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Art et scénographie, un mariage en plein boom

Guy Gilsoul Journaliste

Organisée dans la gare de Liège-Guillemins, l’exposition De Salvador à Dali mise autant sur la scénographie que sur les oeuvres présentées. Une pratique en plein essor. L’occasion de s’interroger sur son histoire, ses enjeux et ses limites.

D’emblée, l’annonce promotionnelle est claire, nous promettant un rendez-vous « riche en surprises, étonnements, découvertes et ravissements ». Bref, une exposition qui… s’expose ? La pratique ne manque pas d’interroger. Un musée attire-t-il les foules pour son architecture, la qualité des pièces montrées, la singularité du propos ou…le talent du scénographe ? Quelles sont les véritables raisons qui poussent trois millions et demi de personnes à visiter le Vatican ? Et le Guggenheim de Bilbao, le Quai Branly ou encore la Fondation Vuitton à Paris, le Mucem à Marseille ? Dans Le musée demain (éditions Casimiro, 2015), le regretté Umberto Eco interrogeait le phénomène en comparant le nombre d’entrées annuel enregistré, à Milan, par deux institutions proches l’une de l’autre : 800 000 visiteurs pour le château Sforza, une superbe forteresse qui abrite peu de pièces intéressantes, contre 100 000 pour la pinacothèque de Brera, bâtiment d’allure assez quelconque mais possédant une des plus riches collections de peintures anciennes au monde. Pas de doute : le côté spectaculaire de certains bâtiments (cathédrales, palais et désormais musées) attire. Il faut les avoir vus, les avoir photographiés, les avoir contournés et s’être aventuré dans leurs espaces intérieurs.

Aujourd’hui, chaque année, on inaugure 100 nouveaux musées, toujours plus exceptionnels et somptueux. La New Tate à Londres ouvrira dans quelques mois, suivie par le Centre international de photographie à New York, le Louvre d’Abu Dhabi et d’autres encore au Qatar, en Chine ou à Taipei. Dans chacun d’eux, un même effort de séduction qui se prolonge à l’intérieur par une articulation des espaces ménageant surprises et soupirs. Et pour attirer plus de monde encore, le musée ne se contente plus de présenter ses collections permanentes mais vise l’événementiel en multipliant les expositions temporaires. Du coup, le scénographe, intermédiaire privilégié entre la demande du public et celle du commissaire, devient incontournable. A lui d’incarner les propos écrits des curateurs en parcours visuels. A lui d’attiser la réceptivité du visiteur, d’accrocher son regard, de le retenir, de l’intriguer tout en lui facilitant la compréhension du scénario ou du concept. Comme l’architecte, le scénographe a le choix entre deux attitudes : le « geste » qui singularise ou le parti de la discrétion au service de la seule qualité des objets. Les deux écoles s’affrontent. D’un côté, le parti pris audacieux de Jean Nouvel au Quai Branly. De l’autre, l’efficacité du travail du bureau Wilmotte dans les salles d’arts premiers du Louvre ou encore dans la récente scénographie des collections du Rijksmuseum d’Amsterdam.

Amoncellement de cartilages

A de rares exceptions près (Daniel Buren, dans l’expo de Bozar, à Bruxelles, ou encore Antoine de Galbert à La Maison rouge parisienne), on imagine mal une collection présentée selon une logique d’accumulation indifférenciée. Ce fut pourtant longtemps le cas. Comme le décrit Eco, à l’origine, face aux « trésors » des églises, le regard se retrouvait devant « un amoncellement de cartilages anonymes et jaunâtres, mystiquement répugnants, pathétiques et mystérieux face à des haillons de tissus déteints, décolorés, effilochés…. » Plus tard, en superposant les tableaux en rangs serrés sur les murs, les amateurs du XVIIe siècle ne faisaient pas autre chose mais, entre amateurs éclairés, encourageaient l’émerveillement et la curiosité. Pas le savoir encyclopédique. Cela change avec l’invention du musée public dès 1683, année de l’inauguration de l’Ashmolean Museum d’Oxford. A partir de ce moment, la collection devient un patrimoine qu’il s’agit d’organiser de façon « didactique ». Le citoyen n’y vient pas pour admirer une pièce en particulier mais pour s’éduquer en suivant la méthode proposée qui rythme les ensembles par périodes, genres et écoles. Mais, dès le XIXe siècle et la création de la Pinacothèque de Munich, l’approche pédagogique use de diverses stratégies de présentation afin d’établir des jugements de valeurs. Certaines séquences s’étalent dans de vastes espaces très lumineux, d’autres dans des lieux plus exigus et plus sombres… L’art du scénographe est né.

Le tournant des années 1970

N’empêche, « Le musée, lit-on encore dans le texte d’Umberto Eco, est devenu un endroit où quiconque prétendrait tout y voir ne verrait rien, et celui qui se contenterait de contempler, ne se souviendrait de rien. » Le musée est poussiéreux. « Admirable écrivait Paul Valéry, mais jamais délicieux. » Les années 1970 vont bousculer les traditions. Dans les rues, les universités et les bistrots, la jeunesse réclame le partage, le débat, l’ouverture. Elle rêve de liberté et de loisirs. Le musée, trop austère, trop élitiste, n’y a plus sa place. A Paris, le Centre Pompidou (aussitôt surnommé le « Pompidoleum ») sera le premier d’une longue série de musées à incarner le changement. A la place d’un palais-container, les architectes Rogers et Piano proposent une machine vivante, toutes tubulures dehors, couleurs vives incluses, prête aux expériences les plus audacieuses et aux rencontres les plus fortuites. Ce nouveau type d’espace culturel sera, comme le définit le muséologue espagnol Josep Maria Montaner, « un lieu de fermentation, de communication et de diffusion ». Le scénographe se contentera d’y déplacer des cloisons au coeur d’un vaste espace vide et modulable.

Quarante ans plus tard, le monde a basculé. Le pouvoir politique n’a plus la main sur une Culture désormais phagocytée par le privé. L’art est devenu l’affaire des « riches » et les nouveaux musées et lieux d’expositions se multiplient aux quatre coins de la planète. Les uns, audacieux dans leur apparence, d’autres relevant du recyclage. Les architectes remodèlent ici une piscine (Roubaix), là une gare (Orsay, à Paris) ou encore des usines (La Tate Modern de Londres) alors que des expos phagocytent parfois et de manière passagère des « non-lieux » – une gare en activité pour De Salvador à Dali, à Liège. Parallèlement, afin d’attirer toujours davantage de visiteurs, les organisateurs d’événements se sont adaptés à la demande d’un public de plus en plus avide de spectacles et de superlatifs. On comprend que dans ce contexte, le scénographe devient un des pions essentiels du système.

Un métier complexe

L’art du scénographe tient à la fois à celui du décorateur de théâtre et de l’architecte. Comme le premier, il se met au service d’une « histoire » qu’il lui revient d’accompagner et de révéler. Dans le cas d’un parcours d’exposition, Il lui faut donc créer l’ambiance qui convient à chaque séquence. Cela va du choix de la couleur des murs à celui des vitrines, des matériaux et des lumières. Comme le second (toute architecture digne de ce nom n’est-elle pas une scénographie ?), il sait qu’il travaille au coeur d’un système qui associe l’espace et le temps. Le visiteur marche, s’arrête, accélère le pas ou ralentit. Il appartient au scénographe de lui suggérer un rythme. A lui aussi d’articuler des espaces qui dialogueront ou non avec ceux du musée. A lui enfin de choisir la disposition des oeuvres, isolées ici, regroupées ailleurs tout en tenant compte du caractère imposé de chaque séquence. Sans oublier que comme l’architecte, il doit se conformer à un cahier des charges précis (signalétique, sécurité des personnes et des oeuvres, conservation des oeuvres, fluidité du parcours, respect du concept du curateur…). Entre « médiation » et « spectacularisation », son travail n’est pas simple et les pièges sont nombreux.

Epinglons-en deux : l’accrochage et les accompagnements télévisuels. Lorsque Laurent Busine exposa les photographies de cadavres de la série Morgue du photographe Andres Serrano, il le fit dans une salle ayant servi, à l’époque des charbonnages du Grand-Hornu à entreposer les chariots et, en cas de catastrophes, les blessés et les morts. L’ancien directeur du MAC’s aligna les images en suivant le rythme des travées et directement sur la brique noircie et par endroit griffée. Détail qui a son importance : il choisit de les disposer légèrement plus bas qu’attendu. Un léger décalage qui forçait le visiteur à baisser légèrement la tête à son tour devant les visages sans vie photographiés dans divers hôpitaux. Un moment de recueillement complètement oublié quand, à la faveur d’une exposition en galerie quelques mois plus tard, cette même série d’oeuvres se retrouva disposée à hauteur académique dans la white box de l’espace commercial, semblant laisser la place à une fascination malsaine pour la violence du propos.

Un second piège est celui tendu par la technologie et particulièrement par le recours aux vidéos et appareils interactifs. Alors que le visiteur se plie au rythme lent et hors du temps que la scénographie induit, une simple vidéo peut soudain focaliser toute son attention au détriment de ce qui l’entoure. On se souvient d’une exposition d’archéologie présentée aux Musées royaux d’art et d’histoire à Bruxelles dans laquelle un couloir assez étroit avait été aménagé avec d’un côté, une suite d’écrans vidéo relatant le travail des archéologues, de l’autre les objets. La foule tourna purement et simplement le dos à ces derniers.

Parcours labyrinthique

Enfin, si le théâtre et l’architecture définissent assez justement le métier de scénographe, il ne faudrait pas sous-estimer le rôle joué par les artistes. Après tout, on n’est parfois jamais mieux servi que par soi-même ! On se souvient du cas de Courbet qui, refusé par le jury de l’Exposition universelle de 1855, choisit de se retrancher dans son « pavillon du réalisme » qu’il plante en face de l’entrée du salon officiel. Ou que l’impressionnisme sera découvert dans un espace industriel prêté par le photographe Nadar. Mais c’est en 1902, à Vienne, au Palais de la Sécession que pour la première fois, avec Koloman Moser, Gustav Klimt et Max Klinger, rendant hommage à Beethoven, fut aménagé un espace dans lequel architecture, ornements, peintures et sculptures formait une seule unité.

Dans les années 1920, El Lissitzky fera de même sur le mode de l’abstraction et de la géométrie, invitant même le visiteur à modifier tel ou tel aspect de l’architecture. Un autre moment fort est atteint avec l’exposition surréaliste de 1938 : un itinéraire en plusieurs étapes à vivre avec crainte et émoi. D’autres expériences du même type suivront. Ainsi, dans les années 1960, un parcours labyrinthique animé entre autres par des machines de Spoerri et Tinguely métamorphose le Stedelijk d’Amsterdam. Depuis, les artistes ont multiplié les installations et revendiquent parfois le statut de commissaires d’expositions et de scénographes. Ainsi de Luc Tuymans ou encore de Peter Buggenhout au M Leuven en 2015.

En fait aujourd’hui, le scénographe s’abreuve à des sources élargies dans lesquelles on peut ajouter l’art vidéo, le cinéma, le design… Du coup, la scénographie sort aussi des sentiers attendus. Exemple : l’Américain Asad Raza (désormais lié à la mise en espace des expositions de la Fondation Boghossian) qui montre dans son appartement un ensemble d’oeuvres souvent de petites dimensions qu’il place en des endroits dont la banalité, soudain, devient porteuse de sens. A suivre.

Dali en gare des Guillemins…

En choisissant d’évoquer l’univers de Salvador Dali dans une gare, l’équipe d’Europa50 (Tout Simenon, J’avais 20 ans en 14, Les Golden Sixties…) ne peut rivaliser avec une exposition muséale. Son objectif n’est pas scientifique mais plutôt ludique et pédagogique. Le recours à une scénographie très spectaculaire associe les oeuvres les plus variées (dont certaines créées par les décorateurs) aux cartels explicatifs et aux interventions scéniques fort théâtrales. De Dali, on découvre surtout des « multiples ». Ce sont des bronzes tardifs, parfois monumentaux, des pièces en pâte de verre ou en or, des lithographies, un jeu de tarot ainsi que du mobilier, des couverts, des robes et deux tableaux. Divisé en trois parties, le parcours aborde successivement l’influence de l’enfance, la singularité du surréalisme dalinien (la méthode paranoïa critique) et l’excentrique mondain rebaptisé par André Breton « Avida Dollars ». Si on rencontre toutes les images obsessionnelles du peintre catalan (montres molles, éléphants-girafes, femmes-tiroirs…), on regrettera le côté « parc à thème » de l’ensemble.

G. G.

A Liège-Guillemins. Jusqu’au 31 août. www.expodali.be

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