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Bruno Colmant :  » l’économie de marché sans partage n’a aucun sens »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le Vif/L’Express a emmené Bruno Colmant au théâtre. Voir Trotsky Business, mettant en scène un prof de Solvay qui regrette ses rêves de jeunesse… De quoi ébranler l’ancien patron de la Bourse qui a récemment relu Marx. Confidences.

Il n’en a pas dormi de la nuit. « Tout ça m’a secoué, avoue Bruno Colmant, le lendemain de la première. J’ai beaucoup réfléchi. » La veille au soir, le professeur d’économie était arrivé au théâtre de la Toison d’or, à Ixelles, une énorme mallette de médecin à la main, contenant papiers et sprays pour la gorge. « Vous êtes docteur ? » lui a demandé ironiquement la joyeuse hôtesse qui nous accueillait. « Docteur en économie, tout de même », lui a souri Bruno Colmant qui, quelques minutes plus tôt, s’était aperçu que l’auteur de la pièce, Albert Maizel, était un ancien camarade de l’école de commerce Solvay.

Ce n’était que le début d’une série de surprises, car l’action de Trotsky Business, la dernière création du théâtre de Nathalie Uffner, se déroule justement à… la Business Solvay School de Bruxelles ! Le pitch : Hervé, directeur de la réputée école de commerce, ambitionne de fusionner son institution avec Harvard. Pour le prestige. Il s’en confie à Jacques, son ami et prof de philo à Solvay. Mais, à la faveur de rebondissements vaudevillesques, tous deux voient leur passé trotskyste leur revenir en pleine figure, tel un boomerang surgissant des années 1970. Maizel en profite pour livrer une réflexion sur les désillusions. Les siennes, sans doute. Et celles de ses potes d’univ ?

« On n’apprend pas à rêver à Solvay, reconnaît Bruno Colmant. On y fabrique des Cicéron plutôt que des humanistes. Des mathématiciens de l’économie, persuadés que la science qu’ils ingurgitent est absolue. » Sur scène, Hervé, interprété par un Bruno Georis convaincant, pleure ses rêves enfouis, qui refluent comme une douloureuse évidence, trente ans plus tard. Il s’interroge sur la place du bonheur en économie et revendique, d’une voix d’adolescent attardé, de pouvoir hurler sa différence, tout en laissant les Beatles entonner Revolution. Un groupe fondateur dont Colmant est justement un admirateur sans réserve. Confidences après spectacle.

Le Vif/L’Express : Pourquoi la pièce Trotsky Business vous a-t-elle tant touché ? Avez-vous retrouvé vos rêves de jeunesse ?

Bruno Colmant : Je me suis évidemment un peu identifié à certains personnages, même si des professeurs au passé trotskyste à Solvay, ce n’est pas réaliste… La pièce joue justement sur cette ambiguïté pour évoquer les rêves étouffés des anciens de Solvay. Avec le recul, je me dis que cet étouffement est dommage. Solvay est une école très normative dont l’aboutissement est d’acquérir un diplôme qui est un sésame pour ensuite travailler dans une grosse boîte. Mais les étudiants qui sortent de Solvay, ou de n’importe quelle faculté universitaire, ne devraient avoir qu’un seul désir à la fin de leurs études : parcourir le monde pour se confronter, pendant un moment, à ses différentes facettes. On préfère leur dire qu’ils peuvent avoir confiance en eux parce qu’ils détiennent un diplôme.

Ce n’est pas suffisant ?

Non. Pas pour devenir créatif. On devrait sortir de l’université avec la soif de continuer à apprendre, de connaître l’autre… Or, dans nos sociétés européennes, on apprend à être fonctionnel plutôt que rêveur et utopiste.

C’est ce qui explique qu’on passe si facilement du col Mao au Rotary, comme certains dirigeants d’entreprise ou politiciens de droite ?

Absolument. Jean Gol, qui a fondé le PRL (NDLR : ex-MR), n’a d’ailleurs jamais caché son passé trotskyste. José Manuel Barroso a, lui aussi, milité chez les maoïstes avant d’être à la tête de la Commission européenne. Il a même déclaré que celui qui n’a pas été anarchiste à 20 ans est un salaud alors que celui qui l’est encore à 40 est un imbécile. Pour moi, celui qui n’est plus révolutionnaire à 40 ans n’a plus la passion ni le feu du changement. C’est curieux, on ne parvient pas à bien gérer sa liberté en Occident.

Révolutionnaire, Bruno Colmant ? Pourquoi n’avez-vous jamais été tenté par le trotskysme ?

Je crois fermement à l’économie de marché. Cela dit, je pense de plus en plus que l’économie de marché sans partage n’a aucun sens. Désormais, on va devoir mener de front la bataille de la création de valeurs et celle de la redistribution. Le grand débat des prochaines années sera celui de la réduction des inégalités.

Karl Marx fait-il partie de vos lectures ?

Figurez-vous que j’ai relu Le Capital en entier, il y a deux ans ! Un peu barbant… Mais bon, Marx constitue une excellente grille de lecture pour comprendre la situation actuelle, car il explique très bien qu’avec le capitalisme, on en arrive à un moment où l’ordre politique ne parvient plus à résorber les inégalités et où les structures de la société risquent de craquer. C’est alors la révolution. Aujourd’hui, pour ne pas en arriver à cette extrémité, il faut davantage d’empathie sociale tout en continuant à s’inscrire dans le progrès économique.

On dirait presque que vous virez à gauche… Votre discours est, en tout cas, moins dogmatique qu’auparavant.

Oui, j’ai changé. Je n’ai pas honte de le dire, même si certains de mes amis me le reprochent. Je ne deviens pas socialiste, mais je suis davantage dans le doute et l’introspection, comme Albert Maizel. Je suis dans la recherche académique et donc je me dois d’être ouvert. Bruno Colmant, ce n’est pas seulement les intérêts notionnels. C’est une caricature, ça.

Qu’est-ce qui vous a fait changer ?

J’ai eu plusieurs chocs qui ont bousculé mes certitudes selon lesquelles l’économie est une science absolue. J’ai géré la Bourse alors que tout s’effondrait, ce qui remettait en cause le caractère parfait du système financier. L’envergure de la crise m’a épouvanté aussi. Ce n’est pas seulement une crise économique, c’est une crise de société qui provoque un séisme aussi important qu’une guerre mondiale. Avec un tel choc et le problème de dette publique qu’on connaît, il est illusoire de croire qu’on a besoin de moins d’Etat pour le moment, même si on sait que, dans l’absolu, l’Etat joue un rôle économique trop important représentant 50 à 60 % du PIB. Il y a six mois, j’ai également été invité à débattre avec Thierry Bodson de la FGTB aux Fêtes des solidarités, à Namur. Je m’attendais à une volée de tomates. J’ai, au contraire, reçu en pleine poire une réalité sociale qu’on n’enseigne pas dans les business school.

Que vous inspire la montée du PTB ?

C’est révélateur d’une envie de changement, même si les valeurs prônées sont passéistes. Je comprends l’émergence de ce genre de parti. Il est bon d’avoir des forces de rappel dans la société, ne fût-ce que pour le débat démocratique. Nous étions dans un système trop homogène, anesthésié par la croissance économique. Nous en profitions, les yeux fermés. On poussait la boule de neige sans trop réfléchir au lendemain. Désormais, le débat est revenu et c’est tant mieux.

Trotsky Business, au Théâtre de la Toison d’or, jusqu’au 12 avril. www.ttotheatre.be

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