais un grand rez-de-chaussée commercial pour peu d’argent ; le lieu était convivial, populaire « , se rappelle-t-elle. Le Beursschouwburg tout proche faisait alors parler de la culture du nord du pays dans la capitale.

Geoffroy Coomans de Brachène, échevin de l'Urbanisme (MR) :
Geoffroy Coomans de Brachène, échevin de l’Urbanisme (MR) :  » Laisser la place à de beaux projets ambitieux, sans pour autant étouffer le quartier et perdre son âme.  » © CHRISTOPHE LICOPPE/PHOTO NEWS
Préserver le dialogue entre le public et le privé afin de stimuler cette mixité culturelle vertueuse »

 » Le développement du quartier tire son origine de cette volonté de la communauté flamande de s’affirmer à Bruxelles « , analyse Benoit Moritz, architecte ayant coréalisé le graphisme des trottoirs de l’artère.  » L’architecture suivait cette avant-garde de la mode, mais en restant dans de petites interventions typiquement belges, avec des vitrines contemporaines sans grands gestes manifestes « , relève Pablo Lhoas, doyen de la faculté d’architecture La Cambre Horta. Peu à peu, d’autres investisseurs audacieux viendront renforcer les rangs des visionnaires. Le modiste Christophe Coppens, aujourd’hui reparti vers d’autres aventures artistiques, fera partie de ces locomotives ; la société Le Pain quotidien aussi, qui y établira sa première boulangerie ; ou encore Frédéric Nicolay, créateur de concepts Horeca hors normes, qui installera, près de Stijl, le très couru Bonsoir Clara et plus tard, près du canal qui était alors encore connoté négativement, le café Walvis.

Le MAD: « Une page blanche, avec un ADN »
Au coeur d'un ilôt du centre-ville, le MAD bénéficie d'une belle terrasse en toiture.
Au coeur d’un ilôt du centre-ville, le MAD bénéficie d’une belle terrasse en toiture.© DR

Difficile de s’imaginer, en pénétrant dans l’enceinte flambant neuve de MAD Brussels, place du Nouveau Marché aux grains, qu’un tel enchevêtrement d’espaces lumineux se cache derrière cette façade vitrée plutôt sage. Pourtant, dès l’entrée, le visiteur prend la mesure du projet des bureaux V+ et Rotor. Trois bâtiments existants ont été assemblés afin de traverser l’îlot urbain et offrent une transparence visuelle, jusqu’au Rempart des moines, où une terrasse en toiture propose des perspectives différentes sur le quartier. A l’intérieur, pour retrouver une certaine unité, les concepteurs ont joué sur les nuances de blanc, via une cinquantaine de matériaux, tantôt trouvés sur place et remis en valeur, tantôt ajoutés. « Une page blanche en somme, avec un ADN », résume la directrice, Alexandra Lambert, qui porte ce projet visant à stimuler le développement de la filière mode et design à Bruxelles. Une belle métaphore immaculée pour un lieu de 2 750 m2 équipé uniquement avec du mobilier de designers belges et où tout reste à écrire.

« MAD Brussels se profile comme la plate-forme d’expertise dans ces deux secteurs. Il ne s’agit en aucun cas d’un musée mais plutôt d’un laboratoire prospectif », synthétise Alexandra Lambert, qui rappelle que ce bel outil a pu voir le jour grâce à la Ville de Bruxelles, la Région bruxelloise et le Feder (Fonds européen de développement économique régional). Il est érigé en asbl depuis 2010. Expos, performances, conférences, stages, vitrine de jeunes talents, parcours extra-muros : l’agenda s’annonce chargé mais la volonté est vraiment d’aller au-delà de l’aspect artistique et de booster l’économie, en accompagnant les créateurs dans leur carrière et en soutenant la recherche et le développement en matière de design à des fins sociétales. On pense par exemple aux bâches de chantier de la Grand-Place transformées en sacs par un atelier protégé : une initiative qui pourrait servir d’exemple pour un système d’économie circulaire plus vaste.

Dès ce 20 avril, le MAD ouvrira ses portes au grand public avec une première expo, Occupation : designers, donnant la parole à six concepteurs installés à Bruxelles. L’occasion d’aller y jeter un coup d’oeil pour voir la vie en blanc.

Occupation : designers, au MAD, 10, place du Nouveau Marché aux grains, à Bruxelles, du 21 avril au 28 août prochain. www.mad.brussels

Aujourd’hui, la deuxième partie de la rue, vers Molenbeek, parvient peu à peu à tirer parti de l’emballement du premier tronçon, côté Bourse, et le canal n’est désormais plus une frontière infranchissable.  » La mutation économique est en marche là-bas aussi et lorsqu’on boit un verre au Bistro du canal, on voit les gens qui traversent le pont en permanence. Il y a deux hôtels aussi de ce côté-là, c’est un marqueur de changement « , relève Benoit Moritz. Au départ d’une initiative fashion, c’est donc un pan de la capitale qui bouillonne désormais d’idées et de projets. Reste à canaliser cela pour que le cachet unique de l’endroit perdure.  » Il faut préserver le dialogue entre le public et le privé afin de stimuler cette mixité culturelle vertueuse et permettre à des enseignes alternatives et d’autres plus classiques, mais peut-être plus premium que celles qu’on pourrait trouver à la rue Neuve, de cohabiter, prescrit Arnaud Texier. Sinon, on trahira l’ADN de Dansaert… et ce sera un gâchis !  »

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