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Benoît Lutgen: « La Flandre veut délibérément étouffer Bruxelles »

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le président du CDH dénonce une stratégie du Nord visant à étrangler le sud de Bruxelles, que ce soit par la route ou par le rail. Entretien exclusif.

Au-delà du dossier sur les tunnels, la mobilité est LE grand test du fédéralisme de coopération. Ça cristallise toutes les oppositions, non ?

Il y a tout d’abord une erreur historique. Il y a près de trente ans, les Régions ont hérité de la compétence des Travaux publics, sans hériter des moyens budgétaires qui y sont liés. Dans les autres pays, c’est la fiscalité liée à l’automobile, et surtout les accises sur le carburant, qui financent en tout ou en partie les infrastructures routières. Pas chez nous. Les moyens ont donc manqué. Qui plus est, et c’est un grand classique des Flamands, l’Etat fédéral a réalisé toute une série de travaux importants et de rénovations au nord du pays avant le transfert : le port d’Anvers, des rings… Ça a aggravé le problème à Bruxelles et en Wallonie. La situation fut d’ailleurs comparable avant la régionalisation de l’agriculture : le fédéral a mis à neuf tous les bâtiments en Flandre, sans rien faire côté wallon. J’ai refusé à l’époque de réceptionner des bâtiments parce qu’il y en avait pour 15 millions de rénovation afin de les mettre aux normes.

C’est le péché originel, en somme ?

Oui, et il est important. Par ailleurs, l’accès à Bruxelles est avant tout un enjeu économique énorme. Le fait d’étouffer la capitale du côté sud est une stratégie extraordinaire pour les Flamands. En étouffant Bruxelles, on favorise les délocalisations d’entreprises vers la Flandre.

Une stratégie délibérée ?

Bien sûr. On ouvre au maximum les artères vers la Flandre, mais on empêche la possibilité de désengorger du côté sud, que ce soit par la route ou par le rail. Bruxelles étant enclavée sur son territoire, la Flandre a la possibilité de bloquer tous les dossiers. Pour essayer de décoincer ça, le CDH s’était battu à la table de négociations de la réforme de l’Etat pour obtenir la Communauté métropolitaine, afin d’obliger l’ensemble des acteurs à travailler ensemble dans ce domaine de la mobilité. Trois ans après, on n’a toujours pas vu la première réunion et les Flamands bloquent toute possibilité de mettre cet espace en place.

C’est le royaume de l’absurdité. Dans n’importe quel pays, ce problème des bouchons dans la capitale serait prioritaire tant l’enjeu économique est important, mais aussi environnemental et pour la santé.

Mais quand le fédéral propose d’aider la Région bruxelloise, elle refuse !?

Pour moi, il y a un jeu PS-MR insupportable derrière tout cela, je le dis très nettement, avec des avis parfois divergents à l’intérieur même de ces formations politiques. Et c’est le règne du report de responsabilités, du « ce n’est pas moi, c’est lui…« . L’image que l’on donne est effrayante. Le Comité de concertation qui devrait être un lieu de solutions est devenu une source de problèmes qui prennent davantage d’ampleurs. Ce jeu politique est permanent.

Avec la N-VA…

Elle n’a même pas besoin de faire le travail ni même besoin d’ouvrir la bouche. Il suffit de laisser se disputer les francophones. C’est absolument irresponsable alors qu’il s’agit d’un enjeu majeur sur le plan économique, social, environnemental et de la santé. Or, il existe des solutions. Bien sûr, elles se trouvent à des niveaux de pouvoir différents, c’est pour cela que c’est plus facile ailleurs.

Le RER! Il faut entre 60 et 75 millions d’euros pour achever les lignes 124 et 161. Cela représente des cacahuètes par rapport au budget d’Infrabel et de la SNCB. J’avais proposé à Bart De Wever lors des négociations gouvernementales en 2014 de décloisonner les budgets. Chaque année, les investissements doivent être de 60% du côté flamand et 40% du côté francophone, à l’euro près. C’est une très mauvaise clé de répartition parce que le kilomètre de rail est beaucoup plus cher en Wallonie à cause de l’étendue du territoire, son caractère accidenté et le coût d’entretien en raison de la météo dans certains endroits. Je ne remettais même pas cette clé en question, je demandais de pouvoir fixer les budgets sur 5 ans afin de terminer les travaux du RER. Cette clé 60/40 annuelle fait qu’on doit arrêter les chantiers en Wallonie chaque année par manque de budget. Ce n’est quand même pas une demande farfelue ?

Et c’est impossible ?

Impossible ! J’ai parlé des heures avec Bart De Wever, j’ai fait cette demande par écrit en insistant sur l’importance de désengorger Bruxelles.

Pourquoi ce refus ?

J’ai compris alors que l’on n’avait pas envie de désengorger l’accès à Bruxelles par le Sud. Or, tout le monde pourrait y gagner. Et tous les francophones devraient être derrière cette demande.

Autre élément : la fiscalité sur les voitures de société. On pourrait maintenir l’avantage fiscal pour l’employeur et pour l’employé. Mais au lieu d’imposer la voiture de société, on offrirait un panel : logement, logement et transport public, aménagement pour du télétravail… Aujourd’hui, tout le monde choisit la bagnole parce que c’est la bagnole ou la bagnole ! Avec une pression très forte, il faut reconnaître, des constructeurs automobiles et des sociétés de leasing qui sont, au passage et pour le détail de l’information, presque toutes situées en Flandre.

Enfin, on pourrait installer un système de covoiturage vraiment performant. Cela commence à être le cas en Wallonie. A terme, on réserverait une bande à ce covoiturage, sur l’E411, à partir de Wavre par exemple. Pour cela, il faut l’accord des Flamands alors qu’eux ils pourraient le faire tout seuls. Nous, nous sommes tout le temps coincé par cet enclavement de Bruxelles.

Or, on sent très bien qu’il n’y a aucune volonté de mettre en place la communauté métropolitaine. C’est hyper stratégique pour eux. Ces reports d’investissements pèsent sur le choix des entreprises, voire des habitants, parce qu’ils ont un interlocuteur en Flandre pour trois au minimum du côté francophone.

Bruxelles est en train d’étouffer, de dépérir à cause de ses problèmes de mobilité ! Le dossier « tunnels » n’est que la partie visible de l’iceberg.

Les Flamands bloquent tout parce qu’ils campent sur leurs acquis.

Ils sont demandeurs d’une réforme de la Région bruxelloise…

Eux ne voient pas ça dans le cadre d’un bassin bruxellois élargi, mais d’une représentation encore plus disproportionnée. Le discours officiel, c’est une volonté pragmatique de trouver des solutions, mais quand on voit l’intérêt des citoyens, la réalité de la vie face à celle des institutions ou la Communauté métropolitaine, ils bloquent. Or, il s’agit là d’une question de loyauté par rapport à la mise en oeuvre de la sixième réforme de l’Etat. Il s’agit simplement de mettre en oeuvre quelque chose qui a été décidé dans un équilibre global avec l’ensemble des partis qui étaient autour de la table.

Si on met en place cette Communauté métropolitaine, c’est déjà, à mes yeux, un noyau pour une meilleure gouvernance. Concrètement, on verra la différence parce que l’on se rendra compte par exemple qu’entre De Lijn, le TEC et la Stib, il y a trois plans d’actions différents. Ou qu’il faut octroyer tel permis à tel endroit pour désengorger telle zone. Ou encore que l’installation d’un zoning commercial à tel endroit risque d’être catastrophique en matière de mobilité.

Le fait de ne pas mettre en oeuvre la Communauté métropolitaine, c’est un vrai manque de loyauté. Et l’esprit qui régnait autour de la table visait à trouver des solutions tous ensemble. D’accord, la N-VA n’était pas présente, mais ce n’est pas pour cela que l’exécution d’un accord ne peut pas être au rendez-vous. Sinon, on n’est plus engagé sur rien !

C’est un très beau test du fédéralisme de coopération, en effet, qui n’est guère réussi pour l’instant.

Le dernier Comité de concertation fut à nouveau source de tensions, non ?

Ce qui m’est revenu de ceux qui y ont assisté, c’est que c’était un petit-déjeuner de cons. On discute, tout va bien, puis on raconte tout autre chose dès la réunion terminée. Quel spectacle encore une fois ! On l’avait déjà vu au niveau du budget, du tax-shift ou encore de la justice. Derrière tout cela, il y a aussi un désinvestissement de l’Etat pour montrer qu’il ne fonctionne plus du tout.

Les tensions francophones sont particulièrement préjudiciables dans des moments comme ceux-là ?

On ne va pas revenir sur les responsabilités des uns et des autres. Qu’il y ait eu une sorte de traumatisme ou des ruptures de confiance, je peux l’entendre. Que la cicatrice mette quelques mois à se refermer, je peux aussi l’entendre. Mais là, cela va faire un an et demi que les gouvernements sont en place, il faut respecter leur légitimité et veiller à l’intérêt général, des citoyens et de la Belgique dans une perspective à quinze ou vingt ans. A fortiori en matière de mobilité où tout le monde devrait être d’accord. Ce sursaut-là, il n’est toujours pas arrivé dans la tête de certains.

Singulièrement au PS et au MR ?

J’ai envie de dire : exclusivement.

Le Premier ministre prend son bâton de pèlerin pour vendre l’image du pays, mais avant cela, il fait pratiquement exploser le système de concertation. A ce rythme-là, il doit prendre des actions dans une entreprise de production de bâtons de pèlerins. Les citoyens n’ont pas à payer les frustrations du PS de ne pas être dans le Gouvernement fédéral et celles du MR de ne pas être au pouvoir dans les entités fédérées. L’intérêt général doit primer.

Le dossier de 12 pages « La Belgique engluée, pourquoi le chaos sert la Flandre et comment il guette la Wallonie », dans Le Vif/L’Express de ce jeudi.

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