Belgique en crise, la faute aux Sixties ?

Le Vif/L’Express organisait hier soir son cocktail de rentrée politique. Avec un débat de de haut vol mené par quatre représentants de la génération politique actuelle (Jean-Claude Marcourt, Melchior Wathelet, Charles Michel, Jean-Michel Javaux) et trois « anciens », déjà politiquement actifs dans les années 1960 (Wilfried Martens, Jean-Maurice Dehousse, Hervé Hasquin). Compte-rendu.

« Les finances publiques sont un train fou lancé dans le brouillard. » Le cri d’alerte est lancé par Pierre Harmel dans les années 1960. En vain, ou à peu près. Malgré la mise en garde du ministre social-chrétien, le convoi noir-jaune-rouge continuera de dérailler à toute vapeur. Si bien que, près de cinq décennies plus tard, la situation budgétaire de la Belgique reste chancelante.

Et ce n’est pas tout. D’autres sous-catégories du « mal belge » trouvent en partie leur origine dans des choix posés au cours des années 1960. Un conflit communautaire inextricable et interminable. Des crises linguistiques à tire-larigot. Un modèle social bloqué. Une économie wallonne en perpétuelle recherche d’un second souffle… Alors, faut-il trainer les Golden Sixties, finalement pas si dorées que ça, sur le banc des accusés ?
Les avis étaient partagés, hier soir, au cocktail de rentrée politique du Vif/L’Express, qui se tenait dans un décor de circonstance, sur le lieu de l’expo « Golden sixties », à la nouvelle gare de Liège-Guillemins.

Le secrétaire d’Etat à l’Energie, Melchior Wathelet (CDH), a refusé de se montrer aussi sévère que son ancienne présidente de parti, Joëlle Milquet, qui qualifia un jour de « faute » la fixation de la frontière linguistique, en 1962-1963. « Il est facile de dire après coup ce qu’il aurait fallu faire dans les années 1960. Si les responsables politiques d’alors ont agi comme ça, avec la légitimité électorale qui était la leur et les éléments dont ils disposaient à ce moment-là, je suppose que c’était la voie à suivre à l’époque. »

Sur ce point, le président du MR, Charles Michel, et l’ex-président d’Ecolo, Jean-Michel Javaux, ont rejoint leur collègue verviétois. Pas question pour eux de se lancer dans un réquisitoire contre la génération politique qui était aux affaires dans les années 1960.
Par contraste, l’opinion exprimée par le socialiste Jean-Marcourt a détonné. « Si on avait organisé dans ce pays une grande conférence institutionnelle à la sortie des grèves de 1960, on n’en serait pas là aujourd’hui », a martelé le ministre wallon de l’Economie, assumant ses convictions régionalistes, quitte à apparaître en porte-à-faux par rapport aux trois autres représentants de la génération politique actuelle. Quelques minutes plus tard : « Si au lieu de rester sur la défensive, les Wallons avaient avancé leurs propres demandes, l’Histoire aurait pu être différente. Les francophones ont leur part de responsabilité dans le malaise belge actuel, en ayant refusé de suivre André Renard. Or, à l’époque, Renard est celui qui voit clair. C’est un reproche qu’on peut faire à la classe politique francophone : elle résiste, plutôt que de revendiquer, d’être à l’offensive. »

« Dans les années 1960, la Belgique a failli exploser. Et elle avait déjà failli exploser dans les années 1930 »

Un point de vue aussitôt relayé par l’ancien ministre-président wallon, Jean-Maurice Dehousse, qui fut l’un des principaux animateurs du courant régionaliste au sein du PS : « Renard, ce n’est pas Nostradamus. Quand il se prononce pour le fédéralisme et pour des réformes de structures, en 1960, c’est parce qu’il réfléchit et qu’il comprend ce qui est en train de se passer en Belgique. Il fait un diagnostic sur base d’éléments profonds. »
« Dans les années 1960, la Belgique a failli exploser. Et elle avait déjà failli exploser dans les années 1930 », appuie l’historien Hervé Hasquin, militant renardiste dans sa jeunesse, avant de devenir ministre-président MR de la Communauté française.
Mais paradoxalement, c’est le discours de Wilfried Martens qui se rapproche le plus de celui de Jean-Claude Marcourt. L’ancien Premier ministre CVP, qui avait dans les années 1960 la réputation d’un « fanatique linguistique », nourrit avec le recul les mêmes regrets que le socialiste liégeois. « On a manqué une chose terrible au moment des grandes grèves de 1960. Juste après, on aurait dû réunir une conférence. On n’a pas eu le courage d’aborder de front les problèmes institutionnels. C’est seulement une décennie plus tard qu’on entamera la transformation de l’Etat belge… Dans d’autres pays qui connaissent des événements aussi graves, on se réunit, on essaye de d’apporter des solutions, de donner des perspectives positives face à la révolte… Pas en Belgique. »

Melchior Wathelet et Charles Michel insistent en choeur sur la nécessité de recréer des éléments d’union dans le système fédéral belge, tout en se voulant lucides par rapport aux menaces qui pèsent sur la survie du pays. « Le mouvement flamand, c’est une lame de fond », avertit Charles Michel. « J’ai l’impression que le fait de ne pas avoir connu l’arrogance des bourgeois francophones en Flandre, la violence du Walen buiten, c’est une chance pour nous, estime Melchior Wathelet. Les responsables politiques actuels n’ont pas été traumatisés par toutes ces blessures, j’espère que ça va permettre des discussions plus apaisées, plus saines, entre le nord et le sud du pays. »

« Quand je vois le manque de préparation et l’improvisation des négociateurs flamands, je me dis qu’il y a un sérieux problème… »

A l’image de ses deux collègues du CDH et du MR, Jean-Michel Javaux se pose lui aussi comme le représentant d’une nouvelle génération francophone, décomplexée et tournée vers l’avenir. « Demandez à des jeunes Wallons s’ils savent qui était André Renard, bonne chance ! Aux mieux, ils connaitront Jean-Marc Renard, le boxeur. » Ce qui n’empêche pas le bourgmestre d’Amay de décocher une flèche pleine de venin à l’égard de la classe politique néerlandophone : « Quand je vois le manque de préparation et l’improvisation des négociateurs flamands, je me dis qu’il y a un sérieux problème… »

« Le Walen buiten a été une formidable opportunité pour développement de la Wallonie. »

A ce moment du débat, c’est à nouveau Jean-Claude Marcourt qui intervient à contre-courant. « La scission de l’université de Louvain, en 1968, était une bonne chose », affirme-t-il. Frémissements dans la salle. Le socialiste poursuit : « Avec le recul, on constate que le Walen buiten a été une formidable opportunité, il a servi au développement de la Wallonie. Quarante ans après, je voudrais donc dire merci à ceux qui ont réalisé cette scission. » Et le ministre de regretter toutefois que cet épisode n’a hélas pas été le dernier d’une longue et triste saga communautaire. « Les problèmes linguistiques continuent de nous pourrir la vie tous les jours. »

« Il y a deux manières d’aborder l’avenir, conclut Jean-Maurice Dehousse. Soit on le prépare, soit on le subit. Les Wallons n’ont pas envie de le préparer. Cela va donc se décider en Flandre. »
C’est ce mot de la fin sombre et sentencieux qui clôt un débat sur lequel l’ombre de Bart De Wever aura plané de bout en bout. Le nom du leader anversois de la N-VA aura d’ailleurs été mentionné à plusieurs reprises par les sept intervenants. Au contraire de celui du Premier ministre Elio Di Rupo, qui n’a jamais été évoqué ni cité en plus d’une heure de discussions. Comme si, en 2012, le vrai maître de la Belgique ne résidait déjà plus au 16, rue de la Loi.

François Brabant

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