Bruxelles abrite un centre de pouvoir qui n'a rien à envier à Washington. © NICOLAS MAETERLINCK/Belgaimage

Bruxelles, capitale européenne malgré elle ?

Le Vif

La crise catalane l’a montré une nouvelle fois : nombre d’Européens considèrent Bruxelles comme leur capitale. Mais les Bruxellois restent de marbre. Plongée dans l’âme d’une ville bâtarde, qui aurait pu se construire une très belle identité… mais n’en a pas voulu. Ou pas vraiment.

Quelqu’un a-t-il jamais vu une affiche  » Bienvenue dans la capitale de l’Europe  » à l’aéroport de Bruxelles ? Ou  » Vous êtes ici chez vous « , par exemple en italien, à la gare du Midi ? Ou  » Welcome to Brussels, where the heart of Europe beats  » au rond-point Schuman ? Non, rien de tel n’a jamais existé. Bruxelles ne s’affiche pas européenne. Pire : elle n’a pas la fierté d’être de facto la capitale de l’Europe.

Le constat est très largement partagé.  » Ce n’est pas du désamour, il n’y a jamais eu d’amour : c’est du désintérêt, soupire Isabelle Durant (Ecolo), ancienne vice-Première ministre et ancienne vice-présidente du Parlement européen. On dirait que Bruxelles subit son sort, et en rouspétant en plus ! Tout le monde s’en fiche !  »

Pourquoi les Bruxellois n’ont-ils pas la fierté d’abriter un centre de pouvoir international qui n’a rien à envier à Washington, d’être au coeur d’un projet européen que le monde entier nous envie et qui est une perle de l’histoire ? Pour comprendre, il faut commencer par regarder très loin derrière, dans le rétroviseur.  » Dès le départ, c’était mort, observe José-Alain Fralon, journaliste du Monde aujourd’hui retraité, qui vit encore partiellement à Bruxelles et a écrit plusieurs livres sur la Belgique. Il faut se souvenir qu’à l’époque, la Belgique n’avait pas voulu de la capitale de l’Europe. Les Bruxellois ont manqué d’ambition. Aujourd’hui encore, ils ne vous accueillent pas, mais ils ne vous emmerdent pas : ils s’en foutent.  »

En 1952, les ministres des Affaires étrangères des six pays fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l'acier devaient choisir la ville qui allait abriter ses institutions.
En 1952, les ministres des Affaires étrangères des six pays fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l’acier devaient choisir la ville qui allait abriter ses institutions.© isopix

En juillet 1952, les ministres des Affaires étrangères des six pays fondateurs de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) s’étaient réunis pour choisir la ville qui allait abriter les institutions de la nouvelle organisation. Tous voulaient Bruxelles, sauf Paul Van Zeeland, le ministre belge qui, au nom du gouvernement, avait proposé… Liège ! Luxembourg avait finalement été choisie, à titre provisoire. Mais, la capitale grand-ducale craignant pour sa tranquillité, c’est Bruxelles qui, un peu à cause de l’ordre alphabétique et un peu contre son gré, avait hérité en 1958 d’une grande partie des institutions de la toute nouvelle Communauté économique européenne (CEE).

 » C’est vrai que les Bruxellois ne sont pas fiers d’avoir la capitale de l’Europe, déclare le Belge Willy Hélin, eurocrate retraité et ancien chef de la Représentation de la Commission européenne en Belgique. Cela est lié à l’autodérision bruxelloise, au surréalisme, à la zwanze. On ne se prend pas au sérieux ici. C’est quelque part une qualité mais, à la fin, ça crée une distance permanente entre le citoyen bruxellois et le fait politique, presque du je-m’en-foutisme.  »

Que la zwanze, vraiment ?  » En réalité, il n’y a pas d’identité bruxelloise, dit l’ambassadeur Jean De Ruyt, qui a représenté la Belgique dans les plus grandes organisations internationales, y compris l’Union européenne. A Anvers, les Anversois sont fiers ! Le fait que les gens ne sont pas fiers d’être la capitale de l’Europe tient à ce problème d’identité. La question est : qui sommes-nous, que sommes-nous, à part des enfants gâtés ?  »

La rue de la Loi, un de ces lieux de passage impersonnels qui concentre tous les maux de la capitale.
La rue de la Loi, un de ces lieux de passage impersonnels qui concentre tous les maux de la capitale.© Jean-Luc Flémal/belgaimage

Des reproches éternels

A l’évidence, au-delà de leurs états d’âme identitaires, les Bruxellois ont depuis toujours des reproches – précis et diffus à la fois – à faire aux institutions européennes et à leur personnel. Il s’agit d’abord d’argent :  » Il y a aussi un peu d’étroitesse d’esprit et de jalousie chez les Bruxellois par rapport aux institutions européennes, poursuit Willy Hélin. Les mensonges ont la vie dure : l’Europe coûterait cher, les loyers auraient augmenté à cause des eurocrates, qui rendraient la vie difficile aux Bruxellois, etc. Les gens gobent n’importe quoi. La vérité, c’est que les eurocrates paient la TVA, les droits sur les maisons, la taxe régionale bruxelloise, mais ils ne sont pas imposés sur le revenu par l’Etat belge.  »

Il s’agit ensuite de quartiers défigurés :  » Il y a eu les déchirures urbanistiques débiles des années 1960, se souvient Evelyne Huytebroeck (Ecolo), qui fut membre du gouvernement bruxellois durant deux législatures. Les premiers comités de quartier à avoir été créés étaient d’ailleurs très virulents contre la présence européenne. Et ça a continué : l’aménagement de la dalle du Parlement européen est raté, les Bruxellois ne peuvent pas s’approprier cet espace…  »  » Il y a une génétique bruxelloise, résume Alain Hutchinson (PS), le commissaire à l’Europe et aux organisations internationales de la Région bruxelloise : l’Europe emmerde les Bruxellois, et ils ne savent même plus pourquoi. C’est la mémoire de la ville.  »

Il faut reconnaître que, de surcroît, l’Europe n’a pas trop cherché à se faire aimer des Bruxellois.  » La responsabilité est partagée, continue Evelyne Huytebroeck. L’Europe n’assure pas le service après-vente. Quand j’étais ministre, nous avions obtenu 120 millions d’euros du Fonds européen de développement régional pour cofinancer 33 projets autour de la zone du canal. Aux inaugurations, il n’y avait pas de commissaire européen et on n’a jamais dit que nous avions fait ça ensemble…  »

José-Alain Fralon, journaliste français :
José-Alain Fralon, journaliste français : « Les Bruxellois ont manqué d’ambition. »© Frantz bouton/Belgaimage

D’aucuns veulent cependant positiver.  » Oui, tout cela est lié à notre diversité, à notre problème d’identité, à nos identités, lance Guy Vanhengel (Open VLD), briscard de la politique bruxelloise et actuel ministre régional des Finances, du Budget et des Relations extérieures. Nous sommes tous bruxellois, mais tous différents. Les eurocrates et nous, on s’est adaptés les uns aux autres. On s’aime bien. Eux et nous, c’est nous ! Ils le savent et on n’a pas besoin de le dire tous les jours.  »

Jacques De Decker, le secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, se félicite aussi, mais autrement, de la situation :  » Bruxelles est une métropole postmoderne, pas un monstre comme Londres ou Paris, affirme-t-il. Le postmodernisme, ça joue énormément sur le virtuel, sur l’illusion, sur une forme de ruse, consciente ou inconsciente. Ici, il y a une ruse consciente, qui consiste à ne pas trop exhiber l’immense concentration de pouvoir, à ne pas construire de palais, à jouer très peu sur la symbolique… On n’en remet pas ! Il y a aussi une douceur de vivre, un art de vivre, quelque chose qui n’a rien de spectaculaire, qui n’est pas dans l’esbroufe.  »

A côté des boutiques de souvenirs bruxelloises, rares sont les échoppes qui proposent des articles aux couleurs européennes.
A côté des boutiques de souvenirs bruxelloises, rares sont les échoppes qui proposent des articles aux couleurs européennes.© Kobe Van Hecke/ID photo agency

Une place avec 27 écrans géants

Longtemps, l’indifférence des Bruxellois à l’égard des institutions européennes n’a eu d’égale que celle de leurs dirigeants politiques.  » On a probablement eu des réflexes trop localistes « , admet sobrement Céline Fremault (CDH), la ministre bruxelloise du Logement, de la Qualité de vie, de l’Environnement, de l’Energie, de l’Aide aux personnes et des Personnes handicapées. Les socialistes, force politique dominante à la Région bruxelloise, ne nient pas, mais s’expliquent :  » Au début, nous devions créer la Région, c’était la priorité, et réparer les dégâts faits dans la ville. Les relations avec l’Europe étaient marginales par rapport à ces défis « , souligne Alain Hutchinson, également ex-bras droit du socialiste qui a incarné Bruxelles durant de longues années, Charles Picqué. Et il enchaîne, tout aussi sobrement :  » Il a fallu attendre cette législature pour structurer notre intérêt.  »

La création du commissariat régional à l’Europe et aux organisations internationales, en 2014, est sans doute le signe d’un changement. En profondeur ? Celui qui le dirige ne dissipe pas tous les doutes :  » Il arrive que certains oublient l’Europe en traitant du développement de Bruxelles, gronde Alain Hutchinson. C’est comme si on parlait d’Anvers sans évoquer le port ! Je vise le personnel politique bruxellois. En son sein, certains sont sceptiques, ou hostiles, ou agressifs.  »

La mise en place, sous cette législature, d’une commission des Affaires européennes au parlement bruxellois constitue un autre indice de changement. Ses réunions se comptent néanmoins sur les doigts d’une main, et nos élus ne se bousculent guère pour y assister. Le Belge Jimmy Jamar, actuel chef de la Représentation de la Commission européenne en Belgique, lâche avec dépit :  » Il n’y a pas de personnalités politiques régionales qui vont d’elles-mêmes vers l’Europe.  » Or, beaucoup de compétences liées à la présence des institutions européennes sont à présent régionales.

Pour convaincre les Bruxellois, les idées ne manquent pourtant pas. Céline Fremault en avance une rafale :  » Il faut un lieu qui incarne la rencontre entre Bruxelles et l’Europe, un lieu de rassemblement et d’échange. Cet été, la guinguette du parc du Cinquantenaire a été investie par les Européens et par les Bruxellois… Il faut des symboles aussi, une place avec 27 écrans géants connectés à vingt-sept autres places européennes. Il faut des fresques murales faites par des artistes européens. Il faut des événements culturels liés à l’histoire et aux valeurs européennes, etc. Il faut incarner l’Europe autrement que dans d’énormes bâtiments. L’Union doit faire rêver les Bruxellois !  » Jimmy Jamar plaide dans le même sens :  » La Commission doit s’impliquer davantage, elle pourrait organiser un grand événement culturel ou un grand tournoi sportif à Bruxelles.  » Si déjà la fête de l’Iris et la fête de l’Europe n’étaient plus célébrées à une semaine d’intervalle…

Où sont les marchands de souvenirs ?

Jimmy Jamar, chef de la Représentation de la Commission européenne en Belgique.
Jimmy Jamar, chef de la Représentation de la Commission européenne en Belgique.© Merlin Meuris/Reporters

L’image de l’Europe ? Assurément, elle est écornée aussi aux yeux des Bruxellois. Le phénomène est toutefois relativement récent.  » Bruxelles doit devenir un lieu de débat européen, et pas seulement un lieu de décisions européennes « , suggère Geert Cochez, le numéro deux de Visit Brussels, l’agence régionale du tourisme qui, selon son site,  » veut placer Bruxelles sur la scène locale et internationale comme la capitale de 500 millions d’Européens.  » Il ajoute :  » Un imaginaire orienté vers le futur doit être mis en place, il y a un narratif à développer…  »

A travers le monde, Visit Brussels présente la présence européenne comme l’un des quatre atouts de notre capitale, avec la créativité culturelle, le patrimoine et la qualité de vie. Les touristes étrangers sont tout disposés à le croire. On en voudra pour preuve que le Parlamentarium, installé par le Parlement européen, est la troisième attraction la plus visitée à Bruxelles, après la Grand-Place et l’Atomium.

Mais les marchands de souvenirs, dans le centre de Bruxelles, sont, à l’image des Bruxellois, visiblement plus sceptiques. Dans tout le quartier, seuls deux magasins, propriété d’un même commerçant, proposent en quantité des souvenirs  » européens  » : cravates à 24,9 euros, thermos à 14,9 euros, brosses à dents pour enfant à 2,9 euros, thermomètres médicaux à 5,9 euros, etc.  » Rien ne dit à Bruxelles que c’est la capitale de l’Europe, se lamente l’une des vendeuses. Les touristes ne se rendent pas compte. Sauf, peut-être, les Anglais. Eux, parfois, on les sent même émus… « 

Par Maroun Labaki.

Bruxelles vs Strasbourg : gravé dans le marbre de l’unanimité

 » Le Parlement européen a son siège à Strasbourg où se tiennent les douze périodes de sessions plénières mensuelles. Les périodes de sessions plénières additionnelles se tiennent à Bruxelles. Les commissions du Parlement européen siègent à Bruxelles. Le Secrétariat général du Parlement européen et ses services restent installés à Luxembourg. Le Conseil a son siège à Bruxelles. Pendant les mois d’avril, de juin et d’octobre, le Conseil tient ses sessions à Luxembourg. La Commission a son siège à Bruxelles, etc.  » En décembre 1992, au sommet d’Edimbourg, les chefs d’Etat ou de gouvernement européens ont mis un terme au flou qui entourait la question des sièges des institutions. Depuis, l’unanimité est requise pour éventuellement modifier ce partage du gâteau, gravé dans le marbre du Traité d’Amsterdam.

La vie des 751 parlementaires européens est donc une vie de nomade. En gros, on peut dire qu’ils passent deux semaines par mois à Bruxelles (pas forcément consécutives), une semaine à Strasbourg et une semaine dans leur circonscription.

Il faut remonter à 1951 et à la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca) pour comprendre l’étrange éparpillement du Parlement européen. Ses six pays fondateurs avaient opté pour installer à Luxembourg les institutions de la Ceca. La capitale grand-ducale ne disposait cependant pas d’un hémicycle pour la toute nouvelle assemblée parlementaire européenne, et il avait fallu se rabattre sur Strasbourg, où se réunissait déjà l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Paul Dujardin : « On a besoin d’une Renaissance »

Le directeur général de Bozar est un Bruxellois amoureux de sa ville et un activiste du projet européen.

 » J’adore Bruxelles, c’est là que je suis né et que j’ai mes racines. Mais il faut aller voir ailleurs et comparer cette ville à d’autres : Kinshasa, Lagos, Séoul, Doha, etc. Bruxelles est une ville de province, ça c’est clair. Le gouverneur de Lagos est venu à Bozar il y a un an. Il est arrivé à Zaventem et il a été arrêté. Parce qu’il avait deux montres en or ! Mais Lagos, c’est deux fois la Belgique. […]

J’ai invité de très nombreuses personnes, dont de très grands artistes, à Bruxelles. Quand je vais les chercher moi-même à Zaventem, je fais un détour pour ne pas montrer l’entrée de Bruxelles depuis l’aéroport. Je prends le ring et j’entre par Tervuren, pour avoir la grandeur de Léopold II…

Quand Barack Obama est venu à Bozar, Michelle n’a pas voulu venir à Bruxelles. Elle est allée directement à Rome, où il l’a rejointe pour dîner. Je ne blague pas : aucune des épouses des chefs d’Etat ou de gouvernement étrangers n’aime Bruxelles. La femme de Ban Ki-moon ne voulait pas non plus venir à Bruxelles. Voilà : c’est une ville inconnue et, en même temps, la capitale du monde où passe le plus grand nombre de dirigeants. […]

Il faut regarder le tableau de Lorenzetti, de 1338, qui est à l’hôtel de ville de Sienne. C’est un tableau formidable, qui montre l’équilibre qu’il faut entre une ville et son écosystème. A Bruxelles, il n’y a pas d’harmonie, il n’y a pas d’écosystème cohérent. Chacun vit dans sa tour, dans sa commune, et il n’y a pas de vision globale. Mais je ne crache pas dans la soupe. Même s’il y a un petit problème de gouvernance dans cette ville. […]

C’est vrai que Bruxelles a changé en vingt ans, mais pourquoi si lentement ? Bruxelles est un laboratoire et l’a toujours été. Et on a eu des hauts et des bas. Il faut visiter le cimetière d’Evere, c’est notre Père-Lachaise. A ce moment-là, il y avait une vision… On a besoin d’une Renaissance. Chacun doit prendre ses responsabilités. Moi, depuis vingt-cinq ans, je contribue. Chacun doit contribuer, comme citoyen. Les politiques ne sont pas capables de faire les choses tout seuls. « 

Une épée de Damoclès sur le Caprice des Dieux

En ce moment, les adversaires du regroupement des activités du Parlement européen à Bruxelles jubilent. Car les lois de la physique se sont rangées de leur côté. A seulement 25 ans d’âge, le Caprice des Dieux, l’emblématique bâtiment du Parlement européen à Bruxelles, est en effet dans un piteux état. Il souffrirait même, selon certains, de problèmes de stabilité. Or, c’est là que se trouve l’hémicycle qui permettrait de tenir toutes les sessions plénières à Bruxelles – et donc de torpiller Strasbourg. Des bureaux d’études ont été chargés d’objectiver la situation et de présenter les options possibles. Rénovation ou démolition et reconstruction ? Des scénarios et des chiffres circulent (500 millions d’euros), mais une seule chose est sûre : Bruxelles ne disposera bientôt plus d’un hémicycle adéquat à proposer au Parlement européen, et cette lacune devrait durer quelques années.

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