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Avocats, médecins et huissiers peuvent désormais démarcher leurs clients

Discrètement, très fermement et sans appel, la justice européenne a tranché : les « professions réglementées » peuvent désormais démarcher des clients potentiels. Un très surprenant retournement de situation qui ouvre peut-être une boîte de Pandore.

Un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne rendu le 5 avril 2011 est passé inaperçu, en Belgique comme ailleurs. Pourtant, Le Vif/L’Express a appris qu’il induit une prochaine révolution copernicienne pour certaines corporations parmi les plus en vue, à savoir les « professions réglementées ». A lire le droit européen déjà transposé dans le nôtre (loi sur les services du 26 mars 2010, ce n’est pas bien vieux), il s’agit des notaires, des huissiers, des avocats, des juristes d’entreprise, côté justice, ou des experts-comptables, comptables et réviseurs d’entreprise, pour les professions du chiffre, ou aussi des médecins et pharmaciens, pour la santé, mais encore des architectes et autres professions libérales.

Il se trouve qu’une entreprise française, la « Société fiduciaire nationale d’expertise comptable » (SFNEC), s’était regimbée contre les us professionnels en cours dans l’Hexagone, consignés dans un très sérieux « Code de déontologie des professionnels de l’expertise comptable ». Son douzième article prévoit qu’il est interdit aux comptables d’effectuer « toute démarche non sollicitée en vue de proposer leurs services à des tiers ». En clair : le démarchage des clients potentiels est interdit. Disposition que la SFNEC avait donc attaquée devant le Conseil d’Etat de France. Or celui-ci, sachant le poids sans cesse plus fort de la jurisprudence extranationale, a posé au mois d’avril 2009 à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle (c’est-à-dire, dans le jargon juridique, une interrogation exprimée auprès l’autorité de référence à propos d’un problème à la solution incertaine).

Une enclume sur le droit belge

En quoi l’Europe était-elle concernée ? Tout découle du fait que sa directive 2006 sur la libre prestation des services semblait vouloir proscrire absolument toute interdiction générale de pratiques commerciales pour ces professions réglementées. Et ceci quelle que soit la forme desdites pratiques. A moins, se demandait le Conseil d’Etat français, que cette directive ait pu laisser aux Etats membres une marge de manoeuvre, comme la possibilité de maintenir certaines de ces interdictions, telle celle relative au démarchage ?

Avant d’évaluer la réponse que la Cour de justice de l’UE a apportée à cette question, il faut d’abord considérer qu’elle a d’emblée choisi de traiter le sujet en « grande chambre », à savoir son degré supérieur de juridiction. C’est rare : la Cour ne siège ainsi qu’en fonction de difficultés singulières ou de l’importance majeure d’une affaire. La décision n’est donc pas attaquable et, au contraire, pèsera avec la « légèreté » d’une enclume sur tous les droits nationaux d’Europe.

Mais il faut également savoir que l’arrêt rendu par cette très haute instance l’a été contre les conclusions présentées par le ministère public. Ce qui est tout aussi rare et indique sans ambages, vraiment, que c’est une volonté expresse et une décision de principe qui ont ainsi été assénées.

Marketing direct, en avant !

Bref, la Cour luxembourgeoise, après avoir relevé que rien dans le droit européen ne définit le démarchage, en forge d’abord une quasi-définition, s’agissant « d’une forme de communication d’informations destinée à rechercher de nouveaux clients (…) qui implique un contact personnalisé entre le prestataire et le client potentiel, afin de présenter à ce dernier une offre de services. Il peut, de ce fait, être qualifié de marketing direct ». On ne peut être plus net : en droit européen, le démarchage appartient désormais très officiellement à la « communication commerciale », locution précisément utilisée dans la directive 2006, dont l’article 24 pose que les Etats membres suppriment toutes les interdictions totales visant les communications commerciales des professions réglementées. Le démarchage est donc désormais accessible à celles-ci en Europe. Donc en Belgique.

Rien d’étrange à ce que des avocats aient été les premiers à réagir : le droit, c’est leur affaire. Et, de ce côté, c’est l’étonnement. « Cet arrêt est à mon sens assez surprenant », commente ainsi le toujours bien informé bâtonnier de Bruxelles, Jean-Pierre Buyle. « Nous, les avocats, avions accès à la publicité depuis un règlement de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone du 25 juillet 2001. Mais le même règlement interdisait en revanche formellement tout démarchage ». Publicité d’ailleurs restée discrète. « Mais imaginez que la catastrophe de Ghislenghien survienne maintenant et qu’on voit un avocat se rendre sur le terrain pour distribuer ses cartes de visite ! Ou qu’il fasse les hôpitaux pour vanter ses mérites, après un accident ferroviaire à Buizingen ! Voire qu’il téléphone aux victimes d’une grande inondation :  »Monsieur Tartempion, je suis le meilleur pour ce genre de choses, venez donc chez moi… » Eh bien, en l’état de la réglementation, il pourrait. La porte est d’autant plus grande ouverte que, avec Internet, Twitter, Facebook et les autres, on n’imagine même pas ce qui sera possible ».

Le démarchage est également possible pour les médecins (« Tiens, Madame Unetelle, je vois que vous êtes enceinte. Passez donc me voir, je suis le meilleur accoucheur de la région ! »), aux notaires (« J’ai appris que votre père est décédé. Je vais vous vendre sa maison à un bon prix… ») et à tous les autres déjà cités.

Ce qui semble impensable. « Comment le marché va-t-il réagir ? », se demande pour sa part le bâtonnier. « A ce stade, c’est vraiment une grosse interrogation car, jusqu’ici et de façon étonnante, personne n’a parlé de cet arrêt, qui n’a d’ailleurs pas été l’objet de publications ».

Débat de société

Devant ce complet retournement de situation, il faut sans doute s’attendre à des réactions pour toutes les régions et tous les métiers concernés. A nouveau, il est logique que les gens de droit soient les plus rapides : « Le Conseil des barreaux européens, cet organe représentatif d’environ un million d’avocats et qui est actuellement présidé par le Belge Georges-Albert Dal, va d’abord voir si, à partir de cet arrêt, on ne peut pas réfléchir à une position commune à tous les barreaux d’Europe », reprend le bâtonnier Buyle. « Ensuite, il faut regarder s’il n’est pas possible d’en venir à des règles particulières, puisque la prohibition nouvelle concerne les interdictions totales, générales ».

Peut-être, en jouant sur la nécessité du respect de normes fondamentales reconnues par l’Europe (indépendance, dignité, intégrité, secret professionnel), les professions réglementées trouveront-elles une échappatoire en allégeant l’enclume ? « Il s’agirait par exemple de structurer la communication commerciale, de dire  »ok au démarchage », bien obligés, mais avec des règles le rendant  »light » ».

Un nouveau débat de société vient en tout cas de s’ouvrir. Jean-Pierre Buyle l’amorce ainsi : « De plus en plus, le marché prend le pas sur des usages fondamentaux. Depuis une quinzaine d’années, la déontologie de notre profession est en train d’évoluer sous la pression du marché et des autorités de la concurrence ou, en l’espèce, de la Cour de justice de l’UE. Il ne faut à mon sens pas faire preuve de nostalgie, mais il faut faire en sorte que les socles essentiels survivent. Nous devons nous battre pour faire prévaloir nos valeurs fondamentales ». Gageons que les avocats ne seront pas seuls en lice.

Roland Planchar

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