Brigitte Waroquier, institutrice généreuse et éducatrice enthousiaste. © THIERRY MICHEL

Brigitte Waroquier, institutrice héroïne au quotidien dans Les Enfants du Hasard

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Tourné à Cheratte, le long-métrage Enfants du Hasard raconte une année scolaire dans une classe de primaire, avant le départ vers l’école secondaire. Un film qui rend hommage à Brigitte Waroquier, son institutrice. Un bonheur.

En avril 2015, Thierry Michel sollicite un entretien avec Brigitte Waroquier. Il est là un peu par hasard : au départ, le cinéaste était parti sur l’idée de montrer les liens qui unissent un charbonnage, ses vieux mineurs et leurs petits-enfants. Alors qu’il arpente l’ancien site du Hasard, laissé à l’abandon depuis 1977, il trouve une perle rare : la tour d’extraction qui domine, tels les restes d’un château médiéval, la modeste école communale de Cheratte-Bas. En une heure, Thierry Michel expose à l’institutrice son projet : filmer sur un an ses 16 élèves, tous musulmans et issus de l’immigration turque, à part le petit Lucas, seul Belge d’origine. Il lui a fallu quatre mois pour obtenir la confiance de Brigitte Waroquier.  » Ça n’allait pas de soi, nous avoue-t-elle. La présence d’autres adultes n’est pas habituelle pour un enseignant !  » Si Madame Brigitte a dépassé son appréhension, c’est,  » par désir d’offrir à ses élèves une expérience extraordinaire  » et  » pour les mettre en situation d’oser prendre la parole dans cette langue qui les handicape souvent « .

En septembre, le tournage du documentaire démarre. Au début, Thierry Michel et Pascal Colson s’assoient au fond de la classe et oeuvrent avec deux caméras, indispensables pour capter les grimaces, les rires, les chagrins… L’ingénieur du son tient la perche micro au-dessus des élèves. Brigitte Waroquier porte de son côté un micro HF.

Le résultat révèle un univers clos où se joue une relation prof – élèves qui échappe par définition aux autres regards. L’institutrice, qu’on entend d’abord en off, apparaît peu à peu à l’image. Et au fur et à mesure que se déroule Enfants du Hasard, elle en devient l’héroïne, la  » maîtresse d’oeuvre « . Mais une héroïne qui ne se vit pas comme telle.  » Je n’avais pas compris que j’allais être si présente « , nous confie-t-elle.

Dans leur cour de récréation, les élèves ont vue sur la tour d'extraction de l'ancien site du Hasard.
Dans leur cour de récréation, les élèves ont vue sur la tour d’extraction de l’ancien site du Hasard.© THIERRY MICHEL

Pourtant, c’est bien elle la matrice du groupe, elle qui mène la danse, qui est présente dans les yeux des enfants.

Brigitte Waroquier a 59 ans. Elle enseigne depuis vingt-neuf ans dans cet établissement à discrimination positive, accueillant une cinquantaine d’écoliers. Elle aussi y était arrivée par hasard, affectée comme remplaçante pour deux semaines. Elle n’en est jamais repartie.  » Je me suis sentie au bon endroit. Ici, l’école prend tout son sens.  » Cheratte, cette localité de Visé, est coincée entre la colline, l’autoroute, le canal et la voie ferrée. Il n’existe quasiment aucune structure, pas d’académie, de mouvement de jeunesse, d’animations artistiques, et les activités sportives sont très limitées. Après la classe, la maison des jeunes reste le seul lieu qui accueille les petits.

Les enfants du Hasard habitent ici, y vont à l’école et n’en sortent guère.  » Beaucoup me demandent : « Quand les grands disent qu’ils vont en ville, en ville, c’est où ? »  » La mixité sociale qui a prévalu jusque dans les années 1980 a disparu. Les parents ne maîtrisent pas bien le français. Résultat, les élèves ne le parlent pas chez eux, ou mal. Témoin cette scène du film (1), tournée au début de l’année scolaire.  » On est allés en Turquie pour le mariage de ma soeur. Arrivés là-bas, on a donné ma soeur et puis on est revenus « , dit Mehmet, dont les propos s’expliquent par un vocabulaire rétréci. La maîtresse prend sa forte voix, reformule, fait de grands gestes quand elle parle.

« Comme moi, vous êtes ici par hasard »

Qu’est-ce qui séduit donc chez cette femme ? Au travail, Brigitte Waroquier est comme Thierry Michel et Pascal Colson la montrent à l’écran : enthousiaste, énergique, déterminée, généreuse et toujours en mouvement, à des années-lumière de ce que l’on bassine sur les enseignants, leurs plaintes, leur pessimisme, leur découragement.  » Aucun enfant ne doit rentrer chez lui en ayant l’impression que l’on ne s’est pas occupé de lui « , nous assène-t-elle. Au bout d’une heure et demie en sa compagnie, on voit l’école devenir un lieu émancipateur, et la classe un espace très désirable, protecteur et bienveillant. Elle est une enseignante mais aussi une éducatrice. Elle leur apprend à lire, écrire, compter autant qu’à regarder et à penser l’univers. La transmission passe par le temps qu’elle consacre à leur raconter leur histoire commune, à les amener là,  » sous terre « , où leurs ascendants ont trimé, à faire avec eux une expo photos dont les héros sont précisément leurs proches, à partir en quête du récit de leurs grands-parents.

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Ainsi, cette scène où une élève, Dilay, questionne une grand-mère, si bien que les souffrances de l’exil sont restées secrètes.  » Pourquoi êtes-vous ici ? interroge Brigitte Waroquier. Comme moi, vous êtes ici par hasard. Si votre grand-père n’avait pas décidé un jour de quitter son pays pour venir travailler à Cheratte, vous seriez en Turquie au lieu d’être ici avec moi.  »

Cette année charnière que filment les réalisateurs, celle de la fin de l’enfance, est aussi celle qui a connu les attentats de Bruxelles. Il y a ces moments de débats sur l’amour, le mariage, le foulard, la religion. Ces enfants qui se cherchent encore discutent, argumentent. Sans complaisance, l’enseignante les encourage en les amenant vers le questionnement et le libre arbitre.

 » Les adultes oublient à quel point il est complexe d’apprendre « , pointe l’institutrice, qui ne pontifie jamais sur la pédagogie. Elle s’est fait sa propre idée sur la manière dont elle enseigne.  » L’élève doit être actif. Il faut placer le plaisir d’apprendre au coeur de l’école. C’est la clé.  » Dans sa classe, on apprend en partant de l’intérêt de l’élève. De nombreux éléments du programme sont donc traités à travers le quotidien. Les élèves découvrent la géographie et ses reliefs en s’initiant au cinéma. Ils s’exercent aux proportions et aux fractions en cuisinant. Les règles de conjugaison s’ancrent en écrivant un remake du Petit Chaperon rouge et en le jouant sur scène…

Que reste-t-il de l’aventure un an plus tard ? L’histoire ne le dit pas. Le film se clôt sur une autre image de départ, celle de la fin de l’année scolaire, au terme de laquelle Dilay, Mohamed Ali, Lucas, Mehmet, Baran devront s’adapter à l’athénée, nouvel univers inconnu, bien plus vaste et effrayant que celui qu’ils sont en train de quitter.  » Ils en baveront « , résume Madame Brigitte.

Depuis sa petite salle de classe, elle n’entend pas donner une leçon. Le mot de la fin lui appartient :  » Les enfants sont des enfants, quelles que soient leurs origines. Ils n’ont pas à porter le poids du racisme.  » Elle se marre. Et la vie continue.

(1) Sortie le 22 mars.

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