© Guillaume Atger/Fedephoto pour Le Vif/L'Express

Bertrand Piccard : « Explorer, c’est aller au-delà des évidences »

Ce matin-là, sur les rives du Léman, Bertrand Piccard a encore les yeux dans le ciel. La veille, à 20 h 30, il a posé sur l’aérodrome de Payerne, en Suisse, l’avion solaire Solar Impulse, après un périple de deux mois et 6 000 kilomètres jusqu’au Maroc. Le dernier vol, depuis Toulouse, a duré treize heures. Une bagatelle, comparée aux vingt jours de son tour du monde en ballon, sans escale, réussi en 1999. Mais, chez les Piccard, où l’aventure est une histoire de famille – le père, Jacques, a exploré les profondeurs des océans, le grand-père, Auguste, a été le premier à atteindre la stratosphère -, chaque expédition porte de nouveaux défis. Pour le troisième de la lignée, il s’agit maintenant, à 54 ans, de préparer un tour du monde en avion solaire. Pour démontrer la pertinence des énergies renouvelables, sous-utilisées par des hommes qui n’en finissent pas d’épuiser les ressources de la planète.

Le Vif/L’Express : Difficile de revenir sur terre ?

Bertrand Piccard : Après les vols très marquants, où on atteint une conscience de soi-même et du moment présent très aiguë, ce n’est pas évident de retrouver la vie de tous les jours. Ce n’est pas seulement qu’on quitte l’engin avec lequel on volait : on quitte un état de concentration, de connexion à soi-même, aux autres et à l’environnement.

Qu’avez-vous éprouvé aux commandes de l’avion solaire Solar Impulse ?

D’abord, l’immense satisfaction d’avoir ramené à bon port cet avion, que nous avons conduit avec André Borschberg jusqu’au Maroc pour y promouvoir les énergies renouvelables, alors que ce pays construit la plus grande centrale solaire du monde. Revenir en Suisse après 6 000 kilomètres de vol et un succès complet de mission, c’était merveilleux. Sur le plan personnel, c’est extraordinaire de piloter cet avion unique au monde : il vole jour et nuit, sans une goutte de carburant. On le dirige en accord avec la nature. Etre capable de le piloter est aussi une grande satisfaction : j’ai suivi un long entraînement, pendant deux ans sur de multiples machines – planeur, hélicoptère, etc. – , puis pendant un an sur simulateur. Parcourir des milliers de kilomètres avec un tel engin, très fragile et très sensible, est une récompense magnifique. La traversée du détroit de Gibraltar, à 9 000 mètres d’altitude, sans un bruit, avec la vision simultanée de l’Afrique et de l’Europe, de la Méditerranée et de l’Atlantique, c’était juste sublime !
Voler ainsi dans le silence, à vitesse réduite, est-ce une façon d’accomplir votre rêve de suspendre le temps ?

Non. C’est avec le vol acrobatique en aile delta que j’ai connu cette sensation : une intensité telle que la minute et demie de voltige avait la même charge de vie que toute la semaine écoulée. L’aile delta était devenue pour moi un exercice spirituel, de la méditation en mouvement. Avec Solar Impulse, j’accomplis plutôt le rêve d’exploration et d’aventure que j’ai vu briller dans les yeux des astronautes quand j’étais enfant. Entre 10 et 12 ans, aux Etats-Unis, j’ai assisté au décollage de six fusées Apollo. Tout le pays vivait au rythme du programme spatial, c’était inouï. Je me suis dit : « C’est cette vie-là que je veux avoir. » Cela n’a pas toujours été facile. Quand je suis revenu en Suisse, il n’y avait pas de transcendance de la routine, de désir de réaliser l’impossible. Adolescent, j’étais déprimé. Je me demandais comment j’allais pouvoir vivre mon rêve dans un pays où tout le monde se contente de ce qu’il a. Avec Solar Impulse, j’y suis ! Quand je m’installe aux commandes, que la tour de contrôle me donne le « OK » pour décoller, que je mets les quatre moteurs à fond et que cela ne fait aucun bruit, je suis exactement dans ce que je rêvais de faireà Ce n’est pas de l’aventure pure, pour battre des records. C’est un projet citoyen.

Pour promouvoir les énergies renouvelables ?

On pense qu’elles sont trop chères, que le pétrole reste plus facile d’accès, et ce, encore pour des décennies. Mais la planète évolue trop vite pour qu’on puisse ne pas se remettre en question. Il faut s’adapter et modifier notre manière de vivre. Montrer qu’il existe des solutions rentables, applicables dès maintenant : les technologies propres permettent d’économiser les ressources naturelles, et elles représentent de nouveaux marchés et des emplois.

Mais les énergies renouvelables sont incapables de répondre aux besoins actuels…

Il est certain que si nous continuons à gaspiller autant d’énergie, le renouvelable ne suffira jamais. L’intérêt des cleantech [abréviation de « clean technology »] est justement d’économiser l’énergie, pour que les renouvelables puissent d’elles-mêmes devenir une source importante de production. Nous savons construire des maisons capables de dégager plus d’énergie qu’elles n’en consomment, fabriquer des ampoules électriques à 95 % de rendement, alors que les ampoules normales affichent 95 % de pertes. Nous pouvons déjà rouler en voiture électrique avec une autonomie de 200 à 300 kilomètres. Si on appliquait dans la vie quotidienne les technologies utilisées sur Solar Impulse, on pourrait économiser 50 % de l’énergie fossile consommée chaque jour.

Votre quête, c’est aussi l’éternelle quête d’Icare ?

Ma recherche n’est pas que dans le ciel, elle est également sur terre. Et elle est intérieure. Mon but n’est pas de dépasser les limites extérieures, physiques. C’est de dépasser les limites qu’on s’inflige à soi-même. L’être humain s’empêche de sortir de ce qu’il connaît, de se mettre dans des situations où il risquerait de perdre le contrôle. Ce sont justement ces situations-là qui m’intéressent, quand on entre dans l’inconnu. Que ce soit dans l’action ou la réflexion. Voilà pourquoi je suis psychiatre : pour aider les patients à utiliser les crises de la vie afin de se remettre en question et évoluer.

Que vous ont transmis votre père et votre grand-père ?

L’esprit d’exploration : aller voir derrière les évidences. Je ne me contente jamais de ce que je vois et de ce que j’ai. En ce sens, je suis profondément hérétique. Lors du vol Toulouse-Payerne, j’ai survolé le pays cathare, c’était très émouvant. L’hérésie, au sens noble du terme, la remise en question, le droit de penser par soi-même, c’est quelque chose d’absolument fondamental. Il faut aller chercher derrière les dogmes religieux pour comprendre vraiment la spiritualité. Je pense qu’il faut unir et non pas cliver, étudier, par exemple, plusieurs religions pour développer une spiritualité plus forte. Une seule ne suffit pas. En politique, c’est la même chose. Chaque parti véhicule un certain nombre de valeurs et un certain nombre de bêtises.

L’héritage familial a-t-il été parfois pesant ?

L’héritage familial a été une stimulation. Quand on est fortement stimulé, ce n’est pas forcément facile, mais c’est utile. Pas facile, car cela procure une énergie intérieure qu’on ne parvient pas toujours à exploiter, cela donne une aspiration et un désir qui, parfois, bouillonnent sans sortir. Avec une expédition comme celle de Solar Impulse au Maroc, le bouillonnement peut s’exprimer.

Votre démarche est cependant différente de celles de votre père et de votre grand-père, par cette recherche spirituelle…

C’est la dimension humaniste. Parce que, heureusement, j’ai eu une mère ! Fille de pasteur, elle s’est intéressée aux mouvements psychologiques occidentaux et aux mouvements spirituels orientaux. Ce qui compte, ce n’est pas ce que j’explore, mais comment je le fais : comment remettre en question ses certitudes pour essayer d’ouvrir sa conscience ? Quand j’ai commencé l’hypnose, c’était dans ce but. Plutôt que de suivre une voie psychanalytique archiconnue depuis cent ans, j’ai préféré m’orienter vers les nouvelles techniques développées par Milton Erickson. La psychiatrie et la psychothérapie luttent contre un symptôme. En hypnose ericksonienne, vous utilisez le problème comme levier pour comprendre ce qui se passe. Le symptôme disparaît quand le patient voit comment l’utiliser et sait quel déséquilibre il signifie. Vous ne luttez jamais contre une peur, vous entrez en relation avec elle pour voir ce qu’elle vous dit et qu’en faire.

Vous avez connu la peur ?

Je ne suis pas un aventurier qui avance sabre au clair. A la base, je suis plutôt quelqu’un d’un peu craintif, mais cela se soigne très bien. Par l’aile delta ! Grâce à cet approfondissement du contact avec moi-même dans la conscience de l’instant, j’avais suffisamment de ressources pour avancer malgré la peur. J’ai plusieurs fois commis en vol une erreur qui aurait pu être fatale. Un jour, dans la Drôme, lors d’une démonstration de voltige, j’ai vécu le plus long et le plus impressionnant moment où tout aurait pu basculer. Quand l’aile s’est désintégrée en vol, j’ai été saisi d’effroi : « Si je n’arrive pas à réagir, je meurs ! » Puis je l’ai transcendé et j’ai fait ce qu’il fallait, avec une grande lucidité. Mais je ne suis pas un trompe-la-mort. Jamais je ne serais capable d’aller à pied tout seul au pôle Nord comme Jean-Louis Etienne ou d’escalader l’Everest.

Ni votre grand-père ni votre père ne parlaient de leurs émotions… Quand mon grand-père décrit la couleur du ciel à 17 000 mètres, ce bleu extrêmement foncé, on comprend combien cela l’a marqué : il avait changé d’univers, il était déjà presque dans l’espace. Mais, même s’il disait à quel point c’était beau, il le décrivait de façon assez technique, sans émotion. Quant à mon père, il rationalisait beaucoup ses expériences, les ramenait à la dimension scientifique. Ce qu’il m’a transmis, c’est la passion qui le poussait à explorer et à utiliser ses expéditions pour protéger l’environnement. Une constante dans la famille : mon grand-père avait écrit un article sur le photovoltaïque et les pompes à chaleur dès 1942 ! La plongée à 11 000 mètres de mon père a été décisive pour la protection des océans, puisque cela a mis en évidence l’existence de la vie à cette profondeur et empêché l’utilisation des fosses marines comme poubelle de la planète. Puis son expédition dans le Gulf Stream a permis de comprendre ce courant fondamental pour la climatologie de l’hémisphère Nord.

Quelle personnalité, en dehors de votre famille, vous a le plus marqué dans votre enfance ?

Il y en a eu deux. Jacques Mayol et Wernher von Braun. Jacques Mayol, c’est l’homme-dauphin, il cherchait à s’acclimater à un autre milieu. Wernher von Braun, c’est le père du programme spatial américain : il réalisait le rêve de sa vie, mais restait accessible et savait partager sa passion.

Le héros littéraire qui vous a fait le plus vibrer ?

J’ai beaucoup lu la mythologie grecque et romaine. Et les romans de Jules Verne, bien sûr. Mon préféré, c’est Michel Strogoff : le héros sauvé parce qu’il pleure. Ma jeunesse a aussi été marquée par Jonathan Livingstone le goéland. J’aurais vraiment voulu rencontrer Richard Bach, son auteur. Lui est parti du vol pour arriver à une quête spirituelle et moi, j’ai concrétisé ma quête spirituelle dans le vol, avec l’aile delta.

Le vent n’est-il pas l’élément clé de votre vie ?

Le vent de la vie ! Dans la vie, on est poussé par les événements, comme on est poussé par le vent en ballon. En ballon, si on veut changer de direction, il faut changer d’altitude. Cela ne sert à rien de se battre horizontalement. Et pour changer d’altitude, il faut lâcher du lest. Dans la vie, c’est la même chose. Pour trouver d’autres solutions, d’autres réponses, d’autres courants, il faut changer d’altitude. Mais cela suppose de lâcher des certitudes, des habitudes, des préjugés.

Le tour du monde avec Solar Impulse, est-ce l’ultime défi ou nourrissez-vous déjà un autre rêve ?

Je n’ai pas de projet d’exploration en vue, mais l’histoire de Solar Impulse est loin d’être finie. Ce qui nous motive, André Borschberg et moi, c’est de rassembler tous ceux qui ont envie d’innover et d’améliorer la qualité de vie sur cette terre. L’idée, c’est de transformer des élans individuels en une communauté partageant les mêmes valeurs. Après les Nations unies, créons les individus unis !

Vous êtes un vrai utopiste…

Chacun de mes projets part d’une utopie. « L’utopie d’aujourd’hui, c’est la réalité de demain », disait Victor Hugo. Si vous partez de la réalité d’aujourd’hui, comment voulez-vous évoluer ?

Propos recueillis par Valérie Lion

Bertrand Piccard en 10 dates

1er mars 1958 Naissance à Lausanne. 1968 Part vivre deux ans en Floride avec ses parents. 1974 Premiers vols en ULM et deltaplane. 1985 Champion d’Europe de voltige en aile delta. 1992 Vainqueur de la première course transatlantique en ballon, avec Wim Verstraeten. 1999 Tour du monde en ballon, sans escale, en 19 jours, 21 heures et 47 minutes, avec Brian Jones. 2003 Lancement du projet Solar Impulse, avec André Borschberg. 2010 Premier vol de nuit de l’appareil. 2011 Solar Impulse se pose au Bourget. 2012 Premier vol intercontinental.

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