© Atenor/architecte A2RC-ateliers lion

Bruxelles à la mode verticale

Plus discrètes que les tours de bureaux largement répandues dans le paysage bruxellois, les tours de logements refont surface dans les esprits et les débats. Avec, entre autres, l’arrivée remarquée d’un nouveau venu dans la cour des grands.

« J’habite dans un gratte-ciel. » Voilà qui sonne plus new-yorkais que bruxellois. Et pourtant… Longtemps décrié, le choix des tours de logements semble à nouveau d’actualité. Les projets sont multiples et cette fièvre verticale gagne aussi Bruxelles. A commencer par les abords du canal, quai de Willebroek, sur lesquels le promoteur immobilier Atenor érige une tour résidentielle de 142 mètres de haut, baptisée UP-site. Après moult démarches et autres concertations – « il a fallu attendre cinq ans pour obtenir le permis », glisse Stéphan Sonneville, CEO d’Atenor Group – les fondations sont en cours de réalisation. Reste cependant à patienter jusqu’à la fin de l’année pour la voir grandir, étage par étage (au nombre de 42), et jusqu’en 2014 pour y faire le tour du propriétaire. Soit exactement quarante-deux ans après l’inauguration de la Résidence Brusilia (115 mètres), sise à Schaerbeek, qui domine le parc Josaphat du haut de ses 35 étages. Laquelle devra alors renoncer à son titre de plus haute tour résidentielle de la capitale.

Comment expliquer ce regain d’intérêt, après tant d’années d’immobilité ? Faut-il y voir le signe d’un changement de mentalité ? « A siècle nouveau, perspectives nouvelles. » C’est l’avis de Georges Binder, administrateur délégué de Buildings & Data, pour qui l’histoire de la construction en hauteur est rythmée par des périodes d’accélération et de frein. « Les premiers immeubles élevés datent des années 1920-1930, observe-t-il. Et peuplent les Etats-Unis, bien sûr, mais également la Belgique, pionnière, avec sa Boerentoren anversoise (1932), premier gratte-ciel d’Europe et le plus haut (88 mètres) jusqu’en 1953. » Bruxelles n’est pas en reste, autorisant la construction de la Résidence Léopold (1935, 55 mètres) et de sa jumelle, la Résidence Albert, aux angles du square de Meeûs et de la rue du Luxembourg, ou encore celle de la Résidence de la Cambre (1939, plus de 60 mètres), sur le boulevard Général Jacques.

Après la crise économique de 1929 et la Seconde Guerre mondiale, le mouvement se poursuit dans les années 1960-1970, fort de son avant-gardisme et de sa modernité. « Bruxelles se pare, entre autres, du Brusilia ou du Royal Building (dite tour Albert, 1965, 70 m), qui surplombe l’avenue Albert », reprend Georges Binder.

Et puis, c’est la chute. Brutale. Le rejet des tours à Bruxelles est particulièrement violent. Il faut dire que certains projets étaient très ambitieux, nécessitant de faire table rase de nombre de bâtiments, dont quelques-uns de grande valeur architecturale. Voire de lotissements entiers, expropriations en série à la clé, comme cela a été le cas pour le Quartier Nord. « La phase d’arrêt de projets de tours correspond à une conjonction d’éléments, précise Georges Binder. La crise économique (début 1970), la crise pétrolière (1973), la surabondance de biens immobiliers (1975) et la contestation post-68. » Les tours se confondent alors avec l’archétype du capitalisme triomphant. Et les Bruxellois refusent en bloc toute initiative en hauteur.

Jusqu’à aujourd’hui, avec l’arrivée de la tour UP-site. « Il ne s’agit pas ici de construire une tour pour une tour, intervient Stéphan Sonneville. UP-site a été imaginée à un endroit où elle se justifie d’un point de vue urbanistique. La zone du canal est destinée à être transformée et réhabilitée depuis la création de la Région bruxelloise en 1989. Et l’idée d’une tour-signal pour permettre au nouveau quartier de se structurer fait son chemin depuis quelques années. » Sans oublier que « toutes les capitales qui ont les pieds dans l’eau en soignent les abords », poursuit-il.

Des jeunes à l’assaut des tours

Le revirement de situation est perceptible. Et émane notamment du grand public, comme en atteste Christian Steyaert, qui habite au 13e étage (sur 14) de la Résidence Léopold. D’inspiration Art déco, celle-ci fait partie de la première génération des tours bruxelloises. « Avant de m’installer ici, j’étais au 7e étage d’un autre immeuble, précise-t-il. J’aime le concept de l’appartement, de la vie en communauté au sein d’un même édifice, avec tout ce qu’elle implique comme avantages et comme défis. Notamment lorsqu’il s’agit de prendre des décisions en commun. Sans parler de la vue extraordinaire que l’on a sur Bruxelles et de la luminosité dont on bénéficie. Cela nous permet de vivre l’espace de l’intérieur. Et puis, je suis un amoureux de la vie en ville : ses activités culturelles, la proximité de mon lieu de travail, la facilité des transports en commun, etc. » Quand Christian Steyaert a acheté son appartement, voici une dizaine d’années, les choses étaient fort différentes. « Peu de gens habitaient alors dans le centre de Bruxelles, et, plus particulièrement, dans le quartier Léopold. Maintenant, on observe un retour vers la ville. Et vers la tour, dont la qualité architecturale est reconnue. L’évolution se marque d’ailleurs au travers des habitants de la Résidence. Alors qu’avant, les autres appartements étaient majoritairement occupés par des personnes âgées, depuis quelques années, un grand nombre de jeunes y ont élu domicile. Autant de voisins avec lesquels nous avons créé des liens privilégiés. On s’invite pour les anniversaires, on part en vacances ensemble… » Des voisins de palier avec qui il partage aussi une passion pour l’architecture et le caractère historique de la résidence.

Dans d’autres quartiers bruxellois, où les tours sont beaucoup plus hautes et sans grand charme, pas même désuet, la situation est tout autre et les avis… partagés. La tour Albert, qui surplombe l’avenue éponyme, règne sur Forest depuis 46 ans. « Le hall n’était pas encore terminé, se souvient une des premières habitantes des lieux, qui occupe un appartement du 9e étage. Et on devait passer sur des planches. C’était amusant ! » « Je n’ai pas acheté l’appartement parce qu’il était dans une tour, ajoute-t-elle, mais parce qu’il était neuf. Dans un quartier et à un prix qui me convenaient. » Est-ce parce qu’elle semble d’une nature optimiste, mais elle ne voit que des avantages à la verticalité. La promiscuité ? « Mais quel bonheur d’avoir autant de voisins. Dont certains depuis des décennies. » Leur grand nombre ? « Cela permet de faire son choix. Je ne connais pas tout le monde, mais je dis bonjour à tous. » Les réunions de copropriétaires ? « J’avoue, je n’y assiste pas toujours. » Ce qui ne l’empêche pas de savoir très précisément tout ce qui se passe dans la « communauté ». Et notamment les inquiétudes du syndic quant à l’installation, certaines nuits chaudes et claires, de jeunes… touristes sur le toit. Pour profiter de la vue. Et se rapprocher des étoiles. « Certains copropriétaires ne sont pas toujours très attentifs à qui ils ouvrent les portes. Notre responsabilité pourrait être mise en cause », dit-elle, évoquant l’abus d’alcool ou de drogue.

Mais la tour ne fait pas que des heureux. Qui lui reprochent surtout les frais qui en incombent. Car, malgré une division par 120, ils peuvent s’avérer lourds : ascenseurs, travaux courants, arriérés de paiement, installation de serrures sécurisées… Avec ceci qu’il faut aussi payer le prix de l’altitude : la déperdition de chaleur aux étages supérieurs ou l’installation d’un groupe de surpression pour s’assurer que l’eau parvienne à chaque palier. Sans oublier les charges communes, qui auraient tendance à augmenter… avec les ans. « Or tous les habitants sont loin d’être riches ! » dit un voisin. Et puis, il y a d’autres aspects dont on ne se rend pas toujours compte. « Comment changer ses châssis quand on vit au 10e ou au 15e étage ? Comment emménager, tout simplement ? Et que faire en cas d’incendie, quand l’échelle des pompiers n’est pas assez haute pour arriver jusqu’à nous ? » interroge un autre résident.

Nicolas Firket, de l’agence NFA architects et propriétaire d’un appartement situé à mi-hauteur de la tour Albert, porte un autre regard, plus extérieur, sur celle-ci. Et salue la réflexion qui en a guidé la conception. « La tour Albert est une réussite d’intégration : elle offre une gamme de logement compatible avec celle de son quartier ; elle se situe à proximité d’un espace public, le parc Duden ; elle est construite sur une station de pré-métro desservie par quatre lignes ; et, enfin, son implantation en îlot triangulaire est particulièrement bien articulée. » L’occasion aussi pour l’architecte de revenir sur le débat relatif à la tour en terrain bruxellois. « La tour résidentielle est une typologie d’habitation inscrite dans le répertoire urbain depuis presque un siècle. Mais en tant que projet architectural, elle doit être le fruit d’une recherche convoquant urbanisme, sociologie et anthropologie urbaine. Dans les années 1970, suite à des applications réductrices et mercantiles de son projet architectural initial, la tour a été stigmatisée. C’est l’opposition de la génération 1968 et des intérêts du promoteur : une révolution culturelle qui conduit au bannissement de la tour, comme de la pensée urbanistique moderne. Encore aujourd’hui, on continue à lui opposer le modèle de la maison à trois pièces en enfilade, hérité du XIXe siècle. Il faut relancer le débat. »

Des tours multifonctionnelles

La commercialisation de la tour UP-site n’a pas encore officiellement débuté. Une quinzaine d’appartements ont néanmoins déjà été réservés par un petit groupe d’initiés. Le grand public devra attendre début 2012, « quand il aura compris la philosophie du projet et ce que ce quartier peut devenir », complète Stéphan Sonneville. « Nous nous adressons à des t rendsetters, qui vivent au c£ur de la ville, passent peu de temps à l’intendance (courses, ménage…) et sont en recherche d’un certain nombre de services. En raison de la taille du complexe, des aménagements de type piscine, spa, petite salle de projection, bar lounge et conciergerie vingt-quatre heures sur vingt-quatre sont rendus possibles. » D’autant que la tour UP-site sera entourée d’autres bâtiments, plus bas, abritant des bureaux et des commerces. Une ville dans la ville, en quelque sorte.

Car la tendance est à la mixité des fonctions. « Cela se voit dans les chiffres, acquiesce Georges Binder. Alors que précédemment, les tours étaient surtout l’apanage du secteur tertiaire, aujourd’hui, dans le monde, sur dix tours de plus de 150 mètres, seules quatre sont affectées exclusivement à du bureau. Et une seulement, si l’on considère les projets en construction. La plupart des tours associent dorénavant diverses fonctions : résidentielle, hôtelière, commerciale et/ou tertiaire. Ainsi que plusieurs services, justifiés par le grand nombre de personnes gravitant autour de ces ensembles. »

Qui plus est, l’intégration et l’adéquation de la tour au tissu urbain environnant sont devenues fondamentales. D’où l’expression de Christian de Portzamparc, architecte et auteur de quelques hautes silhouettes new-yorkaises, parisiennes et bientôt, bruxelloises (Quartier du Midi) : « Mieux utiliser le ciel passe par un soin tout particulier apporté au sol. » Dont profitera la tour UP-site à travers un vaste plan d’aménagement des quais. « Les transports en commun seront développés, dont une ligne de tram qui reliera la gare du Nord à Tour & Taxis. Et des espaces publics seront dégagés, en vue de créer une réelle dynamique de quartier via des lieux où les gens pourront se retrouver », souligne Stéphan Sonneville.

La tour s’inscrit également dans le temps, son entretien, voire sa remise au goût du jour, nécessitant plus de moyens qu’un immeuble lambda. La conception d’un tel géant doit être pensée de façon à ce que sa reconversion soit facilitée. Et ce, afin d’échapper à la démolition. « En concevant un noyau central, porteur de la structure, on permet des travaux de rénovation sur les façades, non-porteuses, commente Stéphan Sonneville. Esthétiquement parlant, UP-site est destinée à perdurer par sa sobriété. A l’image de l’Empire State Building, les bureaux d’architecture A2RC (Bruxelles) et Ateliers Lion (Paris) ont travaillé sur des volumes simples, imbriqués les uns dans les autres. Les formes et les couleurs – le blanc et le gris – sont pensées pour résister au temps. »

Les auteurs de la tour semblent avoir retenu les leçons du passé afin qu’elle cadre aux attentes d’un nouveau public de convaincus. Tout le monde ne peut cependant pas s’offrir une fraction de ces précieux mètres carrés. Et Stéphan Sonneville ne s’en cache pas : « Il s’agit d’appartements tout confort, voire haut de gamme pour la partie supérieure de la tour. Ce n’est pas un scandale de faire des logements pour des gens qui ont un certain revenu. » C’est-à-dire ? « Plus cher que le quartier mais moins qu’Uccle ou Woluwe. De l’ordre de 3 200 à 3 500 euros le mètre carré en moyenne. Tout dépend de la hauteur. Les appartements du haut étant bien entendu nettement plus onéreux », indique-t-il. Et Nicolas Firket de se poser en observateur curieux des suites du projet : « On peut saluer l’audace d’une telle initiative. Mais il est encore trop tôt pour se prononcer sur sa réussite. La nouvelle tour résidentielle aura-t-elle un impact public positif, il y aura- t-il de la mixité, les choses prendront-elles une tournure de type « gated community » ou combien de vigiles en garderont le lobby ? »

FRÉDÉRIQUE MASQUELIER

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