© Frédéric Pauwels

Benoit Lutgen : « Notre système démocratique est à bout de souffle »

Benoît Lutgen, successeur de Joëlle Milquet à la tête du CDH, revendique « une équidistance parfaite vis-à-vis du PS, du MR et d’Ecolo, au millimètre près ».

Le Vif/L’Express : Vous venez de participer à vos premières négociations en tant que président du CDH. Avec quelle impression en ressortez-vous ?

Benoît Lutgen : Avec l’impression que, sur le plan démocratique, on est arrivé au bout d’un certain mode de fonctionnement. Le système est essoufflé. On va devoir réinventer des choses dans les mois et les années qui viennent. Ce n’est pas l’urgence du moment. L’urgence, elle est économique, financière et sociale. Mais vous me demandez mon impression, je vous la donne : on va devoir gérer la démocratie autrement.

Pour conclure un accord, est-il vraiment nécessaire de passer par des nuits blanches, et par l’atmosphère dramatique qui va avec ?

Pour rimer, j’ajouterais : dramatique et un peu pathétique. Je suis désolé d’avoir participé à ça. J’ai essayé – avec un succès modéré – d’accélérer le processus. Concernant le budget, on aurait pu aller nettement plus vite, je pense.

Votre clash avec Charles Michel, sur le plateau de RTL-TVI, le 21 novembre, a frappé les esprits…

Ma colère, elle venait après plusieurs jours, plusieurs nuits de tergiversations de la part de certains. Nous avions des informations sur l’évolution des marchés, sur la vulnérabilité de la Belgique. Le spread [NDLR : écart de rendement entre les emprunts d’Etat belges à dix ans et leurs équivalents allemands] a explosé durant la période des négociations. Alors, était-il bien raisonnable, vu le contexte, de se livrer à de la surenchère électorale ? Je trouvais que non. Je le pense encore. Ma colère, elle est toujours là. Même si je l’ai mise sous silence, parce qu’il faut avancer.

Cette colère, elle ne concernait que les libéraux ?

Pas exclusivement. Globalement, il y avait un comportement politique qui, pour moi, n’était pas à la hauteur de la situation.

N’avez-vous pas un peu instrumentalisé la menace Standard & Poor’s ?

La Belgique a aujourd’hui un gouvernement, cela n’empêche pas l’agence de notation Fitch de dégrader sa note. Quand une agence vous dégrade, les autres suivent. La dégradation de la Belgique, c’était tout sauf une surprise. Depuis plusieurs mois, je craignais que certains n’attendent que les marchés nous disent de former un gouvernement pour enfin bouger. J’espérais que la responsabilité politique allait l’emporter. Cela n’a pas été le cas. Voilà ! C’est du passé.

Quand vous dites « gérer la démocratie autrement », à quoi pensez-vous ?

Ce n’est pas acceptable qu’on ait mis autant de temps pour former un gouvernement. Vous trouvez normal, vous, que tout l’Etat soit suspendu aux lèvres d’une ou deux personnes ?

Vous visez Bart De Wever ?

Oh, lui, c’est encore autre chose…

Alexander De Croo et Vincent Van Quickenborne, alors ?

[ Il poursuit, imperturbable.] Toutes les formations politiques doivent travailler ensemble pour inventer un mode de fonctionnement qui ne nous met plus dans ce genre de situation. Autre chose : le mépris à l’égard des Wallons, je ne le supporte plus. Il y a de la créativité, des investisseurs, des gens qui se forment, il y a mille et une choses merveilleuses dans notre Région. Nous subissons beaucoup trop de sarcasmes, parfois ouvertement, parfois insidieusement. C’est insupportable !

C’est l’Ardennais qui parle, là ?

A la table des négociations, j’ai dit moi-même que je vivais dans une cabane au milieu des sapins. Je l’ai dit avant que d’autres ne le disent, car Alexander De Croo ne comprenait pas bien les réalités de la Wallonie, et singulièrement de la ruralité. Il proposait de supprimer les 131 millions d’euros accordés chaque année à la poste, pour la distribution des journaux dans les boîtes aux lettres. A l’écouter, c’était simple : que chacun paie désormais ses journaux en fonction de son lieu d’habitation. Je lui ai fait remarquer que, le matin, quand je descends de mon arbre habillé d’une peau de mouton, j’aime bien lire la gazette. Je n’ai pas envie de la payer 3 euros quand c’est 1 euro ailleurs, et je ne suis sans doute pas le seul.

Votre perception du monde politique flamand a-t-elle évolué au cours des négociations ?

On ne peut pas formuler la même appréciation pour tous les partis flamands. J’ai vu une prise de conscience chez la majorité de ceux qui négociaient. Deux sur trois, ça fait une majorité. [ Rires.]

Vous avez la dent dure contre l’Open VLD.

Bah, la page est tournée. L’Open VLD est parvenu à atterrir. L’important, maintenant, pour les Wallons et les Bruxellois, c’est d’avoir notre propre agenda. Je ne supporte pas qu’on subisse les choses, question de tempérament. J’ai quarante balais. Je n’ai pas envie que, pendant la même période, on soit obligé de se rendre à des négociations à reculons, en se disant : on va essayer de résister sur ça ou ça… Non ! Demain, on doit développer notre propre projet. Tout en apprenant à mieux nous connaître, de part et d’autre de la frontière linguistique. Moi, dans les mois à venir, je vais me déployer en Flandre.

Vous parlez le néerlandais ?

Je le comprends, mais je ne le parle pas bien. Je ne suis pas le seul.

Vous le parlez mieux qu’Elio Di Rupo ?

Ah, ça… [ Il éclate de rire.] Je ne me permettrai pas de faire des comparaisons.

Le CDH, éternel parti du « ni-ni » : ni à gauche ni à droite. Est-ce confortable de présider un parti-pivot ?

C’est une façon de voir les choses. Libre aux gens de faire leurs analyses. Moi, je suis assez nature, plutôt entier. Et je vois les résultats obtenus à la table des négociations. J’ai entendu le Premier ministre, juste avant qu’il ne le devienne, parler d’un gouvernement de centre-centre.

« Centre-centre », ça doit plaire à un président du CDH ?

Ça me fait sourire. Ma volonté est en tout cas de faire du CDH plus qu’un parti-pivot, qui dormirait sur toute une série de priorités.

Le MR se dit défenseur des classes moyennes, le PS se présente comme le rempart des allocataires sociaux. Et le CDH, quelle chapelle représente-t-il ?

Je suis contre les caricatures stupides, elles ont le don de me mettre en colère. Croit-on que le bonheur passera par l’affrontement entre ouvriers et patrons, entre travailleurs et allocataires sociaux ? Par l’affrontement entre directeurs d’école et enseignants, ou entre enseignants et élèves ? Le bonheur des uns ne passe pas par le malheur des autres. Ce n’est pas parce que votre voisin ira moins bien que vous irez mieux.

Pour qui le CDH roule-t-il, alors ?

Caresser dans le sens du poil l’une ou l’autre niche électorale, cela ne fait pas partie de mon projet politique. Pas plus que faire de la musculation pour défendre telle ou telle catégorie. Vous savez, les enfants ne votent pas, pas plus que ceux qui ne sont pas encore nés. Mon projet politique, c’est aussi d’éviter que les générations futures ne doivent payer pour les générations actuelles. Electoralement, c’est peut-être moins porteur.

Le CDH scotché au PS, les liens privilégiés entre Elio Di Rupo et Joëlle Milquet : il y a un fond de vrai, tout de même…

Ah, la perception, l’image ! Vous avez l’impression que je suis aux ordres du PS ? J’ai une équidistance parfaite vis-à-vis du PS, du MR et d’Ecolo. Au millimètre près. Et j’y tiens particulièrement. Je travaille sur un projet mobilisateur, dynamique, proactif : que les autres partis se positionnent ensuite par rapport à ce projet, c’est leur problème. Moi, j’essaie de ne pas vivre en me demandant toutes les trente secondes ce qui se passe dans le jardin d’à côté.

Au sein même du CDH, certains parlementaires attendent de votre part un virage.

Allez-leur demander s’ils ne sont pas heureux ! Un parti est par définition en mouvement, je suis fait de chair et de sang, j’ai pris le temps d’écouter les uns et les autres. J’ai pris beaucoup de temps à préparer cette présidence.

Vous en aviez vraiment envie de cette présidence ? Cela ne sautait pas aux yeux.

Il y a des choix personnels, et un parcours à suivre où l’on se doit de relever des défis.

Le CDH offre deux visages : un wallon et un bruxellois. Comment concilier les deux ?

On doit davantage renforcer les liens sur le plan humain. Je vais prendre des décisions afin de faire mieux comprendre les réalités sociologiques différentes qui existent dans les deux Régions. Nos mandataires wallons vont ainsi se rendre régulièrement dans les rues, les associations, les quartiers bruxellois. Et, inversement, les mandataires bruxellois iront se rendre compte de la réalité wallonne. Sinon, comment défendre un lien fort entre Wallons et Bruxellois ?

Concernant le centre pour sportifs de haut niveau, André Antoine a promis une décision pour fin décembre. Sur les ondes de Matin Première (RTBF), Carlo Di Antonio, votre successeur au gouvernement wallon, a expliqué qu’on pouvait reporter le dossier à 2013 ou 2014, mais qu’il fallait le concrétiser. Quant à Marie-Dominique Simonet, elle a dit dans Le Soir : « Compte tenu du tsunami budgétaire, je ne pense pas qu’un centre sportif pour élites soit encore une priorité. » Lequel des trois parle au nom du CDH ?

Ils parlent tous les trois comme ministres. Pas au nom du CDH.

Qu’en pense le président du CDH, alors ?

Que ce soit concernant ce projet-là ou d’autres, la situation budgétaire a évolué. Il faut en tenir compte. Moi, je sais exactement où aller. J’espère qu’on pourra y amener tout le monde. Que ce soit pour le tram à Liège ou le centre de haut niveau, le dossier aujourd’hui sur la table n’est pas suffisant, voilà, c’est tout. Je vais le faire évoluer, croyez-le bien.

ENTRETIEN : FRANÇOIS BRABANT ET PIERRE HAVAUX

Benoît Lutgen EN 6 DATES

1970 Naissance le 10 mars à Bastogne. 1999 Coordonne la campagne du Parti social-chrétien (PSC) dans la province de Luxembourg. Son père, Guy Lutgen, est alors ministre wallon de l’Agriculture. 2001 Le PSC se mue en CDH. Benoît Lutgen en devient le secrétaire général. 2004-2009 Ministre wallon de l’Agriculture, de l’Environnement et du Tourisme. 2009-2011 Ministre wallon des Travaux publics et de l’Agriculture. 2011 Succède à Joëlle Milquet à la présidence du CDH. Abandonne son poste au gouvernement wallon, pour devenir député fédéral.

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