19 juin 2017, 13 h 25, rue des Deux-Eglises. Thierry Roge/Belgaimage © Thierry Roge/Belgaimage

Benoît Lutgen, la vertu du vautour

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le carnassier Benoît Lutgen veut fondre sur les dépouilles d’un système de partis qu’il croit mort. Il veut achever le sien tout en le sauvant, et espère récupérer un peu de la chair des autres. Et puis, il veut se faire passer pour une blanche colombe. Mais les carcasses bougent encore. La grande boucherie politique est en marche : soit le CDH se fait hacher, soit tout le système se fait dépiauter. Soit les deux.

On dit, puisque la vertu n’est qu’humaine, que dans le règne animal seul l’instinct de survie guide les comportements, et que juger les bêtes est encore plus sot que de condamner les hommes. Parfois pourtant, l’homme juge la bête. Les rapaces, par exemple, passent souvent pour de sacrés salauds, tandis que tout l’ordre des columbidés, du pigeon à la colombe, se drape de la dignité de l’innocence. C’est oublier que l’humain d’abord est un animal politique. Et que, ni rapace ni colombe, sa morale n’est juste que si elle le sauve, son espèce et lui. Fût-ce à travers des transformations génétiques profondes qui le renforcent dans la lutte pour la vie. Or, Benoît Lutgen n’est pas bête. Il y a longtemps qu’il est convaincu que son parti est mort, mais il sait, depuis un peu moins longtemps, que son troupeau a de l’avenir. A condition qu’il engendre une nouvelle espèce politique, suivant le modèle transformiste expérimenté en France par Emmanuel Macron, qui a fait surgir un parti nouveau de races les plus anciennes.  » Mon souhait le plus cher, c’est que le CDH ne se présente pas comme tel aux prochaines élections « , disait-il d’ailleurs, un dimanche de la mi-mai, lors de son dernier passage chez Pascal Vrebos, sur Bel RTL.

Ces dernières semaines, Le Vif/L’Express a décrit, en long et en large, comment certains, le président du CDH en tête, tentaient de rassembler sur cette ligne. Ce n’était pas simple, surtout pas quand on préside un parti dont presque tout le monde se moque. Mais, en deux étapes, le Parti socialiste a donné une chance, la dernière, à Benoît Lutgen de réussir sa mutation. D’abord en collectionnant les scandales avec une telle méticulosité qu’il s’est rendu assez parfaitement répugnant pour une importante partie de l’opinion. Ensuite, et particulièrement à l’initiative de Paul Magnette, en voulant s’engager sur le chemin d’un décumul intégral dont le PS ne voulait au fond que moyennement et que le CDH refuse catégoriquement. Pressé par ses pesants députés-bourgmestres et par son vice-premier-wallon-bourgmestre, le député-président-bourgmestre de Bastogne devait tenter maintenant sa dernière chance. Celle d’un parti qui va mourir, mais qui pourrait ressusciter. En s’érigeant en opposant christique du diable socialiste incarné.  » Je demande aux présidents des autres formations de choisir entre le PS et le CDH « , crie Benoît Lutgen depuis le lundi 19 juin.

Mais pour ça, pour y parvenir, il ne devra pas se contenter de signer un accord de majorité pour deux ans avec le MR en Wallonie. S’il n’a que ça, il aura perdu, car il passera pour un opportuniste sous-régional, et son parti mourra sans survivre.

Et puis, pour ça, il ne devra pas se contenter de signer un accord de majorité pour deux ans avec le MR et d’autres en Wallonie, à Bruxelles et en Fédération Wallonie-Bruxelles. S’il n’a que ça, il passera pour un obsédé du plaisir immédiat, et son parti mourra sans renaître.

Et pour ça, il ne devra pas se contenter de signer un accord de majorité pour plus de deux ans avec le MR et d’autres en Wallonie, à Bruxelles et en Fédération Wallonie-Bruxelles. S’il n’a que ça, il passera pour un président comme les autres d’un parti comme les autres, mais moins bon, et son parti mourra sans se sauver.

S’il n’a que tout ça, qui semble déjà beaucoup, il aura perdu. S’il a l’accord du MR, puis de DéFI et encore mieux d’Ecolo, pour laisser longtemps le PS dans l’opposition, ça n’ira pas. Mais s’il parvient à donner à ces nouvelles majorités qu’il aura provoquées un contenu à la fois nouveau et tangible, à travers des mesures fortes, s’il boucle ces accords très vite, s’il a ça, ça, ça et ça, il pourrait avoir tout gagné, et Benoît Lutgen sera l’aigle qui règne sur les cieux.

Mais c’est pas gagné parce que c’est beaucoup. C’est pas gagné parce qu’aucun des autres partis n’a intérêt à le laisser gagner. Et c’est pas gagné parce qu’il a voulu virer un parti qui voulait y aller fort sur le décumul, qu’il répète depuis des semaines que  » le décumul n’est pas une bonne réponse « , et qu’aucun des autres partis, MR excepté, n’a intérêt à ne pas y aller encore plus fort sur le décumul.

Le MR doit attendre, et y aller.
Le MR doit attendre, et y aller.© ERIC LALMAND/belgaimage

LE MR A LE TEMPS, LUTGEN PAS

Le PS, à la fois dans la position la plus faible et la plus confortable, n’a rien d’autre à faire que se plaindre, attendre, et espérer. Il doit mettre en scène le vide du pouvoir brutalement provoqué par le reniement du partenaire, faire monter des lieutenants outrés, et installer Di Rupo dans la solitude studieuse de l’homme d’Etat sur l’Aventin. Ça tombe bien. Les journaux télévisés ont montré les ministres Pierre-Yves Dermagne, Christophe Lacroix et Rudy Demotte offusqués, et le président d’assemblée Philippe Courard devant un hémicycle désert, tandis que le président se cloîtrait dans un silence indigné, et que les cabinettards faisaient leurs cartons, détruisaient les archives et embarquaient l’Orval et le Ruffus. Il doit attendre, aussi, le PS, attendre et espérer que les choses traînent, que le noeud devienne si inextricable que lui seul pourra venir le trancher. Il le ferait, alors, en se positionnant bien moins mollement sur les questions d’éthique et de gouvernance, notamment sur le décumul, que ce qu’il a jusqu’à présent montré.

Le MR, incontournable mais pas à l’initiative, prévenu mais pas trop, très tenté mais pas fou, a intérêt à s’imposer pour le moment comme le seul authentique opposant au PS. Il doit donc se brider, et attendre. Il doit attendre, et laisser Benoît Lutgen avoir l’air d’un opportuniste sous-régional, mais sans le dire. Les autres partis s’en occuperont pour lui. Il doit attendre, et poser de solides exigences, sous peine d’avoir l’air d’une formation d’opportunistes sous-régionaux obsédés de plaisir immédiat. Ces exigences seront étiquetées libérales, tangibles et, surtout, alignées, pour coincer le CDH sur la ligne socio-économique de la majorité fédérale : réforme fiscale (dont suppression de la télé-redevance), transition énergétique (à goupiller avec Marie-Christine Marghem). Il doit attendre, et aller où il peut aller sans y perdre. Par exemple, uniquement en Wallonie, région symbole de l’Etat-PS, sans risquer de se casser les pieds avec un trop exigeant troisième à d’autres niveaux de pouvoir. Ça tombe bien. Au bureau élargi du MR, les Bruxellois ne se sont pas montrés fermés à l’idée. Et après s’être très vite montré enclin à discuter, le président Olivier Chastel a ralenti le tempo.  » C’est le CDH qui a la main « , a-t-il rappelé sans en dire beaucoup plus.  » Atterrir vers la rentrée ne serait pas un problème pour nous « , explique d’ailleurs un parlementaire MR.

Ecolo peut attendre, et ne pas y aller.
Ecolo peut attendre, et ne pas y aller.© Frederic Sierakowski/ISOPIX

Ecolo, contournable arithmétiquement mais utile symboliquement, a intérêt à se poser en seul authentique garant de la sainte règle éthique. C’est le décumul intégral, que prônent et que s’appliquent les écologistes, qui a décidé le CDH à casser ses majorités, et ce sont les scandales, auxquels les écologistes ne sont pas mêlés, qui l’y ont préparé. Les verts n’ont rien à gagner que des larmes à entrer dans des coalitions hétéroclites sans garanties contraignantes de réformes qui ne seraient qu’à eux. Ça tombe bien. Le lendemain de l’annonce de Lutgen, Zakia Khattabi a chargé le bourricot : décumul intégral, bien sûr, mais aussi plafonnement des rémunérations, privées comprises, droit d’initiative citoyenne et consultation populaire. Le jour d’après, les propositions de décret que le CDH, notamment, laissait prendre la poussière depuis des siècles, ont été redéposées. Ecolo, pour le moment, a tout intérêt à se rapprocher de DéFI plutôt que du CDH.

DéFI, incontournable à Bruxelles, et impossible à contourner parce qu’inexistant en Wallonie, a intérêt à se poser en seul authentique garant de la sainte règle éthique. C’est le décumul intégral, que commencent à prôner les amarantes, qui a décidé le CDH à casser ses majorités, et ce sont les scandales, auxquels les amarantes ne sont pas mêlées, qui l’y ont préparé. Les amarantes n’ont rien à gagner à entrer dans des coalitions hétéroclites sans garanties contraignantes de réformes qui ne seraient qu’à elles. ça tombe bien. Le mardi matin, Olivier Maingain tranchait les genoux du bourricot, lui crevait les yeux et lui cassait les dents : hors de question, pour l’éternel président, d’entrer dans une coalition que soutiendraient Stéphane Moreau ou Yvan Mayeur, bien sûr, mais aussi Armand De Decker ou Joëlle Milquet. A charge pour les  » trois partis traditionnels  » de les expulser, a-t-il proclamé au JT de la RTBF,  » manu militari « . DéFI, pour le moment, a tout intérêt à se rapprocher d’Ecolo plutôt que du CDH.

Pour le moment seulement ? Les deux, moins soupçonnables de bidouillages, non traditionnels revendiqués, non arrimés à un  » pilier « , hors du système donc mais pas pour autant épouvantail à bourgeois, sont assez complémentaires, géographiquement et sociologiquement, sans être trop contradictoires idéologiquement – sur la laïcité de l’Etat excepté. Ils pourraient poursuivre un peu plus loin leur bout de chemin, surtout s’il leur permet de voir un rival géographique et sociologique se coincer le bec dans un miroir aux alouettes, et qu’il leur est loisible ensuite de becqueter les chairs déplumées d’un aigle mourant. Jusqu’au moment où ils pourraient vouloir se remplumer de vert pour l’un, d’amarante pour l’autre.

DéFI doit attendre, et peut y aller.
DéFI doit attendre, et peut y aller.© Belga/Thierry Roge

ET SI LES PARTIS ÉCLATAIENT ?

Les intérêts des autres partis ne coïncident donc que très peu avec ceux de Benoît Lutgen, et deux de ses partenaires potentiels tireraient même un grand profit qu’il échouât piteusement. Le temps, non plus, n’est pas son allié : plus les décisions tardent, moins les lignes sont claires. Et moins les lignes sont claires, moins la geste bastognarde sera lisible. Sauf que, de son nid d’aigle ardennais, le phénix à la plume orange a vue sur la France, où Emmanuel Macron a davantage tenté de fracturer les partis plutôt que de les rassembler. Et que la tentative CDH s’inscrit dans une certaine instabilité interne aux partis, mine de rien encore accrue par son appel du 19 juin. Parce que l’intérêt d’un collectif ne correspond pas toujours à celui de ses membres pris individuellement, Benoît Lutgen doit aussi miser sur les tentations de sabordage. Et se méfier de certaines.

Car son parti, tout d’abord, est déjà mort ou à peu près, on l’a dit. Et il a fait front en bureau politique. Mais entre ceux qui l’ont appris sur le moment, ceux qui l’y ont poussé avant, ceux qui s’en sont réjouis et ceux qui n’ont pas osé s’en plaindre, il y a de l’écart. Le député-bourgmestre de Jette, Hervé Doyen, s’est montré perplexe face à la stratégie présidentielle, mardi, dans La Libre. Si la crise dure, certaines figures de la gauche du parti pourraient lui emboîter le pas. Et les autres, y compris ceux qui ont encouragé leur président sur cette voie, pourraient vouloir s’éloigner aussi : certains réformateurs regrettaient que le mouvement ait été lancé par le CDH. Certains rêvaient secrètement à une opération plus létale donc plus réussie, mais sur le même principe, que lors de la constitution de la fédération avec le MCC de Gérard Deprez, en 1998.

Au MR, Olivier Chastel s’est avancé le 19 juin sans avoir consulté davantage qu’un très petit noyau de proches. Que Lutgen réussisse rapidement son pari, et ceux qui n’ont pas été consultés assez tôt pourraient vraiment s’en indisposer. Le risque est faible, mais il n’existe pas seulement dans la tête de Benoît Lutgen et de Maxime Prévot.

Le PS doit se poser en victime, et se taire.
Le PS doit se poser en victime, et se taire.© Eric Herchaft/Reporters

A DéFI, traversé en filigrane par les lignes Gosuin, Clerfayt et Maingain, la traditionnelle tripartition s’est aussitôt exprimée avant un dur message collectif le lendemain : Olivier Maingain était ferme mais ouvert, Didier Gosuin, ferme mais fermé, et Bernard Clerfayt, pas fermé du tout.

Chez Ecolo, on s’indispose depuis des mois de ces insolents journalistes qui suggèrent que Jean-Michel Javaux travaille à un rassemblement du centre. On continuera de s’en indisposer dans les semaines qui viennent.

Au PS, enfin, la fracture est consommée entre Paul Magnette, prophète du décumul intégral, et une strate de puissants députés-bourgmestres. Ceux-ci l’ont fait plier sur le décumul… et annonçaient depuis plusieurs jours la sécession du CDH.  » Dès jeudi (15 juin) à la Chambre, Lutgen a envoyé des signaux très clairs. Plusieurs les ont transmis. Magnette n’en a écouté aucun « , dit l’un d’entre eux, farouche opposant à #grouponsnousetdemain, cette initiative de plusieurs centaines de militants, surtout cabinettards, qui réclament un parti  » plus rouge, plus vert, plus horizontal « , et surtout la fin du décumul.  » Venant de gens qui vivent des voix que leur ramènent les cumulards à chaque élection, c’est gonflé « , ajoute-t-il. Lui comme d’autres ne seraient pas peinés de voir Paul Magnette s’en aller avec leur vert, leur rouge, leur horizon et leur hashtag.  » Si le PS devient un PTB light, je quitterai le parti « , annonçait même dans La Meuse Sébastian Pirlot, député-bourgmestre de Chiny, dans le Luxembourg. Oui, là où plane l’ombre du rapace qui voulait mourir pour vivre. Il reste donc des proies pour la blanche colombe des Deux-Eglises. Mais il lui reste aussi de gros risques de se faire vertueusement pigeonner.

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