© Rafael Fabrès pour Le Vif/L'Express

Brésil: les favelas, sang dessus dessous

A Rio, la criminalité avait baissé lors du Mondial de 2014. Mais, à l’orée des JO, les gangs ont repris le contrôle de la rue. Manque de moyens, bavures… les unités de police pacificatrice sont en échec.

Avec une audace folle, ils déboulent dans le centre de Rio de Janeiro à bord de cinq voitures. Armés de fusils et de grenades, ils entrent dans l’hôpital Souza Aguiar, tirent à vue et récupèrent l’un de leurs complices, blessé à la tête lors de sa capture quelques jours plus tôt. Puis ils repartent, laissant des centaines de douilles sur le bitume. Dans la fusillade, ce 18 juin, un patient est tué.

Trois semaines plus tôt, en représailles à une opération de police qui avait coûté la vie à leur chef, d’autres trafiquants avaient brûlé un bus dans le célèbre quartier de Santa Teresa, forçant le très digne archevêque de Rio, Dom Orani Tempesta, à plonger sur le trottoir pour échapper aux tirs entre dealers et forces de l’ordre.

A Rio, depuis le début de cette année, le nombre des homicides a crû de 15 %. Dans une ville en faillite, les forces de police perdent du terrain au profit des gangs criminels, qui se livrent une guerre de territoires acharnée. A trois semaines de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, jouiraient-ils d’une impunité totale ?

Une favela loin d’être exemplaire

Rocinha, dans le sud de Rio. Coincée entre plusieurs quartiers chics, la plus grande favela du Brésil (100 000 habitants, selon les dernières estimations) surplombe la route menant au village olympique. A perte de vue, un enchevêtrement de briques et de tôles ondulées, parfois égayé par quelques murs colorés. Des poteaux électriques, surchargés de fils raccordés sauvagement, zèbrent le paysage. Sur la rue principale, des touristes, accompagnés de leur guide, photographient ce monde interlope, avant de remonter dans leur Jeep rutilante.  » Ils sont fous de venir par ici, il y a souvent des coups de feu !  » s’exclame Leonardo. Agé de 26 ans, le jeune carioca est né sur cette colline. Pour payer ses études d’éducation physique, il travaille comme moto-taxi. Habitué à arpenter la favela, il connaît l’envers du décor :  » Les autorités disent qu’elles ont chassé les trafiquants, mais c’est faux, ils sont toujours là.  » Discrètement, il montre un stand musical, tenu par quelques jeunes. C’est une boca de fumo, une  » bouche de fumée « . Cocaïne, haschich : on y trouve de tout.  » La nuit, les dealers sortent les armes, il y a des règlements de comptes, raconte Leonardo. Le chef du gang est en prison, mais il continue de tout organiser de sa cellule.  » Notamment la collecte de  » l’impôt « , d’environ 20 euros par semaine, que tous les commerçants sont priés de verser s’ils ne veulent pas se faire tabasser…

A en croire le discours officiel, cette favela est exemplaire.  » Nettoyée  » par les forces spéciales il y a cinq ans, elle est aujourd’hui gérée par une unité de police pacificatrice (UPP), dont les locaux sont ici, à l’écart des habitations : de simples conteneurs, posés près d’une décharge à ciel ouvert. A quelques mètres de là, un théâtre en plein air et un parc de jeux, construits par la municipalité, sont à l’abandon. Ici, comme dans tant d’autres quartiers sensibles, le programme de pacification, fierté du gouvernement de Rio, n’a pas tenu ses promesses.

Sur le papier, pourtant, l’idée était belle. Pour Robson Rodrigues, ancien commandant adjoint de la police militaire de Rio et ex-coordinateur de ce programme, il s’agissait de  » la plus grande tentative mondiale de projet de sécurité communautaire « . Lancée en 2008, en vue du Mondial de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016, la pacification était censée permettre la reprise en main des favelas. Dans l’esprit de ses concepteurs, l’action policière devait s’accompagner d’un éventail de mesures sociales et de travaux de rénovation : logements, centres de santé, bibliothèques, complexes sportifs… Rocinha a, certes, bénéficié d’un plan de développement urbain de 130 millions d’euros. Mais le résultat est mitigé. Les habitants n’ont pas vraiment été associés aux projets sociaux.  » L’Etat a investi de façon « verticale », sans réellement consulter la population « , reconnaît Robson Rodrigues. Résultat, celle-ci ne s’est jamais vraiment approprié les nouvelles infrastructures. Dans la favela, de nombreuses voix dénoncent un  » maquillage de façade « . Beaucoup auraient préféré que la municipalité construise un vrai système d’égouts plutôt qu’une passerelle, si élégante soit-elle, dessinée par feu l’architecte Oscar Niemeyer…

Fatinha, chez elle à Rocinha, montre la photo de son fils tué à 32 ans.
Fatinha, chez elle à Rocinha, montre la photo de son fils tué à 32 ans.© Rafael Fabrès pour Le Vif/L’Express

Une mort qui pose question

La violence a-t-elle reculé ? Oui et non. Entre 2008 et 2014, le nombre d’homicides chute de 65 % dans les zones où sont implantées ces fameuses UPP. Mais la situation se dégrade à partir de 2014. Les affrontements avec les trafiquants se font de plus en plus fréquents. Les policiers  » pacificateurs  » ne semblent plus capables de se faire accepter. Leurs méthodes, brutales, effraient la population. Personne n’a oublié le sort d’Amarildo, cet homme de 43 ans torturé à mort par des agents de l’UPP, en juillet 2013, et dont le corps n’a jamais été retrouvé.  » Dans l’opinion publique, cette histoire a provoqué une rupture « , estime un ancien officier de police. Dans les mois qui suivent, et pour la première fois, des habitants victimes d’exactions policières osent briser le silence. Parmi eux, Fatinha, dont le fils a été exécuté par la police.

Sur le toit-terrasse de son minuscule deux-pièces, au coeur de Rocinha, cette mère ne se penche jamais au-dessus de la balustrade.  » Depuis que mon fils est mort, j’ai songé plusieurs fois à me jeter dans le vide « , avoue cette femme frêle aux cheveux teints en mauve. Le 17 avril 2012, tandis qu’elle repasse la chemise de son mari, Fatinha entend deux coups de feu, tout près. Peu de temps après, un ami d’enfance l’appelle : son fils, Hugo, âgé de 32 ans, a été tué. Les raisons du décès sont confuses. Dans un reportage publié le lendemain, le major de l’UPP – qui, depuis, a été condamné à treize ans de prison suite à l’affaire Amarildo – affirme qu’un échange de tirs a eu lieu entre la police et un trafiquant, mort à l’hôpital des suites de ses blessures. Fatinha donne une autre version.  » Les policiers avaient pris mon fils en grippe, dit-elle. Ils allaient régulièrement chez lui pour le frapper et le brûler avec des cigarettes. Hugo n’était pas un ange, il buvait, se droguait et avait fait cinq mois de prison pour vol de voiture. Mais il n’était pas un dealer, il avait trouvé du travail, il livrait du matériel de construction.  » Une semaine avant le drame, Hugo lui confie que les agents l’ont menacé de mort.  » Des témoins m’ont dit qu’ils lui avaient tiré dessus une première fois, avant de l’achever d’une balle dans la tête.  » Durant un an, Fatinha reste prostrée chez elle. Mais la mobilisation médiatique autour du cas d’Amarildo, dont elle connaissait la famille, lui donne le courage de parler.  » Je me bats pour savoir ce qu’il s’est réellement passé, dit-elle. Beaucoup de voisins pourraient témoigner, mais les policiers leur ont demandé de garder le silence. Parfois, mon mari me dit de me taire, mais je n’ai plus peur.  »

Des témoins m’ont dit qu’ils lui avaient tiré dessus une première fois, avant de l’achever d’une balle dans la tête

Ces bavures à répétition ont définitivement entraîné le divorce entre les forces de l’ordre et les habitants. Aujourd’hui, à Rio, beaucoup disent que le  » projet UPP  » est à bout de souffle. Pour son ancien coordinateur, Robson Rodrigues, le problème ne vient pas seulement de la crise économique, comme le prétend le gouvernement.  » Le vrai sujet, c’est le manque de vision politique, affirme-t-il. Pour que son action soit légitime, l’Etat devrait donner la parole aux communautés, mais il se contente de laisser les policiers gérer la situation.  » La tâche est d’autant plus difficile que le dispositif actuel manque de cohérence :  » 38 unités de police pacificatrice sur Rio, c’est beaucoup trop ! Souvent, ce sont de jeunes agents tout juste sortis de l’école. On les installe dans des zones sensibles, sans leur donner d’instructions sur la façon de se comporter en situation difficile. Du coup, les plus fragiles paniquent et se mettent à tirer…  » De fait, ils n’ont pas la partie facile, témoigne l’un d’eux, anonymement. Affecté, depuis quatre ans, dans un gigantesque ensemble de favelas particulièrement dangereux, le Complexo do Alemão (Complexe de l’Allemand), il n’a toujours pas reçu son permis de port d’arme !  » J’ai dû acheter mon propre pistolet et je ne peux même pas l’utiliser, déplore-t-il. Tous les matins, pour rejoindre mon poste, je passe devant des trafiquants armés…  » L’an dernier, lors d’une patrouille, il a reçu une balle dans le bras.  » On a dû me mettre une plaque et des agrafes, dit-il en dépliant sa manche pour montrer une longue cicatrice. Lorsque ma femme, enceinte, a appris ce qu’il s’était passé, elle a fait une fausse couche. Je me sens totalement abandonné par mes supérieurs. Si je me plains, ils m’enverront dans les « becos », les impasses où l’on vend de la drogue…  » Les policiers ne sont pas assez suivis dans leur mission, confirme Jacqueline Muniz, anthropologue à l’université fédérale Fluminense de Rio : « Ce contrôle serait d’autant plus nécessaire qu’ils côtoient des groupes criminels puissants. Le risque de corruption est très élevé.  »

Les gangs ont repris le contrôle des favelas du Complexo de Alemão. Chaque jour, policiers et trafiquants y échangent des coups de feu.
Les gangs ont repris le contrôle des favelas du Complexo de Alemão. Chaque jour, policiers et trafiquants y échangent des coups de feu.© Rafael Fabrès pour Le Vif/L’Express

Des dizaines de victimes à déplorer

Dans la favela de Rocinha, cette collusion est flagrante.  » En échange d’argent, les policiers laissent les trafiquants mener leur business « , révèle un habitant sous le couvert de l’anonymat. Plus au nord, à Manguinhos, João, étudiant au sein de la Fondation Oswaldo Cruz, raconte la même histoire :  » J’habite entre un local de l’UPP et une boca de fumo, mais c’est très calme, car les dealers donnent aux flics un pourcentage sur leurs ventes.  » D’autres encore évoquent le cycle infernal des armes confisquées aux trafiquants, que certains policiers de l’UPP revendent ensuite sous le manteau… à ces mêmes réseaux criminels. Qui pourrait s’en émouvoir ? Les saisies ne font l’objet d’aucun recensement sérieux, pas plus que les armes de service des policiers :  » Le système informatique est archaïque, déplore l’ancien « superflic » Robson Rodrigues. Du coup, les équipements des UPP sont peu contrôlés.  »

Entre ces deux mondes, la population souffre. Balles perdues, bavures… Les tirs nourris entre commandos et trafiquants ont fait, depuis le début de l’année, des dizaines de victimes. Même la délinquance  » ordinaire  » monte en flèche.  » Lorsque les gangs contrôlaient les quartiers, il y a une dizaine d’années, ils rendaient eux-mêmes la justice, raconte Leonardo, le moto-taxi de Rocinha. Un meurtrier était brûlé vif, un voleur avait la main coupée… La terreur régnait, alors personne ne commettait de délits. L’UPP a pris la place, mais aucune victime n’irait déposer plainte, de peur de passer pour un mouchard aux yeux des trafiquants. C’est la jungle.  »

Aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de contacts entre les habitants et les unités de proximité. Certains policiers ont, du reste, pris de mauvaises habitudes :  » Ils n’hésitent pas à nous racketter « , dit Filipe, habitant du Complexo de Alemão.  » Nous ne sommes pas assez riches pour payer l’électricité, renchérit Magno, un chauffeur de poids lourd au chômage. En représailles, les policiers tirent sur les transformateurs. La dernière fois, c’était à Noël. Il a fallu attendre trois jours avant que ce soit réparé. Toute la nourriture que nous avions préparée a été perdue.  »

Selon plusieurs sources, le dispositif des UPP devrait être revu à la baisse après les JO. Interrogé, le secrétariat à la Sécurité publique de l’Etat de Rio de Janeiro concède qu’il va devoir procéder à des  » ajustements structurels « .  » En réalité, les UPP ne gèrent plus rien, confirme Robson Rodrigues. Le fait que l’on recoure de plus en plus aux forces spéciales le montre bien.  » Les favelas risquent donc de se refermer sur elles-mêmes et de retomber aux mains des gangs, comme dans les années 1990. Dans certains endroits, c’est déjà le cas.

Le sport pour protéger les jeunes

Favela de Manguinhos, à dix minutes de voiture du stade de Maracanã. Le paradis des  » cracolandia  » – lieux sordides où l’on consomme le crack. La pacification, entamée en 2013, avait mis fin au trafic, mais, depuis plusieurs mois, il revient en force. Les trafiquants sont là, dans ce lacis de ruelles obscures. Quelques enfants errent, désoeuvrés. Au-dessus d’eux, des cerfs-volants sont pris dans des fils électriques. On ne s’échappe pas d’ici, même par le ciel. Au loin, on entend des tirs. Les visages des gamins sont impassibles.  » L’habitude « , soupire Antonio. Comme tous les matins, ce travailleur communautaire part visiter  » ses  » habitants. Employé par la clinique publique Victor Valla, toute proche, il leur apporte des ordonnances et des convocations médicales.  » Je ne devrais pas sortir ce matin, à cause de l’opération de police qui a lieu juste à côté, dit-il, mais il faut bien que j’aille les voir.  » Il sait qu’il constitue l’un de leurs derniers liens avec  » ceux de l’asphalte « , le monde extérieur. L’hiver dernier, son poste a failli être supprimé. Les médecins de la clinique se sont mobilisés.  » Les coupes budgétaires ont été annulées, mais elles seront remises sur le tapis après les JO « , soupire Jorge Esteves. Ce docteur dynamique s’inquiète du départ présumé des forces de pacification.  » Elles ont apporté beaucoup de choses, souligne-t-il. Une voie ferrée a été construite et 50 % de la population locale a désormais accès aux soins, au lieu de 3 % il y a huit ans. Mais tout cela risque de disparaître. Les gangs sont revenus, il y a des tirs tous les jours.  » Quelques heures après cette discussion, une balle traverse le mur en contreplaqué de la clinique. Le surlendemain, un jeune de 17 ans est tué lors d’une fête par les forces spéciales.

Le sport lui a sauvé la vie. Alan, à son tour, aide des jeunes à s'en sortir. Tous les soirs, il donne des cours dans le Complexo de Alemão, un ensemble de favelas, parmi les plus dangereuses de Rio.
Le sport lui a sauvé la vie. Alan, à son tour, aide des jeunes à s’en sortir. Tous les soirs, il donne des cours dans le Complexo de Alemão, un ensemble de favelas, parmi les plus dangereuses de Rio.© Rafael Fabrès pour Le Vif/L’Express

Rien d’étonnant à ce que les enfants des favelas haïssent ces policiers qui sèment la terreur et détruisent leurs maisons.  » Pour eux, les héros sont les trafiquants qui ont de l’argent et des belles fringues. Ils s’identifient d’autant plus que leurs parents leur demandent, très tôt, de rapporter de l’argent à la maison.  » L’homme qui parle ainsi s’appelle Alan Duarte. Il a 28 ans et, comme tous les soirs, il descend de sa colline, Morro do Adeus (la colline de l’adieu), dans le nord de Rio, pour donner un cours de boxe. C’est à l’âge de 17 ans qu’il découvre ce sport, au sein de l’ONG Fight for Peace.  » Elle aide les jeunes des favelas à s’en sortir, explique-t-il. Sans la boxe, je serais devenu dealer.  » Plusieurs membres de sa famille ont été tués par balles, dont son grand frère.  » Il a tout fait pour que je reste loin de la drogue.  » Alan enchaîne les combats, il devient champion de São Paulo. Lorsqu’il raccroche les gants, quelques années plus tard, il décide, à son tour, d’aider les jeunes. Il récupère de vieilles paires de gants et donne des cours sur un terrain de basket.

 » Voici la bande de Gaza « , annonce-t-il soudain. La rue de tous les dangers. Ce matin, un homme y a été tué. De gigantesques haut-parleurs crachent du funk à la gloire des trafiquants, près d’une boca de fumo. Pistolet automatique sur les genoux, des gamins font le guet. Sur un mur, les lettres  » CV  » : Comando Vermelho. Ici, chaque gang marque son territoire. Alan en rit presque :  » Parfois, le matin, j’apprends que la rue où j’habite a changé de « protecteur » pendant la nuit…  » Ce soir, pendant les deux heures d’entraînement, on oublie tout. Alan est content : les jeunes sont venus nombreux. Dans le ciel rougeoyant, un cerf-volant flotte sur la favela. Il arrive, parfois, que certains ne s’y brûlent pas les ailes.

Par notre envoyé spécial Charles Haquet, avec Morgann Jezequel.

Photos: Rafael Fabrès pour Le Vif/L’Express

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