Prisonniers de guerre allemands dans un baraquement dans la région de Charleroi. © Collection Jean-Louis Roba

Bataille du charbon : les ennemis d’hier adoptés dans la mine

Le Vif

Il y a tout juste septante ans, dans les charbonnages belges, des milliers de prisonniers de guerre allemands cédaient la place aux immigrés italiens. Certains ex-prisonniers ont choisi de rester en Belgique. Gerhard Bienerth était l’un d’entre eux.

 » Ah ben, on est arrivé ici premièrement à Ans, au champ d’aviation. On a construit le camp de Fléron, n’est-ce pas ? Et quand le camp a été fini, on nous a mis au charbonnage de Wérister. Là, j’ai travaillé deux ans comme prisonnier de guerre.  » Ainsi débute l’interview de Gerhard Bienerth conservée dans les archives de Blegny-Mine, où l’ancien soldat de la Wehrmacht a guidé de nombreux visiteurs lorsqu’il était retraité.

Aujourd’hui décédé, Gerhard était un des 64 000 prisonniers de guerre allemands mis au travail en Belgique entre 1945 et 1947. Il était aussi un des 5 610 ex-prisonniers qui ont choisi de rester en Belgique comme travailleurs libres. Penchée sur les photos d’hier, sa veuve Aimée, spitante Liégeoise, se souvient :  » Quand on s’est rencontrés, il parlait mal le français. Il l’avait appris dans la mine, alors il connaissait plus de wallon qu’autre chose. Je lui ai fait lire les journaux. Mais jusqu’à la fin, on entendait qu’il était étranger. Il disait toujours « n’est-ce pas » ? (rires) « .

Gerhard Bienerth reconverti en guide à Blegny-Mine.
Gerhard Bienerth reconverti en guide à Blegny-Mine.© Collection privée

La bataille du charbon

La mise au travail des prisonniers de guerre (PG) doit évidemment être replacée dans le contexte de la  » bataille du charbon  » décrétée par le gouvernement Van Acker en 1945. Le charbon est alors l’énergie numéro un. On l’utilise pour chauffer les maisons, produire l’électricité, faire avancer les locomotives et tourner les usines. Mais la production a chuté sous l’Occupation, et le métier de mineur n’attire plus. Alors, les regards se tournent vers les centaines de milliers de PG allemands qui se morfondent dans les camps britanniques et américains en Belgique.

Dans une des rares études disponibles sur le sujet (1), l’historien Philippe Sunou détaille l’opération. Dès avril 1945, en guise de test, un premier contingent est transféré en Campine. Puis, en juillet, le gouvernement signe deux conventions, une avec l’armée britannique, l’autre avec l’armée américaine, prévoyant chacune la cession de 30 000 prisonniers à la Belgique. Dans le Limbourg, le logement n’est pas un problème : les baraquements où les Allemands ont détenu leurs prisonniers russes feront l’affaire. En Wallonie, en revanche, il faudra construire vingt-cinq camps dans l’urgence.

Après une rapide sélection médicale, la Belgique emploie 52 150 prisonniers allemands dans ses charbonnages. Les inaptes à la mine travaillent ailleurs : dans des forêts, des fermes, des carrières, des usines et divers services. Pendant les premiers mois, les apprentis mineurs apprennent le métier avec des moniteurs.  » Descendre dans la mine, c’était quelque chose, témoignera Gerhard. Quand on voit ça, on attrape peur. Moi, j’avais 20 ans. Vous comprenez bien, c’est une expérience…  »

Gerhard a découvert la mine à Liège, après un tour d’Europe des champs de bataille

Progressivement, les choses se mettent en place. En novembre 1945, le  » chef censeur « , responsable du contrôle du courrier, note que  » la plupart des prisonniers de guerre ont pris du poids « . Les meilleurs échos viennent des camps pourvus d’une cantine, où les PG dépensent leur argent de poche. Le débat sur le salaire ne sera tranché qu’en novembre 1946, dans le sens voulu par les syndicats : payés presque normalement, les prisonniers ne concurrenceront pas les ouvriers libres. La paie étant proportionnelle à la production, les cantines sont bonnes pour le moral et pour le rendement. Chaque camp a aussi sa chapelle ou son temple, parfois les deux, mais ils attirent nettement moins de monde.

Les Allemands ont-ils perdu la foi au combat ? Gerhard, en tout cas, découvre la mine à Liège après un tour d’Europe des champs de bataille.  » Il terminait ses études de tourneur à Berlin quand l’armée l’a appelé, raconte Aimée. On l’a mis dans les tanks. Il a fait partie des troupes d’occupation à Cassis, près de Marseille. De là, il est parti sur Tobrouk avec Rommel. Après, il est allé dans les faubourgs de Saint-Pétersbourg, les pieds gelés. Et il a été fait prisonnier en Autriche. Les Américains lui ont donné des coups. Ils le prenaient pour un SS à cause de la tête de mort sur son uniforme. Il a fallu un certain temps pour qu’il parle de la guerre. Un jour où Un taxi pour Tobrouk est passé à la télévision, il a tout sorti.  »

Gerhard Bienerth dans son uniforme de tankiste.
Gerhard Bienerth dans son uniforme de tankiste.© Collection privée

D’abord mal accueillis, surtout dans les camps forestiers, les prisonniers sont rapidement adoptés comme camarades de travail. Symptomatique : dans les charbonnages, quand un accident fait une victime allemande, le jour de l’enterrement est chômé, comme le veut la tradition.  » Au camp, nous étions gardés par des soldats belges, dira Gerhard. Il est arrivé qu’on soit hué, houspillé. On nous appelait « les sales Boches ». Moi, comme tout le monde, j’ai dû faire mon service militaire. Autrement, ma vie était en jeu. Mais je n’ai rien contre le fait qu’on soit Belge, Français ou Anglais. Tout le monde est humain, n’est-ce pas ?  »

En général, les prisonniers sont traités de façon compréhensive. Des grèves éclatent pourtant au printemps 1946. La raison se trouve dans les lettres que les PG échangent avec leur famille : ils ignorent la date de leur libération et sont impuissants à protéger leurs proches qui souffrent dans une Allemagne en reconstruction. Les meneurs sont transférés au camp d’Erbisoeul, près de Mons. Mais jusqu’en 1947, on constatera en moyenne cinq tentatives d’évasion par jour. En tout, 2 008 prisonniers parviendront à s’enfuir, 23 seront abattus.

Dans la population belge, la présence des prisonniers allemands reste largement méconnue. La presse en parle peu… jusqu’à ce que leur libération soit évoquée et que le pays s’inquiète pour son approvisionnement en charbon. La Belgique doit se séparer de sa main-d’oeuvre allemande sous la pression internationale. Le secrétaire d’Etat américain Byrnes, notamment, invite les gouvernements français, luxembourgeois, néerlandais et belge à libérer leurs prisonniers de guerre. Le plan de rapatriement belge est approuvé le 31 octobre 1946. A la demande de l’industrie, il s’étalera de mai à octobre 1947 et s’accompagnera d’un effort de production : les mineurs allemands devront atteindre 80 % du salaire de leurs collègues libres pendant six mois avant d’être libérés.

Selon le journal La Cité nouvelle, les ex-prisonniers quittent les camps sans manifestation de joie. Les baraquements vides sont vendus aux charbonnages qui accueillent la relève : 50 000 immigrés italiens, conformément à l’accord conclu entre Bruxelles et Rome en juin 1946, mais aussi 20 000 réfugiés originaires d’Europe de l’Est, recrutés en Allemagne.

Le Bois du Cazier propose une reconstitution d’un de ces logements d’après-guerre. A Marcinelle, cinq Allemands figurent parmi les victimes de la catastrophe du 8 août 1956. Car, comme Gerhard, 5 610 ex-prisonniers ont donc choisi de s’installer en Belgique.  » Vu que chez moi, à Berlin, c’était la zone russe, j’ai signé un contrat de deux ans pour voir ce qui se passe avant d’y retourner. Je n’ai aucune chose nationale, moi, rien. Alors je suis resté ici. J’ai trouvé du travail et tout ce qu’il faut dans la vie.  »

Aimée Bienerth et son petit-fils Florian.
Aimée Bienerth et son petit-fils Florian.© SDP

Ramdam dans la famille

Quand Gerhard rencontre Aimée en 1962, il ne travaille plus à la mine mais comme chauffeur-mécanicien dans une entreprise d’autobus.  » J’allais à l’école à Liège, se rappelle celle qui n’avait alors que 16 ans. J’étais assise derrière lui et on aimait bien parler le long du chemin. Ça a fait un ramdam chez moi ! Il était Allemand, mes parents n’en voulaient pas. Mon père n’a pas fait la guerre, mais ma mère a fait du cachot parce qu’un jour, en revenant de Hollande à vélo, elle a été prise avec du chocolat caché dans son manteau (rires) ! Le frère de ma mère a rouspété aussi, il a refusé d’être témoin à mon mariage. Quand on a été occupé pendant autant d’années, je peux comprendre. Mais j’ai dit que si on ne me laissait pas me marier, je partirais !  »

A partir de 1964, le couple passe un mois par an à Berlin-Est, dans la famille de Gerhard. Aimée garde un bon souvenir de ces séjours :  » Les gens étaient pauvres, mais on ne jalousait pas son voisin. J’ai appris tout Berlin. On avait le droit de passer une journée à Berlin-Ouest. J’ai vu les maisons coupées en deux par le mur. A la longue, j’arrivais à suivre les conversations. J’ai même suggéré qu’on reste là, mais je n’aurais plus pu sortir du pays.  »

A défaut de Berlin, Gerhard et Aimée s’installent à Gérouville, en Gaume, où ils tiennent un garage et une station-service. Là, Gerhard n’est plus vu comme un Allemand… mais comme un Liégeois. Et  » les Liégeois ne feront pas ce qu’ils veulent ici « , assènent certains Gaumais… Néanmoins, les affaires marchent et la famille s’agrandit. Puis, les Bienerth reviennent à Blegny où l’ancien prisonnier boucle la boucle dans la mine reconvertie en site touristique.

Gerhard n’a peut-être pas fait toute sa carrière dans les charbonnages, mais c’était une étape importante. A son enterrement, en 2006, sa photo le montre en guide, casque sur la tête et bleu de travail sur les épaules. Lui aussi, au début, a été adopté par ses collègues libres.  » Ecoutez bien, dans la mine, je ne peux pas me plaindre. Les mineurs qui étaient avec nous, ils nous apportaient à manger. On était des camarades. Il y a là une solidarité qu’on ne connaît nulle part ailleurs, n’est-ce pas ?  »

(1) Les Prisonniers de guerre allemands en Belgique et la bataille du charbon, 1945-1947, par Philippe Sunou, Musée royal de l’armée, 1980, 158 p.

Par Daniel Dellisse.

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