© Frédéric Pauwels

Au-delà de la chair

Photographe au Vif/L’Express, Frédéric Pauwels présente, à Charleroi, une série de clichés qui lèvent le voile sur un métier entouré de préjugés : la prostitution. Un milieu que lui seul, avec toute sa sensibilité, pouvait apprivoiser sans verser dans le voyeurisme.

Membre-fondateur du collectif Huma, Frédéric Pauwels (39 ans) poursuit depuis de nombreuses années un travail photographique témoignant des situations qui le touchent. Avec empathie et sobriété, il a documenté des sujets aussi diversifiés que les SDF, la fin des champs de courses en Belgique, la musique à l’hôpital, le quartier Nord de Bruxelles, la destruction de Doel (village délaissé par les habitants pour l’élargissement du port d’Anvers)… Depuis 2008, il immortalise le quotidien de prostituées dans notre pays. De ces très nombreux clichés, une cinquantaine sont actuellement présentés au musée de la Photographie à Charleroi. Une exposition pleine d’humanité, offrant un regard singulier sur un milieu dont les médias, en mal de sensations, ne véhiculent généralement que quelques poncifs scabreux et racoleurs.

Notre photographe a réalisé cet éclairage sur la prostitution en étroite collaboration avec l’Espace P…, une association qui se bat activement pour offrir aux péripatéticiennes un cadre légal de protection mais également pour sensibiliser l’opinion publique et les politiques.

Le regard du coeur

Loin de jeter l’opprobre sur la profession ou de fustiger les consommateurs de cette économie souterraine, Frédéric Pauwels nous livre avec toute sa fragilité sa vision du métier. L’artiste pointe entre autres le manque de considération, le flou juridique mais aussi les tabous qui enveloppent cette profession. Autant de carences plongeant ces femmes dans un double no man’s land, à la fois socio-législatif et géographique (d’autant plus frappant quand on observe les endroits sordides – véritables terrains vagues – dans lesquels certaines sont contraintes d’exercer.

Dans le milieu, Sonia est une vraie personnalité (au sens propre comme au figuré). Après plus de 35 ans de carrière dans le quartier Nord de Bruxelles, cette militante convaincue s’acharne aujourd’hui à faire tomber tous les préjugés. « Quand est née, au sein de l’Espace P…, l’idée de réaliser ce projet photographique, le choix de Frédéric Pauwels s’est tout de suite imposé. Immédiatement, j’ai compris que c’était quelqu’un qui ne portait pas de jugement ; un photographe qui ne cherchait qu’une démarche artistique sans tomber dans les pièges du voyeurisme ! Le résultat est extraordinaire. Il nous a regardées avec beaucoup de respect et de tendresse… Cette tendresse transparaît de manière hallucinante dans les clichés qu’il a réalisés. Des photos qui auraient pu être trash ou sinistres. C’est tout l’inverse. Frédéric a été au-delà de la chair, de nos corps… Il a senti notre âme. Et ça, c’est fabuleux ! »

Ses tirages évoquent également leur rôle social. Incontournable. Une image capturée, un peu plus suggestive, montre les mains d’un homme étreignant la marchande d’amour. Sa façon de la tenir ne laisse aucun doute : il a besoin de cette femme, il se raccroche à elle comme si elle était sa dernière raison de vivre, sa seule source d’apaisement. A raison, nombreuses sont celles qui s’autoproclament assistance sociale. Bien avant la consommation sexuelle, quantité de clients recherchent en premier lieu une oreille attentive, une épaule sur laquelle s’épancher…

Dénués de vulgarité, ces instantanés font ressortir toute l’humanité de la prostitution. Ici, pas question de parler de traite des êtres humains, ni de proxénétisme : les filles photographiées ne sont pas des victimes. Toutes appartiennent à cette race de femmes libres qui ont « choisi » ce métier et l’exercent en toute indépendance. Objectif de l’artiste ? Montrer que derrière ces vitrines se cachent des Mesdames Tout-le-monde avec leurs histoires, leurs joies, leurs déboires… Des femmes, avant tout !

Les failles du système

Ce reportage dans les coulisses de la prostitution laisse également transparaître que chaque ville rencontre ses difficultés propres. Sur ce point, Frédéric Pauwels nous éclaire : « A Liège, tout un quartier de la prostitution a disparu. Cela a forcé les femmes à se prostituer chez elles. A Bruxelles, elles ont des problèmes liés à leur statut : elles sont inscrites en tant qu’hôtesses, vendeuses de bougies, voire ouvrières agricoles et paient donc des impôts… en plus d’une taxe communale qui leur est réclamée parce qu’elles travaillent comme prostituées. A cela s’ajoute le proxénétisme immobilier : certaines paient jusqu’à 800 euros par semaine pour un carré (comprenez une chambrette) sans douche ! A Charleroi, la situation s’est encore dégradée. En raison de réaménagements urbains, elles ont été délocalisées dans des zones qui ne sont pas faites pour les accueillir. Soit en dessous du ring, sous un pont sans point d’eau, sans éclairage… Un endroit aussi glauque qu’improbable. Des conditions extrêmes et détestables que je n’ai pas peur d’associer à de la non-assistance à personne en danger ! »

Parmi les modèles, une jeune femme. Maëlle, 33 ans. La vie ne l’a pas épargnée. Malgré tout, cette jolie blonde au caractère en acier trempé trouve la force de se battre et de se relever. Devant l’objectif, elle pose à visage découvert. Une démarche rare. « Si on ne sait pas mettre un visage sur la prostitution, on ne pourra jamais faire évoluer les choses, insiste Maëlle. La plupart du temps, on ne montre de nous qu’un détail aguicheur : une bretelle de soutien-gorge, une paire de bas ou de bottes… Je veux que les gens voient enfin un visage qui n’a rien de vulgaire, loin de toutes les idées reçues qui sont véhiculées. Je voulais aussi que Frédéric dénonce le manque de structure… Je suis sous le pont. Je ne souris pas. Il n’y a pas de raison de sourire, ce n’est pas un endroit agréable. Mais j’aime ces clichés. Il a immortalisé ma réalité telle que je voulais qu’elle soit montrée. »

L’exposition est accompagnée d’un recueil de témoignages. Sans interdit, ces femmes se sont livrées sur leur rapport intime à leur métier. Des paroles fragiles et fortes à la fois, inattendues et bouleversantes… à l’image de l’ensemble photographique qui, d’emblée, a métamorphosé notre regard sur les prostituées.

GWENNAËLLE GRIBAUMONT

L’Envers du décor, Musée de la Photographie, jusqu’au 22 septembre.

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